Joué par :
Green Partizan: Jini Reusard #f29d8b
Grendelor : Capitaine Grenat #E9383F
Gaba : Auguste Von Cumulus #26d824
dvb : Don Wilhelm Bouthard #9683EC
Mike : Amadou Falotier #FFFF00
Exodus (…) : Perceval Fermaz #3A8EBA
Cassiopée : Léopold Singrier #CCCCFF
C’était une belle journée, la journée d’un printemps déjà bien avancé. Les caprices de la météo, les averses scélérates, les promesses vite oubliées de flânerie sur les bords de Jougle, avaient laissé la place à l’antichambre de l’été : un ciel bleu, presque sans nuage, une température honnête, suffisante pour faire sécher le linge en une journée, mais encore loin de la canicule estivale qui étouffait ponctuellement la grande cité Thil. Un temps parfait pour un dimanche, durant lequel les jardins de la ville se remplissaient des familles ouvrières, les parents goûtant le plaisir nouveau de ce jour de repos hebdomadaire récemment instauré, les enfants s’égaillant dans les allées de graviers, ou sur les pelouses fraîchement coupées par les jardiniers municipaux. Une journée où l’industrieuse métropole reprenait son souffle, où l’air se libérait des fumées noires des cheminées d’usine. Une journée pour le temps libre, et pour le temps politique – les conseils de quartier et les assemblées de travailleurs se réunissant en fin d’après-midi pour délibérer sur les affaires courantes. Une journée où les peintres ambulants et les étrangers en visite pouvaient saisir de leurs pinceaux et plumes l’esprit de cette nouvelle république des conseils, promouvant les temps libres après la besogne, la famille après l’effort, la citoyenneté après la production.
Dans les papeteries et les bureaux de poste du centre-ville, on ne trouvait aucune carte postale qui dépeigne la masse de silhouettes fatiguées présentement en train de s’échiner sur le chantier titanesque de la future gare de triage de Celian, distante de trente-cinq kilomètres des premiers faux-bourgs de l’agglomération. Se voulant une véritable porte d’entrée de la cité, la vaste emprise ferroviaire devait constituer le centre logistique depuis lequel les trains s’élanceraient à l’assaut du désert, ou arriveraient en provenance de Sûl-Nacre les wagons chargés de minerais, de verreries et draperies fines, et autres produits exotiques que produisait la mystérieuse ville d’Orient. Le projet prévoyait des kilomètres de faisceaux de voie pour recevoir les convois, des infrastructures et machines pour les charger ou les décharger, un bureau de la douane, ainsi qu’un dépôt pour l’entreposage et la maintenance des locomotives. A côté de la gare, un village devait être bâti pour pouvoir loger sur place le personnel fourni qu’un tel site réclamait pour fonctionner.
Ici, on ne s’arrêtait pas de travailler, même le dimanche. Un millier d’ouvriers étaient affairés sur le chantier, ici préparant le tablier de la voie, là transportant les lourdes traverses en bois pour les disposer l’une après l’autre. On distinguait aisément deux familles de travailleurs. En blanc, les fonctionnaires municipaux, et les employés de la compagnie de chemin de fer : les hommes et femmes libres. Des ingénieurs, logisticiens, contre-maîtres et gardiens. En rouge vif, la main-d’œuvre pénitentiaire, plus familièrement appelée les bagnards. Des forçats, trimards, bons à tout faire. Tel était le sombre destin des criminels, bandits et détenus de toutes variétés, privés sans honte du repos dominical. Car la cité des conseils exploitait hors de tout questionnement moral cette force de travail, mobilisée sous l’égide du programme baptisé « travail-réhabilitation », trop heureuse de mettre à l’ouvrage une masse de travailleurs et de travailleuses corvéables à merci, pour faire avancer le projet ô combien stratégique de ligne de chemin de fer vers Sûl-Nacre. Ces pauvres diables n’avaient rien à y gagner, ni remise de peine, ni ration plus consistante. Tout au plus bénéficiaient-ils de la possibilité de se trouver en plein air plutôt qu’entre les quatre murs de leur geôle. Bien qu’ici, aux portes du désert, l’air était nettement moins agréable que celui de la ville, baigné par la fraîcheur de la confluence des deux plus grands fleuves du continent. Il était plus sec, déjà empreint de la poussière du désert naissant. Point d’arbres ou si peu, sous lesquels se reposer, à leurs pieds s’étendaient une steppe informe. La seule humidité que l’on trouvait par ici était la sueur qui dès les premières heures de la journée maculait les corps poisseux de ces drôles de manutentionnaires en habits cinabre. Tous étaient à l’œuvre, volontaires, car au tire-au-flanc et autre déserteur étaient promis de copieux coups de bâtons, les postes les plus pénibles, et pour les récidivistes, un séjour au trou à l’issue duquel ils retrouvaient invariablement leur place sur le chantier.
Le long des voies déjà construites, de nombreux wagons étaient stationnés. Au plus proche des sections en train d’être posées se trouvaient les traverses, les segments de rail, les bacs contenant le ballast. Plus en retrait, d’autres voitures abritaient les bureaux du chantier et la base-vie pour le personnel logé sur place. Quant aux bagnards, ils s’entassaient au crépuscule dans des wagons plats dont on avait soudé aux ridelles des barreaux et bricolé un auvent en guise de protection contre les intempéries. Les pauvres diables dormaient sur de piètres couches, parfois de maigres matelas ou peau d’animaux mitées, parfois à même la ferraille. Ce décor pénitentiaire était surtout symbolique, un prisonnier avec une condition physique minimale pouvant facilement se glisser hors de sa prison roulante. Mais pour aller où ? Leurs vêtements écarlates juraient inévitablement, où qu’ils aillent. Le fuyard était bien vite repéré en pleine journée. Et si la nuit offrait un certain couvert, il fallait déjouer la surveillance des geôliers, et ensuite ? La zone immédiate de la gare était encore inhabitée à cette heure. La métropole était à trois heures de course, pour les meilleurs athlètes, et sur place, leur couleur impayable ne tromperait guère longtemps la garde municipale. Enfin vers l’Est, aucun refuge hospitalier en vue, et la promesse d’une soif dévorante dès les premières heures du jour, qu’aucun cours d’eau ne pourrait étancher.
Chacun restait donc à sa place, résigné, au travail tout en essayant discrètement de s’économiser au maximum. Du reste, le chantier n’était pas un mouroir. La population de détenus n’était pas illimitée, aussi un certain soin demeurait pour ceux-ci. L’embauche avait lieu à sept heures tapantes, un sinistre clairon donnant le signal de reprise des travaux. A midi, une pause de quarante-cinq minutes était prévue pour le déjeuner. Bien sûr, le dernier bagnard recevant sa pitance ne disposait que d’une poignée de minutes pour l’engloutir, mais les rations, quoique frugales et simples, étaient suffisantes pour maintenir une bonne cadence tout au long de la journée. L’heure du coucher du soleil marquait la fin du labeur. Cela signifiait aussi que la durée journalière du travail avait significativement augmenté et continuait de le faire, jusqu’à ce que le solstice fût atteint. Les forçats travaillaient en brigades, sous la surveillance et les instructions de leur chef d’équipe. Suivant la bonne étoile ou la déveine de chacun, celui-ci pouvait être un bon encadrant, ménageant ses subalternes, organisant un roulement dans les tâches les plus fastidieuses, accordant quelque temps de repos après un moment particulièrement épuisant. Il pouvait aussi être un cerbère, aboyant et jurant sur les galériens à son service, hurlant continuellement des ordres et adressant des brimades aux plus faibles. Le plus souvent, c’était un fonctionnaire sobre et ennuyeux, ni méchant ni particulièrement soucieux de la condition de ses manœuvres.
Les organisateurs de cette sinistre besogne auraient pu penser que des problèmes de discipline et de tension émergeraient entre les bagnards, notamment entre ceux qui purgeaient une peine relativement courte, et les réclusionnaires, malfaiteurs patentés et meurtriers. Mais la dureté des conditions de travail mettait tout le monde d’accord, à sa place, et les incartades restaient relativement marginales, cantonnées aux moments des repas et bien vite contenues par les surveillants. Le sens de la vie, l’horizon de chacun, étaient réduits à la voie de chemin de fer naissant sous leurs pieds, traverse après traverse, agrafe après agrafe, progressant chaque jour un peu plus vers l’orée du désert. Certains pouvaient compter les jours jusqu’à leur libération. D’autres s’en abstenaient, ne voulant pas nourrir un désespoir qui aurait absorbé leurs dernières pointes d’énergie face à ce sacerdoce harassant.

Stupéfié par le débit oral d’Amadou, Léopold en oublia de pelleter. Il entendait la diatribe avec étonnement. Le flux verbal le surprenait et le rendait admiratif, lui qui limitait l’expression de ses pensées au minimum. Le discours lui faisait l’effet d’une brise fraîche dans son monde asséché de bienveillance et écartait pour un court temps sa rancœur.
Il hocha la tête.
-Oui. Tu peux.
Il avait soudain besoin de ne plus être totalement seul à ressasser interminablement sa vengeance.
Mais le bienfait de cette voix fut de courte durée car celle du gardien hurla à leurs oreilles.
-qu’est-ce-que vous foutez tous les deux ? Vous croyez que vous êtes ici pour faire la causette en regardant les papillons s’envoler ? Au boulot !! Je vais vous apprendre à glander, moi ! Vous serez de corvée de chiotte aujourd’hui ! Je vais vous mettre dans la merde jusqu’au cou ! Finies les vacances au soleil !
Et il se dirigea vers les campements en roulant son gros cul en coordination avec ses épaules. Cet homme semblait aussi large que haut.
Alors que Léopold s’apprêtait à déposer sa pelle, il se tourna vers Amadou en souriant et chuchota :
-Ben, du coup, pas besoin de pioche… en souriant discrètement à Amadou.
La cloche de la popote retentit dans le camp.
Don Wilhelm Bouthard, suivi de ses deux hères en tenue de bagnard, approcha de l'estrade où étaient juchés deux gars en costard et un gros contre-maître qui haranguait une petite troupe hétéroclite de "travailleurs volontaires".
Ouais donc, comme les chefs ont dit et pour que ça soit plus clair pour vous tous, bande de zouaves : la compagnie a besoin d'une poignée de volontaires pour avancer un peu plus loin dans le désert. Le tracé de la ligne a été dessiné en repérant le terrain depuis des aérostats. Mais on a besoin de vérifier sur place pour commencer à démolir les principaux obstacles que la ligne devra traverser dans les prochaines semaines.
Autrement dit : on a besoin de gars et de filles qui savent manipuler des gros cailloux, des machines lourdes, des substances dangereuses et qui ont pas peur du bruit et des gravats des explosifs.
Si vous êtes des pétochards, on veut pas de vous.
Si vous aimez pas la poussière, la chaleur et le sable, retournez poser des traverses et des rails.
Je vous préviens, ça sera pas une promenade bucolique aux frais de la princesse ! Vous aurez soif, faim et vous aurez encore plus de cal sur les mains d'ici une semaine. Vous dormirez plus dans votre petit wagon confortable, mais à même le sable et vous verrez que la nuit, le désert est glacial.
Si vous travaillez comme des débiles, si vous ne savez pas courir ou si vous ne comprenez pas assez vite les consignes : vous mourrez certainement dans une explosion, dans un glissement de terrain ou sous une projection de débris.
Par contre, si vous parvenez à dégager la voie jusqu'à l'oasis de Bl'Elniayh, le site de la deuxième gare à 80 km d'ici, et dans un délai de trois mois, alors vous aurez gagné une remise de peine "proportionnelle à la durée de votre sentence". Me demandez pas combien ça fait, je m'en cogne. Tout ce que je peux vous dire, c'est que la compagnie donnera un papier au juge et que votre condamnation sera réduite de plusieurs mois ou années, voire annulée pour les plus chanceux.
Toi, toi, et toi : dans le rang. Vous êtes volontaires d'office. On a besoin de vos compétences.
Les autres qui sont assez débiles pour accepter les risques, avancez d'un pas ou retournez chouinez à vos postes. Il n'y aura pas d'autre offre du genre avant l'arrivée de la ligne à Bl'Elnyah.
Don Wilhelm passa ses bras dans le dos de ses deux recrues et les poussa fermement en avant pour qu'ils donnent l'exemple aux autres bagnards.
Merci de votre dévouement, Monsieur-Dame. La compagnie saura vous remercier pour votre courageuse motivation.
Satisfait, il tapota presque amicalement leurs épaules, en un rythme bref en enjoué, presque musical.
"J'ai une âme solitaire"
De tout temps l'espèce humaine compta en son sein des idiots absolus.
La petite histoire ne retiendra peut-être pas que Léopold en fut un, ni peut-être pas Amadou, mais il y avait des signes. Surtout chez le second.
Ils se rendaient du pas vif d'une camaraderie naissante affamée vers le wagon-cantine quand un attroupement plus loin les interloquèrent. Sur l'estrade qui avait servi à l'inauguration du chantier se tenaient deux employés de la CITHIL et un contremaître. Manifestement ils avaient loupé une partie de l'intervention, cependant le chef fit un résumé.
Et c'est là que la partie idiote de certains apparaît au grand jour. Car ce qu'Amadou retint de l'allocution n'était pas un résumé du résumé. Plutôt un texte à trous qu'il avait comblé selon ce qu'il pensait l'arranger.
Ouais [...] les chefs ont dit [...] bande de zouaves : la compagnie a besoin d'une poignée de volontaires pour avancer un peu plus loin dans le désert. Le tracé de la ligne a été dessiné en repérant le terrain depuis des aérostats. [...]
Autrement dit : on a besoin de gars et de filles qui savent manipuler des gros cailloux, des machines lourdes, des substances dangereuses et qui ont pas peur du bruit et des gravats des explosifs.
Si vous êtes des pétochards, on veut pas de vous.
[...]
Je vous préviens, ça sera [...] une promenade bucolique aux frais de la princesse ! [...] Vous dormirez plus dans votre petit wagon confortable, mais à même le sable et vous verrez que la nuit, le désert est [...]
débiles [...].
Par contre, si vous parvenez à dégager la voie [...] vous aurez gagné une remise de peine "proportionnelle à la durée de votre sentence". Me demandez pas [...] je m'en cogne. Tout ce que je peux vous dire, c'est que la compagnie donnera un papier au juge et que votre condamnation sera réduite de plusieurs mois ou années, voire annulée [...].
Toi, toi, et toi : dans le rang. Vous êtes volontaires d'office. On a besoin de vos compétences.
Les autres [...] avancez d'un pas ou retournez chouinez à vos postes. [...].
Amadou se tourna vers Léopold, les yeux grands comme des soucoupes.
Sans plus attendre de réponse de son compagnon d'infortune, il leva la main.
— J'suis volontaire pour la promenade bucolique, m'sieur !
Puis il refit face à Léopold.
— T'as compris le passage sur le « désert débile », toi ?
En voyant ces grosses têtes de la compagnie la toiser elle et ses camarades de misère, Jini enrageait. Cette façon de s’adresser à eux en vociférant et en brandissant pour les humilier des remises de peine hypothétiques lui était insupportable. Deux huiles sur l’estrade, plus un contre-maître, une poignée de matons encadrant la troupe d’au moins deux cents bagnards rassemblés : elle ferma les yeux et imagina qu’elle donnait le signal d’un cri hargneux, et que tous se ruaient à bras raccourcis sur les employés en nette infériorité numérique. Evidemment, cette victoire assurée serait suivie d’une sanglante répression qui verrait probablement la quasi-totalité des insurgés être fusillés. Mais au moins ces imbéciles de la compagnie ne feraient plus les malins avec les survivants, ils claqueraient des dents derrière leurs airs durs et leurs coups de bâton cruels. Purée, ce serait si bon.
Jini fut tirée de ses réflexions par la vigoureuse poussée exercée dans son dos par celui dont elle comprenait maintenant qu’il l’avait traquenardée. Elle manqua de perdre l’équilibre et faire une roulade en avant.
Merci de votre dévouement, Monsieur-Dame. La compagnie saura vous remercier pour votre courageuse motivation.
Le salaud ! Impossible de s’éclipser maintenant, elle était bonne pour l’équipe d’éclaireurs. Toute perspective de fomenter une révolte générale allait s’évanouir. D’un autre côté, la mission préparatoire constituerait peut-être l’opportunité de faire un coup : un petit détachement, probablement peu de gardes, une plus grande proximité entre les quelques « volontaires » qui permettrait de mieux se coordonner. Bien sûr, cela voulait dire abandonner le plus gros de ses compagnons d’infortune, mais il fallait que Jini sauve sa peau. Et elle pourrait en profiter pour envoyer quelques tortionnaires ad patres et prendre une revanche pour tous les autres.
Alors que dans son esprit naissait l’embryon d’un commencement d’espoir, elle se raidit en sentant la main du fonctionnaire battre un bien curieux rythme sur son épaule, un rythme qui lui était familier. Enfin ! songea-t-elle, et cette pensée la ragaillardit.
Perceval n’avait découvert l’existence des fourmis qu’une semaine après son arrivée sur le continent, mais leur ressemblance avec l’organisation de La Talante l’avait profondément marqué.
En revanche, il était rare de voir un tel attroupement de bagnards : les gardes montés avaient tendance à éclater le moindre regroupement spontané afin de dissuader les “machinations de cette raclure de société”, et les rouges avaient très vite appris à éviter de former des masses trop repérables.
Ce comportement convenait très bien à Perceval, chez qui les foules trop compactes réveillaient sa claustrophobie, ainsi que son incompréhension. D’où il venait, l’espace nécessairement confiné était une ressource qu’on se trouvait obligé de partager. Mais ici, à l’air libre, il suffisait de faire un pas de côté (voir un grand pas chassé) pour s’éloigner de son voisin, sans restriction ! Alors pourquoi volontairement réduire cette distance ? Le principe lui échappait manifestement.
Il arriva à temps pour comprendre le sujet de la harangue : le large contremaître juché sur l’estrade offrait aux pauvres hères l’illusion d’un choix, et déjà deux volontaires s’étaient trouvé motivés pour faire le premier pas, rapidement suivis par d’autres.
Le jeune homme n’avait pas à se manifester outre mesure, étant donné qu’il faisait par défaut partie de l’équipe, comme le lui avait confirmé Le Homard. Mais a minima se présenter à l’un des responsables permettrait de faciliter la suite des démarches et à Perceval de conserver une forme d’autonomie jusque là fort agréable.
Il avisa de dos l’un des blanc de la CITHIL, un homme tout en os, en assurance et en gilet et veston malgré la chaleur, et alla se présenter. Ou plutôt devrions-nous dire, se planter devant l’ordonnanceur Bouthard et les deux rouges qui l'encadraient, tel une garde d’honneur de mauvaise grâce.
Mimant un salut maladroit, Perceval se redressa autant qu’il le put et se présenta.
— M’sieur ! Perceval Fermaz, m’sieur ! Je suis cartographe, msieur. Enfin, arpenteur. Enfin, c’est moi qui dessine les cartes. M’sieur. Le Homard m’a dit que je devais rejoindre le groupe chargé de partir en avant du tracé…
La voie du jeune homme mourut lentement. Perceval avait instinctivement laissé passé son surnom pour son contremaître et ne savait comment rattraper le coup. Le carmin lui montant au joue avec rapidité, apparaissant derrière les tâches d’encre qui lui parsemait le visage ainsi que les mains. Ainsi vêtu de sa salopette poussiéreuse, de sa chemise salie par les éléments et d’un foulard bordeau noué autour du cou, il semblait sortir droit du chantier, mais pas celui auquel participait les rouges. Son chantier nécessitait apparemment de long tube cartonnées contenant on ne savait quoi, quelques outils de mesures et une large sacoche dont le bruit à chaque pas trahissait la fragilité du contenu.
— M’sieur ! Perceval Fermaz, m’sieur ! Je suis cartographe, msieur. Enfin, arpenteur. Enfin, c’est moi qui dessine les cartes. M’sieur. Le Homard m’a dit que je devais rejoindre le groupe chargé de partir en avant du tracé…
— Le "Homard", dites-vous ?
Bouthard fronça des sourcils en essayant de comprendre à quoi faisait allusion le jeune benêt qui venait de se planter devant lui. Il hasarda un coup d'œil par dessus l'épaule de l'auto-proclamé cartographe et avisa le visage rougeaud et les moustaches en forme d'antennes d'un garde-chiourme. L'analogie était bien trouvée. Don Wilhelm retint difficilement un rictus amusé.
— "Cartographe" et "arpenteur", dites-vous. Voilà qui est intéressant.
D'un signe de tête assuré, Don Wilhelm attira l'attention des deux cols blancs qui se tenaient coi au fond de l'estrade.
— Je prends ces deux-ci, annonça-t-il en désignant Jini et Auguste, toujours dressés à ses côtés. Et puis aussi l'arpenteur... Merzaz, Ferfaz, enfin, lui là. Et quelques costauds. Les deux baraqués là-bas feront l'affaire. Et puis, vous aussi, oui vous, le garde avec les jolies moustaches. Vous aiderez votre gros copain de l'estrade pour ce qui est de la discipline du détachement d'éclaireurs.
— Mais euh... c'est à dire que je ne suis pas affecté à..., commença l'épais gardien en question.
— Un grand gaillard comme vous : c'est ça qu'il nous faut dans l'équipe ! Je vous laisse préparer les rations et l'équipement pour la mission. Départ demain matin au point du jour. Et ne lésinez pas sur le stock de charbon pour la cariole-vapeur. Ni sur les vivres. Ni sur les tonnelets d'eau. Et prévoyez des tentes et des couvertures pour tout le monde. Et un coffre de fusils et de munitions sous clef. Et dépêchez-vous, nom de nom ! Le soleil va déjà bientôt se coucher et vous restez là à dégoiser. Allez ! Au boulot, Sergent !
"J'ai une âme solitaire"
Pour Léopold, le champ de caillasses semblait s’être transformé en arène de spectacle dont il était un clown ou plutôt un pantin pris dans un tourbillon d’incompréhension. En réalité, il comprenait trop bien que son statut de bagnard statique cassé par la pelle se modifiait en bagnard mobile gardé par bien trop de pions aux dents longues ou aux muscles disproportionnés.
Il avait bêtement suivi Mamadou quand ce dernier s’était précipité pour proposer sa candidature et n’avait pas eu le temps de lui expliquer qu’une expédition de la sorte les priverait des maigres avantages que leur réservait le camp. Il n’avait pas eu le temps de lui dire qu’ils n’avaient pas mangé, même si le rata était mauvais. Il n’avait pas eu le temps de se dissocier de cet « ami » discutable.
Le « Les deux baraqués là-bas feront l'affaire. » du ponte avait tranché dans le vif le cours de sa vie. Il ne serait pas de corvée de chiottes.
Lui, qui avait souvent mené des expéditions de la sorte dans son boulot pour déblayer les obstacles naturels, savait que leur expédition ne serait pas de la tarte. Mais qui sait… peut-être aura-t-il cette occasion de s’enfuir… Il trouvait pourtant que le pourcentage de gardiens et de cols blancs n’était pas du tout à son avantage.
Le garde chiourme les bousculait déjà pour que lui et Mamadou le suivent. Ils filaient vers la cabane de stockage où le responsable des denrées, le carnet en main, comptabilisait le stock de farine arrivé du matin.
Le gros gardien le hèla à dix pas de sa voix à la fois forte et bourrue :
Holà Octave ! Le chef a dit que j’devais préparer l’expédition mobile ! Faut que tout soit prêt dans l’heure et avec le meilleur qu’il a dit !
L'équipage du Sable Rouge avait le sourire aux lèvres alors qu'il rentrait à la base pour décharger son butin. Ces 10 jours avaient été fructueux avec 3 attaques réussies sur des caravanes. Le Capitaine Grenat avait profité de ce temps pour tester un maximum le voilier des sables. Le résultat était plutôt satisfaisant, même si de nombreux points restaient à améliorer. Notamment le poids.
La machinerie qui permettait au Sable Rouge de "voler" était pesante. En discutant avec l'ingénieur qui l'avait conçu, ils avaient évoqué le fait de remplacer par des ballons d'hydrogène. Sauf qu'on parlait d'un bateau pirate. Avec des canons. Des attaques. Les ballons étaient trop dangereux. C'est ce qui avait amené à la construction de cette machinerie qui prenait de la place, qui était lourde et qui nécessitait une cargaison de charbon et d'alimenter la chaudière. Ce qui avait réduit la taille du voilier.
Grenat réfléchissait à tout ça alors qu'ils arrivaient à leur base le long de la Jougle. Ils allaient prendre un jour ou deux de repos et refaire le plein de vivres et de charbon. Leur prochain objectif : les abords montagneux entre Belle Thil et Sûl-Nacre, là où on trouvait des mines de cuivre.
Tout en réfléchissant au cap à prendre, Grenat se disait qu'il lui faudrait un autre ingénieur. Un avec de nouvelles idées.
Coupable !
Coupable !
Trois fois maudit. Telle était la sentence mentale d'Amadou envers le contremaître qui lui avait promis une virée reposante. Bucolique, avait-il précisé.
Accablé d'une trentaine de kilos de charge, Amadou transperçait du regard le dos du menteur. Les nombreux sévices — la plupart ayant un rapport avec un brasier — qu'il imaginait lui faire subir lui permettaient d'avancer d'un pas lourd et décidé.
Mais quand celui-ci se retournait pour vérifier que l'arrière suivait la cadence, Amadou regardait en l'air, innocemment. Sottement même. Puis le contremaître reprenait sa conversation avec le scribouillard, un jeune homme tout excité d'avoir autant de papiers en main à montrer à qui de droit. Et en l'occurrence, la plus haute autorité de cette troupe s'avérait être le petit homme chétif aux yeux perçants. Il donnait des ordres au Homard — le surnom était parvenu jusqu'à Amadou qui l'avait adopté — et au Menteur — le surnom qu'Amadou tentait de populariser, sans grand succès immédiat — avec aplomb.
L'ancien garde-pompes n'avait pas saisi la position de cet homme. Entendu qu'Amadou avait parfaitement compris qu'il devait se tenir debout pour effectuer la plupart des mouvements alloués aux humains, plutôt qu'il était là à donner des ordres aux contremaîtres. Comme s'ils avaient besoin d'aide pour rabaisser, brailler ou punir.
Il marchait à côté de Léopold — il avait aussi fini par savoir son prénom — depuis plusieurs heures en silence. Amadou se félicitait de cette amitié muette. Un hochement de tête, un sourcil levé et un grognement étaient plus qu'il n'en fallait pour communiquer ; ils auraient pu être frères se disait-il. Mais parfois un claquement de langue n'était pas suffisant.
Ca, c’était vivre !
Le jeune cartographe replaçait la lanière de sa sacoche et contemplait le paysage qui se présentait devant la troupe. Le mouvement général satisfaisait Perceval au plus au point, d’autant que contrairement aux rouge malchanceux, lui n’avait pas à porter la totalité de son équipement sur le dos.
Derrière lui progressait en effet, à grand renfort de charbon, de fumé et de fureur, une impressionnante bête d’acier. Son moteur bruyant nourrissait deux cheminées aux extrémités noircies, alimentant un complexe système de roues et de chenilles qui tiraient à leur tour à la fois l’engin et les trois volumineuses carrioles bâchées, lesquels contenaient une large part du matériel de l’expédition.
Le poids et la mauvaise tenue de route de l’engin obligeait le groupe à progresser précautionneusement sur un terrain parfois traître, et plus d’un rouge en avant de peloton avait dû faire demi tour en râlant pour rejoindre un chemin plus accommodant pour “la Fumeuse”. L’un des rouges, Perceval ne savait encore lequel, l’avait nommé ainsi au départ. Le nom était resté.
La troupe avançait ainsi à un rythme irrégulier, adaptant sa marche aux dénivelés sournois que pouvait cacher l’aride steppe qui les entourait. Perceval avait été fasciné lorsqu’on lui avait décrit “la longue prairie ininterrompue” qui faisait la transition entre les plaines de Belle-Thil et le désert, mais il ne l’avait pas imaginé aussi vallonnée. Mais déjà les premiers signes d’une section plus aride encore étaient visible ça et là, petit amas de sable pris aux pièges derrière les formations rocheuses ou rafales de vent chaud et sec qui s'engouffrait soudainement entre deux collines.
Le tout émerveillait le jeune cartographe, qui se répondait en commentaire auprès de l’un des contremaîtres - Monsieur Prunille, avait-il apprit. Ce dernier écoutait poliment et ramenait régulièrement le sujet aux cartes présentés par Perceval, confirmant le parcours et questionnant sur les difficultés potentielles.
Parfois, Perceval regardait derrière lui. Souvent - trop souvent - il croisait le regard noir du Homards. Les petits yeux sombres de l’homme le fixaient alors, et ses doigts s’agitaient en menaces discrètes mais déjà trop explicites. Il était persuadé que sa présence au sein de cette “expédition de l’enfer” avait quelque chose à voir avec Fermaz, et il comptait bien le lui faire payer, au grand désarroi du jeune homme qui se demandait bien pourquoi il lui en voulait. Peut-être l’avait-il entendu dire son surnom à voix haute ?
Désireux de prendre un peu de distance avec l’agressif fruit-de-mer et pourquoi pas placer la Fumeuse entre eux, Perceval s’excusa auprès de Monsieur Prunille, au prétexte de devoir remplir sa gourde. En quelques pas, il rejoignit l’une des carrioles bâché et se mis à farfouiller à la recherche d’une flasque - car après tout, il avait réellement soif !
Ce faisant, il avisa un groupe de rouge qui progressait tout près, suant déjà fortement sous le poids combiné de leur paquetage et de la chaleur.
— Vous avez à boire ? finit par demander Perceval. Ce serait dangereux de se restreindre sous cette chaleur.
Il sortit alors l’une des outre en peau qu’il avait trouvé et la tendit à l’ouvrier le plus proche.
— Tenez, et faites passer à vos camarades. Mais renversez pas, hein !
Pour avoir soif, il avait soif.
Auguste s'était laissé entraîné dans cette expédition sans mot dire, suivant ce contremaître qui avait pris soin de l'écouter pour le problème de signalisation. Il s'était dit qu'il serait facile de lui parler de son autre problème, à savoir lui, l'héritier des Cumulus, dans la situation qu'il était, sans pouvoir envoyer de message à son père.
Mais l'homme n'était jamais seul. Toujours, le Homard était dans les parages, à portée d'oreille.
Auguste comprenait peu à peu qu'il devrait s'évader sans aide extérieure.
L'équipage avait refait le plein en vivres et en charbon. Les canons avaient été récurés et les réserves de poudre et de boulets étaient pleine.
Le Sable Rouge filait en direction des mines, tout en faisant attention à se faire discret. Le Capitaine Grenat ne voulait que la nouvelle se répande trop vite. Les quelques caravanes attaquées lors de leur première incursion n'étaient probablement pas suffisantes pour que la rumeur de la présence d'un navire pirate dans le désert enfle.
La vigie lança son cri tout à coup. Grenat prit ses jumelles et pointa dans la direction indiquée. Une fumée noire était visible à l'horizon, présageant la présence d'un engin. Le Capitaine fit réduire la vitesse et grimpa auprès de la vigie pour avoir une meilleure vue.
Une cariole à vapeur et une dizaine de personnes marchant autour. Le navire était trop loin pour qu'elle distingue de quoi il s'agissait véritablement et sa curiosité était piquée. Que faisait ce curieux équipage ici ?
Grenat ordonna de se tenir à distance et de contourner par l'arrière. Elle ne voulait pas se faire repérer.
Quand la gourde, passant de main en main, arriva jusqu’à elle, elle était quasiment vide. Jini enrageait, mais elle prit une profonde inspiration pour se retenir de hurler après les autres, et renversa l’outre et la nuque pour en aspirer les dernières gouttes. C’était mieux que rien, mais bon sang, c’était peu. Cette marche à travers la steppe, la sécheresse, la fumée charbonneuse de la chenille à vapeur… elle se sentait desséchée comme une morue salée. Fort heureusement, la journée avait été couverte, et la chaleur était d’autant plus supportable que le soir approchait. Le soleil semblait encore haut derrière les nuages, mais il devait déjà être tard.
Dans une espèce de mélange entre grand fracas mécanique et soupir de grand-père centenaire, la Fumeuse s’immobilisa, les soupapes évacuant bruyamment la pression de la chaudière. A l’unisson de la lourde machine, les marcheurs s’interrompirent. Un des contre-maîtres, qui surveillait la progression de l’équipée depuis la passerelle de l’autochenille, en descendit d’un bond souple et se mit à aboyer.
– Ok, c’est bon pour aujourd’hui. Il nous reste assez de temps de jour pour monter le bivouac. Toi et toi, dit-il en avisant deux rouges visiblement épuisés et qui venaient de poser lourdement leur barda, vous allez aider le collègue à préparer le foyer pour cuisiner. Sortez le braséro qui est stocké à l’arrière. Et doucement sur le charbon en faisant le feu, c’est pas vous qui le payez ! Les autres, on monte le camp. Allez au boulot !
Après avoir distribué les ordres, le chef blanc s’approcha de ses collègues et ils se mirent à converser à voix basse. Probablement pour se répartir les tours de garde, se dit Jini. Sous leur apparente placidité, les hommes de la compagnie ne semblaient pas tout à fait à leur aise. Il y avait une nervosité, subtile et discrète, mais qui transpirait malgré tout. Leur façon de deviser mezza voce, les regards appuyés aux alentours. Jini avait déjà vu ce genre de scène à la fabrique, lorsqu’il y avait de la grève dans l’air. Les capos à la petite semaine n’en menaient pas large. Tout d’un coup, il n’y avait plus personne pour hurler sur tout le monde.
Ici, c’était différent. Ils ne craignaient pas les rouges, désarmés, épuisés et affamés. Jini avait fait l’inventaire de ses camarades, et ça n’était pas brillant. Des vieux fatigués et des maigrichons, pas de quoi soutenir une baston, face à certains costauds de la compagnie qui les accompagnaient. Non, ils n’avaient pas peur d’eux. Quelque chose d’autre les inquiétait, une rumeur. La steppe n’était peut-être pas aussi sûre que cela.
Jini s’arrangea pour se retrouver à monter des piquets de tente aux côtés du fonctionnaire qui l’avait "recrutée" pour cette expédition. Elle était agenouillée par terre en train de planter laborieusement une sardine, sous les yeux de l’ordonnanceur. Elle interrompit un instant le rythme de ses coups de maillet pour essuyer la sueur qui maculait son front. Le soir tombait rapidement. Elle tenta sa chance.
– On a bien progressé aujourd’hui. Je dirais qu’on a marché au moins trente ou quarante kilomètres. Le chantier paraît loin maintenant. Ici, il n’y a que nous et la steppe, à perte de vue.
Sans lever les yeux vers son compagnon, elle ramassa son maillet et se remis à frapper énergiquement.
Quand la gourde arriva jusqu’à lui, celle-ci était vide…. Pourtant la gourde paraissait presque fraîche comparée à la sécheresse de son gosier. De quoi maudire celle qui lui avait tendue ! Il ne savait quoi faire de la peau morte entre ses doigts. Il bougonna en regardant Amadou qui n’aurait rien non plus et lui donna le cadavre vide. son étrange ami pourrait une fois de plus injurier le désert et lui donnant toutes sortes de noms. D’ailleurs, celui-ci s’appelait Amadou et non Mamadou comme le collègue avec qui il avait travaillé sur le chantier de Gav’Orn. Amadou était un joli nom. Exactement ce qui lui manquait pour allumer une mèche…
Léopold était cependant plutôt content de lui. En plus du bâton de dynamite subtilisé lors du chargement de matériaux pour l’expédition, il avait réussi à grappiller un peu de poudre noire lors du passage de la dernière butte. Il glissa la main dans sa poche pour vérifier sa présence au côté des fibres végétales ramassées ici et là. Il avait de quoi faire une mèche. Mais rien pour l’allumer…
L’alternance marche forcée et pelletage obligé l’avait musclé et son dos était nettement moins fragile. Il ne souffrait presque plus mais soufflait comme un bœuf sous la chaleur étouffante.
Quand la « Fumeuse », ainsi que tous nommaient l’énorme engin qui les accompagnait, s’arrêta brutalement, il en profita pour glisser à Amadou, sous cape :
- Tu ne penses pas à t’évader parfois ?
Mais Amadou n’eut pas le loisir de répondre car le contremaître venait de les envoyer préparer le foyer.
Il regarda Amadou, les yeux émerveillés. Sa chance aurait-elle enfin tournée ?
Don Wilhelm arborait un sourire satisfait lorsqu'il mit pied à terre après cette longue journée à encaisser les cahots de la grosse cariole auto-tractée.
En guise de cabine de pilotage, l'énorme engin proposait en réalité trois rangées de petits bancs aussi confortables que des briques anguleuses. Le personnel "blanc" s'y était engoncé durant le trajet et une bâche en toile tirée au dessus des bancs, leur avait fournie un léger ombrage, qui avait à peine réduit la chaleur du jour. En ce début de soirée, l'ordonnanceur constata avec un léger dégoût qu'il se trouvait trempé de sueur, y compris par celle des deux gardes-chiourmes qui l'avaient flanqués durant le périple.
Debout dans le sable, le visage tourné vers l'insondable étendue désertique, Don Wilhelm s'étira un long moment pour détendre ses muscles ankylosés.
Certes, il ne boudait pas son sort comparé à celui des pauvres ouvriers qui eux avaient dû marcher tout du long, qui plus est, avec leurs imposants paquetages rivés aux épaules.
Il s'approcha nonchalamment de Jini, occupée à planter les bases du bivouac. L'air de rien, elle lui glissa discrètement quelques mots par-dessus son épaule.
– On a bien progressé aujourd’hui. Je dirais qu’on a marché au moins trente ou quarante kilomètres. Le chantier paraît loin maintenant. Ici, il n’y a que nous et la steppe, à perte de vue.
— Oui. Tu as raison. Ici ça fera très bien l'affaire. Assure-toi que ces épices tombent bien dans les écuelles de nos chers amis bedonnants et moustachus. D'ici une demi-heure, je les convoquerai à la réunion quotidienne. Histoire de les tenir occuper pendant quelques minutes le temps pour toi d'assaisonner leurs plats. Petit conseil : évite de toucher ces condiments avec tes doigts. Ou même de les renifler.
Un sachet de papier brun tomba silencieusement sur le sable doré. Don Whilhelm Bouthard tourna les talons et avança en direction de la citerne.
— Quelqu'un à soif ? N'oubliez pas de bien vous hydrater ! La compagnie a besoin de gens en bonne santé. Pas de travailleurs tout secs et tout rabougris ! Monsieur Homard : dites à vos hommes de me rejoindre d'ici une demi-heure à bord de la cariole. Nous devrons planifier la journée de demain. Ensuite nous irons déguster le souper du cantinier !
"J'ai une âme solitaire"