En poursuivant votre navigation, vous acceptez l'utilisation de services tiers pouvant installer des cookies. En savoir plus

Voir les sujets non lus
Marquer tous les sujets comme lus
Accéder aux archives

  • 109 sujets
  • 917 réponses

8 nov. 2015 - 23:48



Par Smirt, Cassiopée et Lilith






Madalyn. Acte I
Je dois partager ma tente?




Madalyn jette un coup d’œil inquiet au ciel couvert. Les nuages lourds laissent présager de sombres menaces. Un sale temps pour atterrir, pense la jeune femme. Le vent augmenté par le souffle des pales de l’hélicoptère faisait voler ses cheveux. Il fait frais et on sent la pluie venir. Madalyn regarde circonspecte le toit se rapprocher dangereusement. Elle saisit son sac à dos et referme son manteau. Plusieurs personnes s’affairent autour d’elle, rassemblant des caisses et des sacs. Des vivres et des produits de première nécessité pour les locaux. Elle les regarde s’organiser pour l'atterrissage.
Elle soupire en voyant l’immeuble sale et gris s’approcher, tout en bas respire la pauvreté et la misère. Elle ne supporte pas ça, elle vient combattre cela. Persuadée qu’elle pourrait faire changer les choses elle s’était lancée dans cette mission à corps perdu. Maintenant qu’elle était là, entourée d’humanitaires désabusés, survolant une ville-décombres, au-dessus de laquelle paraît une fumée âcre et malodorante, maintenant elle se demande ce qu’elle pourrait bien faire.
Le bruit de l’hélicoptère masque tous les autres bruits de la ville, néanmoins, en se penchant par les ouvertures sans porte de l’appareil, elle devine les silhouettes d’enfants jouant dehors. Alors, elle sent remonter en elle le désir de faire changer les choses.
-Préparez-vous à sauter, lance le pilote.
-”Sauter ?”, couine Madalyn.
Les humanitaires présents à bord la regardent avec un sourire amusé. Ils prennent place près des sorties alors que l’appareil se positionne au-dessus du toit. Sans se poser. Les habitués sautent sans hésiter, laissant Madalyn médusée. Le pilote lui fait signe de suivre les autres.
Elle le regarde d’un œil sombre, mais le bougre a l’air sérieux. Une caisse passe devant elle, un homme la bouscule.
-Vous êtes en plein milieu du passage, sautez ou poussez-vous!
-Abruti! Crie-t-elle pour couvrir le bruit.
Il lui jette un regard méprisant, encore une étrangère qui n’a rien à faire ici. D’un geste il la pousse vers la sortie. Elle n’a que le temps de voir le sol arriver sur elle. Elle se retrouve dos à terre sur le toit, au milieu des caisses de bois et des pieds courant en tous sens. Elle se relève et attrape son sac qui lui avait échappé. Elle l’ouvre et vérifie l’état de son matériel. Résolue à ne pas aider celui qui l’a poussée hors de l’hélicoptère, elle se dirige en se massant la cuisse vers une femme qui tente de soulever seule une énorme caisse de nourriture.
-Vous voulez de l’aide peut-être?
-Oui, merci. Il faut partir vite. Ils peuvent arriver.
-Qui donc ?
-Et bien, les snipers.
Madalyn déglutit avec difficulté. Elle saisit une extrémité de la caisse et à deux elles la portent jusqu’aux escaliers. Les deux femmes descendent tant bien que mal les trois étages et retrouvent les autres membres du voyage au rez-de-chaussée où un militaire en arme les attend. Il laisse échapper un petit son agacé en les voyant arriver puis leur explique brièvement la procédure.
-Ne vous dispersez pas. Suivez les signes.
Madalyn serre les dents. Rien de ce qu’elle voit ne ressemble à ce qu’elle s’imaginait. Ses bras lui font mal et sa cuisse la lance. Si jamais elle se trouvait seule avec le rustre qui l’a balancée, elle lui dirait sa façon de penser. Mais pour l’instant, il fallait soulever la caisse et marcher pendant Dieu savait combien de temps dans la boue et le froid. Ils se mettent en marche les uns derrière les autres.
à peine sortis du bâtiment, une épaisse brume vient assombrir le paysage alentour. On y voit pas à cinq mètres mais personne n’aurait songé à s’arrêter en chemin. Le militaire qui les accompagne leur impose un rythme soutenu.
Arrivés à une intersection, une ombre sort du brouillard et Madalyn sursaute. Un autre militaire. Il se poste sur leur chemin et leur indique une ruelle sur la droite. Le premier militaire reste avec lui.
Et ainsi ils continuèrent, suivant les indications des hommes armés qu’ils croisaient sur la route. Le périple dura une bonne heure.
Mada a l’impression de tourner en rond. Ses bras la font souffrir et elle est à bout de souffle. Finalement, la brume s’éclaircit et les bâtiments semblent moins dévastés. Quelques taches blanches se dessinent ici et là.
La petite troupe débouche dans une cour cernée d’immeubles. Les tentes des humanitaires y sont rassemblées. Madalyn faillit lâcher sa charge en voyant le nombre de personnes présentes. Elle ne s’attendait pas à une telle population, mais cela l’arrange bien. Cette foule ferait de la matière pour son enquête.

Une fois débarrassée de son chargement, Madalyn se met en quête d’un responsable. Elle erre un moment dans le labyrinthe de tissu blanc avant de finalement demander de l’aide à un jeune homme qui passe par là. Il lui indique une tente au loin barrée d’une grosse croix rouge. Elle le remercie et reprend sa marche. Elle finit par atteindre la tente tant recherchée.
Elle attend qu’on daigne s’intéresser à elle mais personne ne semble la remarquer. Son sang ne fait qu’un tour. Elle renifle et se dirige d’un pas assuré vers l’ouverture de la tente, qu’elle franchit sans hésitation. Elle tombe alors nez à nez avec un homme grand et baraqué, penché sur une montagne de paperasse.
-Bonjour Monsieur, je suis Madalyn Bryne. La journaliste, on a dû vous prévenir de mon arrivée.
Il la dévisage un court instant, haussant un sourcil à la vue de sa chevelure blonde, ce qui a le don de profondément exaspérer la jeune femme.
-Oui en effet, on m’a prévenu.
-Bien, dans ce cas, auriez-vous l’amabilité de me montrer l’emplacement de ma tente ?
-Vous parlez toujours comme ça ?
Elle ne répond pas, un éclair de mépris passant sur ses prunelles brunes.
-Suivez-moi. Je vais vous faire visiter le camp.
Il se lève lourdement de sa chaise, saisit son manteau et lui ouvre le pans de tente qui faisait office de porte.
Une fois dehors il la conduit à travers tout le camp. Près de la tente principale, à l’intérieur des immeubles se trouvent les caches pour les cargaisons de nourritures et de médicaments. Les vivres destinés aux humanitaires se trouvent quant à eux dans les immeubles situés à l’opposé, avec ce qui sert de cantine. Il la fait zigzaguer entre les tentes.
A un moment il s’arrête.
Nous passons à présent dans le quartier féminin du camp. Le couvre-feu du soir interdit à quiconque de sortir de sa zone après 22h.
Madalyn maugrée quelque chose à propos de la place des femmes que le responsable du camp ne comprend pas. Ils font encore un bout de chemin avant que celui-ci ne lui désigne une tente.
-Voila la vôtre.
-Merci bien.
Elle le plante là pour prendre possession de ses nouveaux quartiers, mais à peine passe-t-elle l’ouverture qu’elle heurte quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. Une femme d’une cinquantaine d’année se tenait la, visiblement prête a partir.
-Oh, vous êtes la nouvelle journaliste ?
-Oui, hésite Mada, oui c’est bien moi. Je m’appelle Madalyn.
-Parfait, j’allais partir, je suis de service à la cantine ce soir. Voila votre lit, dit-elle en désignant un petit lit de camp au fond de la tente. Je suis Kori. Il y a aussi Dama mais elle ne rentrera de mission que demain soir. Sous votre lit il y a une cassette, la clef est dedans. Vous pouvez vous en servir pour vos affaires personnelles.
Madalyn la regarde partir sans un mot. à peine le rideau de la tente retombe-t-il qu’elle sort comme une furie pour sauter sur le responsable qui discute avec d’autres hommes à quelques mètres de là. Elle s’avance vers lui le regard brillant.
-Je dois partager ma tente ?
-Oui, nous manquons de place. Et le nombre est un gage de sécurité ici, pour ce qu’il vaut.
-Mais ce n’est pas possible, je…
-Si vous n’êtes pas contente vous pouvez toujours aller dormir ailleurs.
Sur ces mots il lui tourne le dos et part. Madalyn rumine sa colère tout en retournant dans sa tente pour défaire ses paquets.



***



Masha. Acte I
Ma chambre est un Q.G.




Trop occupée à regarder les doigts de son fils pianoter les touches, Masha ne prête pas attention aux déménagements qui s'opèrent au rez-de-chaussée de la maison. De nombreuses femmes habitent l'étage et le grenier du bâtiment touchant à l'hôtel et il n'est pas rare d'entendre des voix se répondre d'une chambre à l'autre. Sergeï et Alexeï circulent dans les couloirs à n'importe quelle heure de la nuit et de la journée, l'oreille et l'œil attentifs à tout ce qui s'entreprend, apportant parfois un plateau de thé ou d'alcool, chassant tantôt un client dépourvu de manière.
La nuit est tombée dehors, très vite comme tous les soirs d'hiver, et la maison retentit de pas et d'animation. Des musiciens étaient à l'œuvre dans le salon il y a une heure, mais on ne les entend plus actuellement. Et ce n'est pas la voix familière d'Alexeï qui traverse le couloir. Les chaussures de Sergeï ne frappent jamais le sol de la sorte non plus, mais Vasya ne semble pas s'en faire. Du haut de ses 5 ans, il se concentre sur le bonheur de sa maman, qui se transmet par ses prouesses sur les touches de l'instrument que ses doigts courts et fins enfoncent l'une après l'autre, en cadence et sans timidité, attentif aux instructions qu'elle lui donne, assise à son côté. Il aime l'entendre jouer et l'entendait sans doute déjà en boule dans son ventre. Il a compris très vite qu'une bonne mélodie partage bien plus entre eux que quelques mots peu adroits, et que tous ces sujets de conversation d'adultes auxquels il ne participe pas.
Masha admire son petit bonhomme qui ressemble de jour en jour un peu plus à son père, les cheveux très courts et blonds, les cils longs et transparents sur des yeux d'eau limpide.
-Moins vite Vasya. Tu n'es plus en rythme.
L'enfant se redresse sur le banc avec un froncement des sourcils et se corrige. Elle s'amuse de son sérieux, mais le trouve si sage et pensif que l'impression parfois la prend de se trouver devant une copie miniature d'adulte.
Elle époussète son gilet gris dans le dos en chassant de son cœur cette idée qui tend à le lui serrer. Elle remarque enfin le bruit des pas lourds provenant du couloir, la porte d'Augastaza qu'on ouvre et une voix d'homme qui lance en Resch:
-Vassili! Là.
-Entendu.
-Vapor, celle-ci.
Quelqu'un ouvre la porte de la chambre d'un coup sec sur la poignée mais s'en va, laissant l'entrée béante. Elle n'a eu le temps d'apercevoir qu'un bras dans une manchette d'uniforme.
Vasya s'arrête, rangeant ses mains sous ses cuisses pour se tourner vers l'entrée tandis qu'un homme s'introduit dans la pièce, un béret noir sur la tête, un grand sac sur l'épaule.
Il s'arrête au milieu de la pièce, face au piano, Masha et son enfant. Ces derniers, interrompus dans leur leçon de musique, se lèvent et saluent de la tête.
L'inconnu ne dit rien et, sans déposer son sac volumineux, fait le tour de la pièce avec les yeux, étirant les coins de sa bouche sans sourire, dans une expression énigmatique assez proche du dépit que Masha a du mal à lire. Elle note son allure solide, ses cheveux raz et ses yeux aux coins tombants, très noirs typiques du Nord-Ouest et se demande d'où il vient.
Saszna bondit alors de derrière l'individu pour rejoindre sa collègue à l'intérieur, les joues rougies d'avoir monté les marches en courant:
-Masha! Je suis trop bête! J'ai oublié de te prévenir qu'ils venaient aujourd'hui.
-Qui donc?
-Mais les soldats, tu sais? Ils devaient arriver que dans deux jours mais le programme a changé, ils sont arrivés en ville y a une heure. Gruebeck prête le building entier. Faut que tu fasses de la place dans ta chambre.
Masha avale la nouvelle sans sourciller et joint son amie au déplacement de quelques petits meubles afin d'aménager un espace de rangement supplémentaire. Saszna s'affaire en roucoulant vers l'invité, avec son habituelle simplicité de ton et sans s'attendre à ce qu'il réponde:
-C'est vrai, vous nous avez pris de court. Vous étiez pas attendus avant deux jours et tout.
Elle lui envoie un rire chaleureux auquel il n'a pas de réaction. Il consent cependant à se défaire de sa cargaison, qui tombe avec lourdeur sur le plancher. Cette absence de sollicitude déplaît fortement à Masha. Elle le voit qui regarde son fils resté debout près du piano et s'arrête de ranger quelques secondes pour observer leur interaction, un peu soucieuse. Mais le soldat étire un sourire dans lequel elle discerne quelque compassion. Elle saisit cette occasion pour se redresser et faire les présentations. Articulant en Resch la meilleure forme de politesse apprise à l'école, elle s'adresse de la sorte:
-Je vous présente mon fils Vasya.
À sa surprise, l'individu répond en Souss, naturellement et sans accent:
-Salut Vasya.
L'enfant salue. Elle s'attend à ce que l'individu se présente, mais il regarde vers elle en attente d'apprendre son nom sans donner le sien. Quelque chose dans son attitude la presse de répondre et elle s'exécute malgré son flagrant manque de politesse:
Je suis Masha.
-Enchanté.
L'inconnu retire son béret et traverse la pièce en quelques enjambées afin de regarder par la fenêtre l'obscurité de la rue au dehors. Tant que Saszna est là, Masha insiste pour instaurer quelque manières dans la chambre qui lui appartient. Elle continue en Souss, plus sèche:
-Peut-on connaître votre nom, monsieur?
Il ne s'empresse pas de répondre et hausse un bras comme expression de son désintérêt pour le sujet:
-Vapor.
Masha se demande si il a compris la question et si ce n'était pas un mot de vocabulaire Resch inconnu à son répertoire:
-Vapor?
-C'est mon nom.
Masha se dit que c'est un nom de code et ne fait pas de commentaire.
-Vous pouvez mettre vos affaires dans ce placard.
-Je vous remercie.
Elle se tourne vers Saszna en reprenant contenance:
-Saszna, tu sais installer ce monsieur pendant que je conduis Vasya chez sa tante? Je reviens vite.
-Bien sûr, ma chérie.
-Merci beaucoup. Vasya, enfile ton manteau.
-Oui.
Elle se couvre pour sortir et prend son fils par la main. Quittant la chambre elle s'aperçoit que toutes les filles ont reçu des invités. Sergeï s'entretient avec un officier sur le palier, un homme très large au poil lustré et au dos rigide qui parle Resch en roulant de gros “R”. Elle a vu des soldats Resch un peu partout dans la ville depuis le début du siège, mais ne reconnaît aucun des uniformes en présence.
Elle descend les vieux escaliers de bois avec Vasya et s'aplatit en bas pour laisser le passage à deux soldats transportant des caisses de munitions. La maison est changée en Q.G., à ce qu'il semble, et plusieurs camions blindés sont garés dehors sur la neige tendre, peints en noir sans emblème distinctif, sans plaque d'immatriculation.
Elle s'empresse de porter son fils en sécurité.

Lorsqu'elle revient quelques instants plus tard, les camions ne sont plus visibles. Elle se demande où de tels engins ont pu être rangés tandis qu'elle passe la porte découvre l'agitation diminuée, quelques meubles déplacés pour faire de la place dans d'autres pièces d'où l'accès leur est désormais interdit. Elle monte les escaliers en observant les nouveaux locataires dont aucun autre ne semble parler sa langue, elle entend que Sergeï lui-même s'efforce de se faire entendre à l'étage, la voix toujours aimable, dans un Resch improbable:
-Ensembleu-le douches pas tourne en même temps! Quatre maximum!
En arrivant sur le pallier elle croise Alexeï et la jeune Elisa portant ses maigres bagages sous ses bras:
-Où étais-tu Masha?
-Je reconduisais Vasya chez ma sœur. Où allez-vous?
-Ils veulent pas de vous dans les chambres, vous allez dans le cabinet de travail d'à côté.
-Faut-il que je parte aussi?
Pressé et au bord de l'agacement, il abrège la conversation:
-Reste-là, je reviens. Demande à Sergeï.
Se frayant un chemin jusqu'à sa chambre elle entend le même officier désagréable s'exprimer:
-Rangez-les toutes, peu m'importe où. Je ne veux voir personne se balader à cet étage ni en bas.
La voix traînante de Sergeï parlemente, poli à l'excès mais très insistant:
-Je bouger toutes les filles que possible.
-Je veux qu'ils dorment sur les matelas, aussi. Pas de couchette sur le parquet.
-Non d'accord. Oui. On peut reparler payement?
Masha s'approche de sa propre porte et l'image de son colocataire antipathique lui revient à l'esprit. Elle hésite un instant et son attention se pose sur le comportement étrange d'un soldat s'approchant dans le couloir. Il ouvre les portes l'une après l'autre avec un entrain destiné à provoquer la surprise et gueule quelque chose à l'intérieur de chaque chambre sur un ton proche de la menace, une violence qui contraste avec sa voix un peu frêle, son visage froncé de boudeur et son physique court-sur-patte. Masha se demande si la situation est comique où si elle ferait mieux d'entrer pour se réfugier dans sa chambre. Elle reconstitue finalement le contenu de la phrase que l'individu répète lorsque ce dernier défonce la porte avant la sienne:
-Je veux voir personne bailler demain matin! Bonne nuit!!
Il se tourne brusquement face à Masha, l'air d'un petit bulldog contrit.
-Bonsoir miss.
-Bonsoir monsieur.
-Vous logez ici?
-C'est exact.
-Puis-je?
Elle lui laisse la voie libre et il ouvre la porte avec douceur, passe la tête à l'intérieur:
-Vapor? (ton sec et militaire)
Le dénommé se présente à la porte sans se mettre au garde-à-vous, ce qui pour une raison insolite semble satisfaire son supérieur:
-Oui?
-Bonne nuit!!
-Bonne nuit.
Ce dernier s'en va sans signature militaire et sans révérence à Masha. Il a peut-être oublié. La voyant interdite sur le pas de la porte, Vapor l'invite de sa voix grave à l'intérieur:
-Vous n'entrez pas?
-Si, merci. Je prends vite mes affaires.
Elle entre tandis qu'il ferme la porte derrière elle:
-Vous partez?
-Oui. Nous devons laisser la place pour vous.
-Il y a assez de place. Restez si vous le souhaitez.
-C'est... Je... Bon.
Ne sachant où se mettre elle va pendre sa veste au porte-manteau puis, tant qu'à partager sa chambre avec cet homme, s'engage à faire poliment connaissance:
-Qui était ce monsieur à la porte?
-Hoel.
-C'est votre commandant?
Vapor ne répond pas à cette question. Elle se demande s'il est bien prudent de lui en poser. Elle questionne à tout hasard:
-Vous faites partie de l'armée?
-Peut-être.
-... Vous faites beaucoup de mystères!
Elle laisse échapper un petit rire afin de détendre l'atmosphère et pour lui faire savoir qu'elle n'insisterait pas. Pendant ce temps il a posé sa grande silhouette sur une chaise et, ayant pris connaissance des lieux pendant son absence, dépose deux verres sur la table qu'il a sortis de la commode. Il débouche une bouteille d'alcool.
-Vous buvez?
-Merci.
Cette manière très locale rassure Masha, elle vient s'asseoir en face de lui en souriant.
-Je peux vous demander d'où vous venez? Vous n'avez pas d'accent.
Elle croise son regard très sombre d'où ne perce aucun indice. Comme il sourit sans lui répondre elle joue aux devinettes.
-Vous avez des enfants?
-Non.
-Une fiancée?
-Non.
-Hmm...
Elle s'appuie sur les coudes et se contente de boire en l'observant attentivement. Il finit par rompre le silence:
-Vous avez un beau fils.
-Merci.
-Où se trouve son père?
Masha hausse les épaules. Elle répond lorsque sa gorge s'est dénouée:
-Parti. De belles promesses... Puis envolé. Pfuit!
Elle mime le geste avec désabusement, s'efforçant d'en sourire comme d'une blague. Vapor baisse les yeux sur son verre, visiblement gêné. Elle l'interprète comme de la sollicitude et, pour ne pas se faire apitoyer, retourne sur le sujet de son fils et du bonheur qu'il lui procure tous les jours, de sa perspicacité enthousiasmante, de son talent pour la musique.
-C'est mon trésor. Je lui donnerais tout ce que j'ai.
Son dévouement semble impressionner Vapor, qui l'observe avec un intérêt qu'il n'avait pas depuis leur rencontre, une sorte de sérieux, comme si ses propos étaient à présent dignes de sa réelle attention. Cette impression déroutante laisse Masha perplexe, comme si le reste de sa conversation avait eu moins de valeur ou de crédit sans cette déclaration. Elle se tait et il lui pose à ton tour une question:
-D'où venez-vous, Masha?
Entendre son nom lui fait plaisir et elle met de côté sa dérangeante impression:
-Je suis née à Tchatchine. Ma famille a reculée sur Pulchratek lors des réformes linguistiques. Je crois que je regrette Tchatchine...
-La vie y est plus commode.
-C'est une belle ville!
-Pulchratek a eu le temps de resplendir.
-Oui, Pulchratek reste belle et fière même sous ses blessures. J'aime ses monuments. Mais la vie est vraiment difficile.
-C'est difficile partout.
Elle chipote une mèche de cheveux près de son oreille, gagnée par la nervosité que lui inspire la situation générale en ville.
-J'aimerais que les violences cessent. Que Vasya puisse retourner à l'école...
Vapor soupire et se lève en laissant sur la table la bouteille, s'étire musculeusement avant de rejoindre le placard au fond de la pièce qui sert à ranger le lavabo. Masha termine son verre en silence avant de se lever aussi:
-Je vais préparer le divan pour moi. Votre chef veut que vous dormiez sur les matelas.
Elle s'applique à extirper des couvertures d'un coffre rangé sous le lit deux places. Vapor se toilette sans lui prêter attention mais il finit par se manifester, sans se tourner non plus vers elle.
-C'est vot' lit. Si vous voulez dormir dessus... Il n'est pas trop petit.
-Merci. Je ne voudrais pas vous déranger.
Il se tourne vers elle avec une nonchalance accablante qui tient du comique et montre le lit d'un geste désolé:
-Vous avez peur de m'empêcher de dormir? Si vous me poussez dehors, je m'accrocherai.
Elle rit sans retirer ses oreillers du fauteuil:
-Je ne me permettrais pas.
-Comme vous voudrez.
La réplique est dépourvue de frustration. Il se défait de son col roulé trop collant et se couvre d'un T-shirt gris clair plus confortable. Il s'allonge ensuite sur la moitié de gauche, se recouvre de la couette jusqu'à la taille, range ses coudes de chaque côté de sa tête pour s'assoupir.
Masha hésite. Elle éteint la lumière principale de la pièce pour qu'il ne reste que celle du lavabo où elle se change en vitesse pour la nuit, hors du regard de son locataire mais inconfortablement proche. Elle l'entend respirer sereinement dans son dos.



***



Lucia. Acte I
Entretien avec Madame Sofia



Lucia frappe à la porte. Un coup discret. Après avoir attendu quelques instants, elle réitère un peu plus fort, espérant que quelqu'un viendra lui ouvrir. Mais rien ne vient. Alors qu'elle s'apprête à cogner carrément sur la lourde porte de bois, une main se pose délicatement sur son épaule.
Sergeï se tient derrière elle, grand et mince, le visage étroit et pointu. Sa voix est basse et polie:
-Vous êtes Lucia?
Lucia s'est retourné pour faire face à l'homme qui s'adresse à elle et tente de se convaincre que ce premier contact ne sera pas déterminant pour son installation dans la ville. Elle ébauche un sourire qui éclaire momentanément son visage pour lui répondre.
-Je suis Lucia, vous me connaissez ? Je pensais rencontrer Madame Sofia. Savez-vous si je peux la rencontrer ?
-Madame Sofia m'a prévenu de votre arrivée, dit-il avec empressement. Je vais vous conduire à elle, entrez.
Il étend le bras devant elle pour abaisser la poignée en métal de la porte et de l'autre la débarrasse aimablement de son bagage. Il répète en ouvrant devant Lucia:
-Entrez.
Des rires d'hommes leur parviennent, provenant du coin d'un hall d'entrée dégagé. Une tapisserie Auvasienne orne le mur de gauche qui rejoint une cage d'escalier de bois sombre.
Lucia se glisse sans bruit dans le hall et son regard tombe en arrêt devant la tapisserie dont elle reconnaît l'origine au premier coup d'œil.
-Je viens de là.
Le dernier mot de sa phrase l'emmène sur le galop d'un cheval et elle sent presque le vent lui fouetter le visage au moment où elle doit se baisser pour passer sous l'arbre solitaire qui est représenté au centre de la tapisserie.
-Mais c'est de l'histoire ancienne. Aujourd'hui je suis de Pulchratek.
Sergeï hoche la tête, ayant attendu sans bouger que sa rêverie se termine. Lorsqu'ils avancent hors du hall la pièce s'agrandit sur la droite sur une salle à manger où une table est dressée, occupée par une petite vingtaine d'hommes aux allures de militaires. Comme ils se tournent vers l'arrivante, Sergeï adopte un langage que Lucia ne comprend pas pour s'adresser à eux. D'après son geste et ayant entendu son propre nom dans la phrase, elle devine que les présentations sont faites. Les vingt gaillards la saluent de la tête ou de la voix avec des mots étrangers et Sergeï se penche vers elle pour murmurer en Souss:
-Ce sont nos hôtes étrangers, ils ne parlent pas notre langue. Sauf un ou deux. Je vais vous présenter
madame Sofia que vous connaissez.
Disant cela, quelqu'un descend les escaliers, mais ce n'est pas madame Sofia. C'est un petit homme ridé qui s'avance et lui présente sa main amicalement. Il s'adresse à elle en Souss:
-Bonsoir Lucia. Je suis Gruebeck, la moitié de l'immeuble m'appartient. Vous êtes la bienvenue ici.
Comme des éclats de rire se font entendre à leur droite, il ajoute plus bas en souriant de travers:
-Ne faites pas attention à ces brutes, ils ne sont pas d'ici.
Lucia a tendu sa main, que le vieil homme a conservé dans la sienne pour lui parler. Il ne semble pas désireux de la lâcher et Lucia doit extraire ses doigts un par un pour ne pas brusquer l'homme tout en récupérant sa liberté de gestes.
Elle suit des yeux le groupe d'hommes qui lui rappelle les hommes armés qu'elle entend encore toutes les nuits au moment où elle ferme les yeux et qui l'obligent à s'endormir le ventre noué et le visage trempé des larmes qu'elle ne verse jamais le jour venu. Pourtant la langue n'est pas la même.
Et lorsqu'elle se tourne vers Sergeï, son regard un instant devenu d'une dureté plus tranchante que le couperet d'une épée, a repris le velouté d'un noir velours pour lui demander :
- Ces hommes viennent d'où ? Leur langue est très belle, j'aimerais en connaître le sens. Peut-être les comprendrai-je bientôt.
Sergeï ouvre les bras en haussant les sourcils de façon impuissante. Le vieux Gruebeck rit avec chaleur:
-Personne ne sait d'où ils viennent, c'est bien la seule chose que l'on en retire.
Un des hommes assis en bout de table, au poil très noir et aux yeux des Plaines Tsmanes observe Lucia de façon déplaisante. Il ricane en Resch « une montagnarde » et le reste de la tablée rit avec lui, reluquant la tenue extravagante et la tresse paysanne. Le soldat en face de lui, dont le visage est lisse et blond, baisse les yeux sans regarder personne. L'homme situé en bout de table, de stature petite et trapue, sourit sans conviction et son visage reprend un masque boudeur d'intense réflexion.
Gruebeck s'agite:
-Suivez-moi, madame vous attend.
Il retourne vers les escaliers, suivi de son grand chien Sergeï.
Lucia met ses pas dans ceux du chien, décochant un regard en biais vers le groupe d'hommes attablés. Elle sait que ces hommes seront bientôt son pain quotidien et qu'il lui faudra être à la hauteur des exigences que la vie dans la maison lui imposeront si elle veut rester dans ce lieu. Elle se demande alors si elle en est vraiment capable.
Son corps n'a plus guère d'importance depuis la mort des siens, il répond simplement aux vœux qu'elle lui impose sans répugnance et sans joie. Elle peut même évoquer les mains de ces chiens bâtards sur sa peau sans le moindre frisson, mais elle garde au fond d'elle-même une fierté qui la fait rugir sous le mépris d'homme sans foi.
Ils traversent un étage et s'arrêtent devant une porte de vieux bois poli. Madame Sofia attend à l'intérieur, assise devant une table couverte d'une nappe ouvragée. Elle porte un manteau à col de fourrure et un chapeau qui, même si sophistiqué, dévoile les signes de l'usure. Son visage triangulaire, resté jeune, est encadré de brun lisse. Deux verres sont servis.
-Soyez la bienvenue dans ma maison.
Lucia s'assoie face à cette femme qui lui évoque un autre monde. Madame Sofia ressemble à Perti Hedi, l'héroïne de ce conte que sa grand-mère leur narrait. Perti Hedi était un petit personnage un peu lutin à l'œil vif qui portait toujours des chapeaux de toutes sortes qui faisaient rire les enfants autant que ses farces.
Lucia s'attendait à voir Madame Sofia soulever d'un coup son chapeau pour en extraire un gland ou une pierre précieuse en lançant une espièglerie, mais elle se contenta de l'inviter à boire l'un des verres déjà servis. Au lieu de cela, son visage est sérieux et lisse comme celui d'une élégante statue.
Le vieillard est parti sans rien dire et Sergeï demeure debout derrière le siège. Madame Sofia parle lorsque le silence est venu:
-Les règles de ma maison sont simples. Je m'engage à vous offrir et un toit et une ration tout le long de votre séjour ainsi qu'une ration de nourriture chaque jour. Toutes les filles reçoivent la même ration, mais il se peut que nos ressources diminuent en les temps qui courent. Nous ferons notre possible à ce niveau. En échange, vous ferez honneur à la réputation de mon commerce et rendrez à nos clients une pleine satisfaction. Sachez que je bannis toute violence dans ma demeure et que mes deux servants sont à votre disposition en n'importe quelle forme d'urgence, Sergeï(elle hoche la tête vers la grande bringue immobile) et Alexeï, qui se trouve au rez-de-chaussée. Vous vous adresserez également à Sergeï pour tout autre question.
Lucia se sent décontenancée devant le personnage froid et rigide qui lui fait face et les propositions qui lui sont faites.
-Si telles sont vos conditions, je ne pourrai rester dans votre maison. J'ai un fils dont je ne veux pas me séparer et qui doit recevoir une éducation. Les termes du contrat que vous me proposez ne me permettent pas de lui assurer la moindre chance de salut.
Sa réplique est partie sans qu'elle y réfléchisse vraiment, comme un instinct de survie. Et maintenant elle attend à être rabrouée sous l'effet de ses exigences.
Madame Sofia l'observe sans expression pendant quelques secondes. Puis son ton se fait différent, plus humain, plus vivant, plus triste:
-L'éducation n'est plus assurée à Pulchratek, Lucia. La ville est en état de siège d'Artyon à Titron depuis plus de 100 jours...
Elle baisse les yeux sur son verre pour y boire puis termine comme sur ses derniers mots:
-Vous devrez vous arranger avec les autres locataires pour la garde de votre enfant.
Sergeï remue enfin derrière elle:
-Oui, Masha pourra vous aider. Elle a elle-même un garçon de 8 ans.
- Nikolaï a bientôt 12 ans, il a besoin d'une famille autour de lui. S'il peut s'installer avec le fils de Masha, il est fort et connait les chevaux.
Le visage anxieux de Lucia attend la réaction qui déterminera la suite de sa vie.
Sergeï remue de plus en plus derrière elle, comme pour la presser d'avancer et de quitter les lieux. Madame Sofia tourne la tête, insondable:
-Mes filles seront votre famille, Lucia. Nikolaï ne sera pas laissé à lui-même.
Sergeï s'agite, positif:
-C'est exact. Les filles sont très soudées. Les enfants ne sont pas oubliés. Je vais vous présenter à Masha, elle sera ravie de faire votre connaissance, Lucia.
Lucia acquiesce d'un hochement de tête. Elle voudrait sourire mais elle est tellement tendue qu'elle ne peut pas y arriver. Elle se contente d'un clignement de paupière en direction de Madame Sofia et se laisse emporter par Sergeï. Elle ne sait comment remercier pour un avenir qui l'effraie. Madame Sofia s'est levée pour lui serrer la main, chaleureuse dans son geste plus que dans sa voix.
Sergeï l'entraîne hors de la salle et ils retournent dans le couloir. Les voix des hommes au rez-de-chaussée leur parviennent en bruit de fond.
-Masha loge ici.
Il montre du doigt la porte à droite au fond mais n'y va pas.
-Elle est dans la cuisine, c'est en bas. C'est là que les rations sont distribuées. Si vous cherchez Alexeï c'est probablement où vous le trouverez. Les soldats n'y sont pas autorisés. Je vais vous montrer.
Il entre dans la porte de gauche et y dépose le bagage de Lucia sans l'inviter à y entrer, referme la porte derrière-lui. Ils redescendent dans le hall où les soldats dînent toujours et où de nouveaux rires fusent à son passage. Sergeï les ignore et guide Lucia dans un circuit d'autres pièces carrelées qui semblent un refuge adéquat aux bruyants convives. Des femmes s'y trouvent, parfois installées comme pour y vivre. Elles se lèvent à l'arrivée de l'Auvate et la saluent avec chaleur.
Après avoir fermé la porte sur Sergeï, Lucia reste un moment immobile, les pensées oppressées par la tension qui l'habite. Ses yeux parcourent sa chambre. Elle n'a guère été habituée à se retrouver solitaire et à posséder pour elle-même. Avoir un lieu où se retrouver seule est nouveau pour elle. Un grand lit occupe la plus grande part de la pièce. Elle dépose sa valise sur le couvre-pied composé d'un patchwork aux motifs peints de couleurs vives et entreprend d'occuper de ses maigres effets le seul placard qui occupe l'espace. Quelques effets occupent l'étagère du haut et un bagage est posé bien proprement dans le coin opposé.
Tout en tentant de défroisser sa blouse de fêtes en lissant les riches broderies qui l'ornent, elle pense à Nikolaï qui l'attend dans l'abri de fortune qu'ils se sont bâtis depuis leur arrivée à Pulchratek. Ils se sont installés dans l'endroit le plus isolés qu'ils aient pu trouver à proximité de la gare, une zone de terrains vagues et abandonnés qui servait d'espace de stockage pour des véhicules hors d'état de circuler. C'est là qu'ils ont squatté le fourgon d'une camionnette dont la carlingue ne pouvait plus servir à rien d'autre.
Pourtant, Lucia n'est pas certaine que Nikolaï l'attend sagement. Cet enfant a trop vite fait de s'évader pour courir les rues frayer avec la mauvaise faune.
Sous le poids des soucis qui l'assaillent, elle s'assoie sur le bord du lit et laisse ses pensées courir vers d'autres craintes. Madame Sofia lui semble être une femme de confiance derrière la placidité qu'elle affecte et le grand échalas que l'on nomme Sergeï, un individu dont elle pourrait s'accommoder. Mais les hommes qui occupent la maison lui laisse l'impression amère de l'incompréhension, et serrant contre elle le quignon de pain et le bout de fromage qu'elle a conservé pour son fils, elle se décide à quitter la maison pour le retrouver.
La porte de la chambre s'ouvre avant qu'elle n'en effleure la poignée, un des hommes précédemment attablé lui fait face, grand et solide au visage ovale et aux traits doux et lisses. Il semble aussi surpris que Lucia de la voir et demeure immobile au travers de l'entrée, la main sur la poignée, muet, comme mortifié.
Lucia s'est sentie rougir sur le coin des tempes, surprise et prise au dépourvu par l'arrivée intempestive de l'homme qui lui fait face.
Elle n'ose pas parler la première, comme elle n'ose pas ébaucher le moindre mouvement qui pourrait le contrarier. Elle se retrouve comme devant une bête sauvage qu'il ne faut pas effrayer mais qu'on espère inoffensive.
La bête semble penser la même chose. N'osant croiser le regard de Lucia il rougit lui-même, aussi intimidé qu'elle, ouvre la bouche pour la refermer, entame en Souss une phrase qu'il ne termine pas:
-Je suis désolé pour...
Il change immédiatement de sujet comme s'il était essentiel qu'il expliqua sa présence devant cette porte:
-Cette chambre m'a été assignée.
Mais il s'en dégage immédiatement afin de la laisser passer en se rappelant qu'elle semblait vouloir en sortir. Sur le ridicule manque de confiance de sa conduite il rougit d'autant plus et pour ne pas perdre la face il fixe obstinément l'extrémité du couloir.
Lucia se remet vite de son émotion. Elle comprend vite que chacune des chambres des filles doit être occupée par un militaire. Elle comprend alors bien vite que son espace privé qui lui a été attribué était déjà sous habité par l'armée d'occupation. Mais l'amertume ne se lit pas sur le sourire qu'elle dédie à l'homme qu'elle va devoir accueillir nuit et jour.
-Soyez donc le bienvenu dans mon domaine, combattant !
Elle cherche à faire bonne figure devant cet homme aux allures timides mais qui cachent sans doute un tempérament pour bénéficier d'une chambre particulière.
Dans sa tête, le danger clignote avec force et elle met en branle toutes les astuces dont elle dispose pour y échapper.
Sa voie prend une teinte chaleureuse et grave pour ajouter :
-Je suis désolée, Commandant, de vous infliger ma présence. Je suis moi aussi nouvelle dans la maison mais c'est avec plaisir que je partagerai avec vous l'espace personnel qui m'a été attribué.
Il est surpris de son ton et l'appellation de commandant augmente sa confusion. Il entre en s'excusant.
Lucia poursuit dans la veine qui l'a lancée à se montrer accueillante.
- Vous savez, Commandant, je saurai me faire toute petite auprès de vous pour que vous n'ayez aucun mal à vous reposer de vos dures journées.
Puisqu'elle ne sort pas il entre sans la regarder et se dirige vers ses affaires restées sur le lit. Il les débarrasse immédiatement. Le ton caressant de Lucia le met mal à l'aise, il capte son hypocrisie avec appréhension, conscient de l'absence de confiance dont elle l'assigne. Il ne trouve rien à répondre et range ses vêtements tête baissée. Il marmonne entre ses dents:
-Mon nom est Vassili.
Il ajoute en faisant autre chose:
-Pas Commandant.
Lucia sent la mauvaise humeur de Vassili et tente d'y échapper en tournant autour de lui.
-Pardon Commandant Vassili. Heu... Vassili ? C'est votre petit nom ? Votre nom de famille ? Je m'appelle Lucia.
-Enchanté Lucia.
Lucia ne sait plus trop quoi faire de son corps et ses mains se tordent dans son dos. N'osant plus bouger du tout, elle se tait et bientôt, elle se retrouve face à Vassili qui vient d'achever de ranger ses affaires. Ce dernier s'immobilise pour l'observer puisqu'elle occupe avec insistance l'espace devant lui. Il finit par dire:
-Je suis Vassili. Seulement Vassili.
Son manque de répondant ne semble pas une fermeture, son regard maintenant bien visible ne contient pas de désapprobation. Au contraire il semble attendre quelque chose en s'abstenant de le formuler. Cette retenue est fort différente des militaires étrangers. Quelque chose dans son allure et dans son regard d'eau de lac rappelle la haute société Tsmane mais contredit sa présence effacée.
Lucia voudrait à présent en connaître plus sur son colocataire, mais s'il ne l'effraie pas totalement, sa réserve l'intimide beaucoup.
Alors, c'est d'une traite qu'elle lance toutes les questions qui lui viennent en tête :
-Vous êtes soldat depuis longtemps? Et vous n'êtes pas commandant ? Vous êtes un chef pourtant non ?
Et puis stoppée nette dans sa tirade par un réflexe qui lui fait mettre sa main sur la bouche en riant aux éclats, elle se moque d'elle-même :
-Non, pardon ! Je ne veux pas être indiscrète. Je vais vous laisser plutôt .
Puis, observant sans sourire le lit qui les sépare, elle demande.
-Vous dormirez dans le lit ? À mes côtés ?
Vassili l'a observée sans attraper une seule question dans son flot de ces dernières, il considère d'un coup la situation du lit et rougit tant qu'il se détourne:
-Je ne savais pas que vous seriez installée dans cette chambre.
Il se racle la gorge, les mains derrière le dos:
-Ne vous sentez obligée de rien.
C'est à ce moment qu'une petite brune élancée toque sur la porte laissée ouverte, c'est Masha. Elle regarde Vassili puis la nouvelle arrivée et sourit avec ravissement:
-Vous êtes Lucia? Je suis Masha. Bonsoir!
Elle hoche la tête vers Vassili, qui lui répond de la même façon, soulagé de voir repoussé le sujet de la couche partagée. Lucia est tellement ravie de voir arriver celle qui pourra l'aider au sujet de son fils qu'elle en oublie la conversation qu'elle tenait avec lui et tourne le dos sans penser à le rassurer. Elle n'a plus qu'une envie, celle de se trouver en tête à tête avec Masha. Cette dernière l'emmène hors du bordel, joyeuse et optimiste au possible:
-Allons chercher votre fils!


***



Vapor. Acte I
Sauvetage d'Otages



Aucun bruit dans la pièce. Les 13 compagnons de Madalyn ne remuent pas, tous attentifs. Quelque chose a perturbé les rebelles, leur gardien a discuté avec un autre brièvement quelques minutes avant, et on le devine maintenant assis dans la lueur faible de sa lampe électrique, tapant les doigts sur son genou, le shotgun dans l'autre coude, nerveux. Il regarde les otages un à un, le touriste Resch angoissé dont le front luit, l'envoyé de presse Aélissien affalé sur une étagère de métal, la grande blonde excitée qui leur a donné du mal. Il s'allumait une cigarette lorsqu'un léger fracas retentit dans la pièce voisine qui l'arrête dans son geste, la flamme du briquet ondulante sous son visage.
Il regarde tous les étrangers recroquevillés d'un œil accusateur comme s'ils étaient responsables, puis comme personne ne bouge il se lève, range son briquet et s'avance près de la porte ouverte, arme au poing, soupçonneux. Tout le monde le suit des yeux tandis qu'il passe, avec prudence, dans la pièce d'à côté. Après un silence qui dure comme une éternité il revient, perplexe mais moins tendu.
Et une forme noire le suit, si semblable à son ombre que personne n'y prête attention quelques secondes, jusqu'à ce qu'elle s'enroule autour de lui et le soulève, lui arrachant une exclamation étouffée qui s'éteint dans un gargouillement et dans le claquement sourd de son arme tombée à ses pieds.
Il faut que son corps s'étende sur le sol avec un spasme pour que les otages comprennent que l'ombre était quelqu'un et il y a du remous de leur côté. L'intrus fléchit les genoux, couvert jusqu'aux doigts et déjà débarrassé de son couteau il a au poing son arme automatique dont il se sert pour dégommer la lampe. La pièce est plongée dans le noir. Il émet ensuite une sorte de sifflement, comme agacé, et répond tout bas à quelque requête que personne d'autre n'a entendu:
-Beh ouais.... Beh ouais... ... Ils sont 13. 14! Pardon.
Il s'accroupit dans l'autre coin de la pièce en visant l'autre porte, vif et pas très grand, silencieux comme un chat, avant de chuchoter encore:
-Vous êtes de l'autre côté? Nan y en avait qu'un... Ok... O- ok. Ben ouais.
Il traverse la pièce à pas de loup, enjambe quelques guiboles sans se formaliser de rien et bondit dans la pièce suivante comme un malade, tout d'un coup bruyant,puis revient, marchant à pas normal. Il ferme la porte juste contre, coince son arme sous un bras et tend l'autre pour prendre le pouls de chaque otage sans rien leur faire d'autre. Il retourne à l'entrée et leur dit:
-Je vous enlève pas lee.. (geste près de la bouche) Après. Bougez pas, please.
Le Resch angoissé se manifeste, jouant de la voix sous le papier-collant. Le commando agite le bras dans sa direction:
-Chut, tais-toi. Je comprends pas ce que tu dis.
Il répète comme si ça allait le calmer "Je comprends pas tu sais." Puis son oreillette récupère son attention, il pose la main dessus mais ne répond rien. Il tourne dans la pièce nerveusement. Le Resch continue de s'ébruiter.
Un certain temps passe puis il s'extirpe hors de la pièce sans un bruit. Et un rebelle y entre un peu plus tard par l'autre porte, désarmé et légèrement essoufflé, s'y réfugiant visiblement et il appelle son camarade sans regarder:
-Ivanov...?
Il s'étonne de ne pas trouver de lampe allumée et s'immobilise, inquiet. Il ne fait plus un bruit. On remue de l'autre côté du mur. On l'entend s'approcher du corps de son camarade et comme des pas viennent il se cale derrière la porte et attend, la respiration serrée. Lorsqu'on revient dans la pièce le rebelle lui saute dessus et le commando laisse échapper une exclamation, ils s'empoignent. "Oh putain! Oh putain!"
Ils se bousculent hors de la pièce, la crosse d'une arme rencontre le plâtre du mur. Ils y sont encore lorsqu'une autre ombre traverse la pièce à la suite du rebelle et les rejoint. Une détonation muette et l'agitation cesse. Une autre voix murmure:
-T'es vraiment con.
-Merci. Ah le sagouin! (Respiration essoufflée derrière le mur)
Mada secoue la tête avec dédain. Le langage de ses "sauveteurs" laisse franchement a désirer...
-Vous les avez de l'autre côté?
-On en a buté six.
Ils repassent dans la pièce des otages, la démarche plus à l'aise. Le dernier arrivé, plus grand et plus rogue que le premier, s'agenouille aux pieds de Mada' avec un couteau noir à la main.
-Ils attrapent pas n'importe quoi...
Le plus petit extirpe de ses poches une lampe, qu'il allume en direction des otages. Il fléchit les jambes à plusieurs reprise avec entrain pour évacuer sa nervosité et demande:
-Tu les bouges déjà?
-Hoel a vidé l'étage.
-Ok. On les fait descendre? (la main sur l'oreillette)Hoel? On fait descendre? ... On fait descendre.
Le plus grand tranche sèchement les liens de Madalyn, d'un geste fort et précis, et lui arrache le papier de la bouche en ordonnant:
-Vous restez bien groupés.
Il répète l'opération à sa voisine:
-Vous allez marcher bien baissés, vous passez bien sous les fenêtres. Vous faites pas de bruit. Et tout se passera bien.
Mada étouffe un juron alors que l'homme la libère. Le rustre ! Elle se masse les poignets et passe une main sur sa bouche meurtrie.
-C'est pas trop tôt dites moi. On est la depuis plus de 24h quand même.
Il la regarde et continue a répéter aux autres ses instructions.
-Oh je vous parle!
Il ne semble pas s'intéresser à ses commentaires et s'éloigne vers les autres qui n'ont pas tant à dire. Le petit la regarde, invisible sous sa cagoule mais perplexe:
-24h?[(petit rire) Vous avez eu du bol, heh!
Il ajoute à l'autre qui n'écoutait pas:
-Vapor, 24h!
Ce dernier lève le pouce sans regarder, pas plus intéressé que ça.
Il se moque d'elle en plus.
-Oui 24h ça vous fait rire peut-être? on voit bien que c'était pas vous.
Madalyn se lève d'un bond, furieuse et s'approche du petit encagoulé. Elle ne l'a jamais vu, en tout cas il ne lui dit rien. Surement pas un gars de l'armée, il la reconnaitrait sinon.
-Vous êtes qui? Vous sortez d'où d'ailleurs?
Une fois debout, elle le dépasse d'un léger centimètre. Son expression est invisible sous le tissu mais son corps n'en dit pas moins, il garde la main en l'air comme figé, ne sachant s'il doit rire ou se fâcher. Après un temps il retrouve ses esprits:
-Ah mais j'voulais pas dire que...
Vapor lance par-dessus les otages maintenant debout:
-Tu pars vers le 5e?
-Heu ouais.
Le petit se redresse devant Madalyn:
-Heu on vient de vous sauver la mise, madame, calmez-vous. On vous ramène à bon port.
Madalyn fait une moue de mauvaise augure. Elle se redresse de toute sa taille et toise le petit le menton bien haut.
-Mademoiselle, lâche-t-elle sèchement.
Elle rit sombrement en devinant sa mine déconfite.
-Mon petit, il n'y a pas de bon port ici. On se fait canarder dans tous les coins. Maintenant dites moi qui vous êtes et pour qui vous bossez.
Elle attend sa réponse, bras croisés sur sa poitrine, l'air revêche.
Il ouvre la bouche sous sa cagoule, médusé, puis se met à rire d'incompréhension:
-Heuh...
Vapor aboie:
-Pédé tu sors ou tu sors? Bordel.
-Mais c'est...
L'Aelissien suit l'échange avec fascination puis Vapor les rejoint en début de convoi, agacé, et passe la journaliste sans se retourner:
-Vous sortez tous en file indienne et vous passez pas un cheveux par les fenêtres ou vous crevez, c'est tout.
Les otages le suivent avec appréhension. Le petit continue d'observer Madalyn:
-Oui, vous poserez vos questions après parce que là c'est encore tendu.
Madalyn continue de le regarder d'un œil mécontent.
-J'en ai pas fini avec vous !
Néanmoins elle suit les autres otages et se place en fin de ligne. "Si ma queue de cheveux vole par mégarde par une fenêtre, j'espère que l'autre con va prendre une balle au cul" pense-t-elle en regardant Vapor. Elle lance un regard entendu au petit pour lui signifier qu'elle ne l'oublie pas.
La petite troupe se met en marche tremblante et pressée. Madalyn se demande bien par où on va les faire passer. D'ailleurs elle ne sait même pas ou elle est dans la ville. Elle se retourne en marchant et demande à l'homme armé qui ferme la marche derrière elle:
-On est où ?
L'autre la regarde et lui fait signe d'avancer. La jeune femme s'irrite. Ils sont tous muets ici, c'est pas croyable. Elle ne lui demande pas si elle peut regarder par la fenêtre quand même. Elle s'arrête et lui fait face.
-Je répète. On est où?
L'homme s'arrête,toujours perplexe et à nouveau attaqué par l'obstacle blond:
-Heu on est dans le 35... Quelque part à côté d'Artyon. Vous avez pas envie d'avancer?
Son insistance remarquable commence à le mettre mal à l'aise et la position accroupie n'est pas des plus confortables. Elle s'exclame:
- Dans le 35... Mais on est très loin du camp là. Je ne sais pas si vous réalisez.
Voyant sa gène et ayant elle même mal aux jambes, Madalyn se retourne de mauvaise grâce et reprend sa route. Tout ces hommes, mettez leur une arme entre les mains et ça oublie les bonnes manières. Et puis d'abord qui sont-ils ceux-là. Elle continue d'avancer en rouspétant et lance à l'homme derrière elle, qui s'est remis en marche avec soulagement:
- Bon et vous êtes qui alors ? Parce que déjà vous arrivez tard, on aurait pu moisir ici des lustres, mais en plus on sait pas qui vous êtes.
-Moi c'est Venia, heu, voilà. Y en a qui restent coincés des mois, vous savez, on a pas fait un mauvais temps moi j'trouve.
La jeune femme le regarde avec surprise:
-Pas un mauvais temps? Des mois? Seigneur mais comment c'est possible? L'armée ne sert vraiment à rien ma parole.
Vapor lève un bras et ils s'asseyent tous, Venia en premier, attentif aux bruits alentours, tous collés le long du couloir. Madalyn hésite mais suit le mouvement. Le sol est froid et humide. Les murs piquetés de taches suspectes.
Après un temps ils repartent et Venia, qui se décide à lui parler, reprend:
-Puis c'est pas moi qui bosse sur l'infiltration! On savait pas où vous étiez, t'sais. Et toi tu t'appelles comment?
Elle soupire en se demandant dans quelle galère elle s'est encore fourrée. Elle lui jette deux trois regards par dessus son épaule. Il n'a pas l'air méchant. Elle se demande ce qu'il fait là.
-Vous ne saviez pas? demande-t-elle interdite.
Il hausse les épaules sans un mot et la presse un peu pour avancer.
-Je m'appelle Madalyn, je viens d'Aelis. Tu participes souvent à ce genre d'opération alors ? Tu fais parti de l'armée régulière? On dirait pas.
Elle lui jette un nouveau regard en souriant pour le mettre en confiance. ça sent les infos tout ça, pense-t-elle.
Il continue de trotter derrière elle sans s'essouffler tandis qu'ils descendent des escaliers:
-Non, on est pas de l'armée en fait.
Le mec devant Mada' écoute d'une oreille, intéressé. Venia continue, content qu'on s'intéresse à lui:
-Nous c'est la P. (il montre la lettre ornementée et sinistre sur l'épaule de son uniforme incolore) Et on fait que des opérations spécialisées.
La jeune femme hausse les sourcils.
-La P? La Peets ? Vous êtes venu aider l'armée? Cette bande d'incapables répugnants et oisifs...
Elle trébuche dans les escaliers et il la rattrape par le bras. Elle le remercie d'un signe de tête.
-Oui c'est ça! Héhé. Ils ont du mal, mais c'est dur, les Tsmans! C'est pas d'la tarte.
-Vous êtes nombreux ? C'est qui votre chef ?
Il passe sans gêne au-dessus des deux dernières questions. Madalyn se dit qu'il est temps de tenter une autre approche.
-Oui les Tsmans, c'est une autre culture, allez savoir. ça fait longtemps que vous faite partie de la P, Venia ?
-Les Tsmans, putain! Haha, oué. C'est la jungle. Pulchratek... J'ai fait Sovat aussi, avec les Black Mails. J'ai toujours été dans la Peet'.
Madalyn regarde plus en détail le bonhomme derrière elle. Lui, dans les Black Mails? Il a pourtant l'air d'une bonne pâte.
- Vous avez fait partie des BM? Mais vous avez quel âge ?
-J'en ai 27, chu l'plus jeune des P. Rentré à 20 ans! T'imagines pas ce que c'est!
D'autres gars armés les rejoignent alors que Vapor signale l'arrêt des mesures de précaution. On continue à marche normale. Celui qui arrive le premier retire sa cagoule, découvrant un beau visage sévère qui s'adoucit dès qu'il se met à sourire. Sa voix est agréable:
-Qu'est-ce que tu baragouines, Petiot?
La neutralité froide de Vapor résonne à l'avant:
-Ces gens ont rien à entendre.
Il retire sa cagoule à son tour et ébouriffe ses cheveux courts sous sa main puis se frotte le nez. Son visage est confiant, les yeux très noirs perçants et presque bridés:
-Ce trou de balle est incapable de se taire.
Venia se débarrassait à son tour de sa protection et la réplique lui échappe. Son visage s'éclaire immédiatement d'un sourire râpeux et amical, les yeux sombres et souriants:
-Je baragouine pas, elle pose des questions.
-Ah oui d'ailleurs. Ferme-ta-gueule.
- Rien à entendre, rien à entendre, ça c'est vous qui le dites mon vieux.
Madalyn regarde l'échange d'un œil critique. Elle prend le temps d'observer chaque visage qui se découvre afin de les graver dans sa mémoire. Alors qu'elle marche derrière les autres, elle écoute Vapor déblatérer et lui lance un regard noirr. Un ennemi de la vérité à n'en pas douter. Elle se dit qu'il faut qu'elle le surveille de plus près, il a l'air de diriger. Puis d'un seul coup elle se retourne vers Venia et lui sort son plus grand sourire.
-Et donc 7 ans de service? Non je n'imagine pas. Vous devez avoir vécu des trucs incroyables.
Venia rit de lui-même.
-Le plus incroyable c'est d'être le seul con de 20 ans avec ceux-là, haha!
Le grand homme blond, dont les plis aux coins du visage indiquent un certain âge, vient lui taper dans le dos:
-Qu'est-ce que tu racontes, Venia? C'est pas si terrible.
-Tu dis ça Haus', mais Vapor il fait pas la conversation.
Hausman regarde de l'autre côté avec bonhommie, visiblement sincère:
-Il est très bien Vapor!
-Bah ouais! Hahaha!
Le nommé a disparu quelque part derrière le camion blindé où les otages embarquent. Hausman s'adresse poliment à Madalyn:
-Je pense que vous embarquez. Nous vous conduisons au bivouac 20, c'est en sécurité. Vous n'avez pas été blessée?
Madalyn jauge Hausman du regard pendant un instant et juge inutile de le contredire malgré son apparente gentillesse. Aussi elle se dirige vers les camions.
-Non ça va, j'ai juste été assommée, raptée et bringuebalée comme un sac de patate...
Elle dit cela avec un sourire sarcastique au lèvres. Vénia complète:
-Ce Tsman m'a éclaté la main!
Il montre sa paume ou s'étend un ridicule bleu. Madalyn le regarde et éclate de rire:
-Sérieux, vous appelez ça éclater? Vous n'avez rien du tout. Un Huma' m'a poussé hors d'un hélico en vol. Moi j'ai un vrai hématome. Vous c'est peanuts!
Il la regarde, déconfis puis reprend:
-Heu ouais mais il a failli m'embrocher aussi! Hein, toi pas!(mimant le geste d'enfoncer un couteau dans un ventre invisible)
Elle rit de plus belle puis va jusqu'aux camions avec eux. Les ex-otages s'entassent dedans, encadrés par les hommes de la P. Mada' reprend aussi soudainement qu'elle s'était mise a rire:
-Votre Vapor là, il a quel âge ? Il est peut-être pas causant mais il aboie pas mal... C'est votre leader ?
Hausman ne rentre pas mais vérifie que tout le monde soit assis de façon stable. Venia s'est assis en face d'elle, l'arme calée entre les genoux:
-Nope!
Un autre homme s'est approché du camion, plus petit qu'Hausman mais plus trapu que Venia. Son visage est fermé, maussade et ses yeux clairs et vides, inexpressifs et tombants. Venia lui pose la question de Mada':
-Hoel, il a quel âge Vapor?
Hoel met du temps à capter, observant le camion et l'agitation sans changer d'humeur. Venia répète, pressé:
-Il a quel âge? Hoel?... Hoel?... Vapor il a quel âge?... Il a quel âge Vapor?
Hausman répond pour abréger la conversation qui ne le captive pas:
-Heuu, la trentaine? Pourquoi?
Mada réfléchit à toute allure en même temps qu'elle engrange les informations. Impossible de sortir son microphone maintenant pour enregistrer. Elle fait la moue à cette pensée et se penche en avant pour parler.
-Trente ans seulement. Vous êtes tous jeunes pour ce métier. Alors, ça fait longtemps que vous êtes sur Pulchratek? Moi à peine trois jours, dont un ligotée et bâillonnée...
-On y est pas depuis plus longtemps, ça fait une petite semaine. Et déjà 14 otages de libérés! Héhé. C'est pas de l'efficacité?
Un des ex-otages bougonne dans leur direction, pas aussi frais ni pimpant que Madalyn:
-Tu parles, j'étais là depuis 5 jours. Chu content de vous voir.
Venia lui sourit jusqu'aux oreilles:
-Vous aurez des douches et des soins au 20, ils vous attendent avec impatience.
-J'ai hâte. (ton dépourvu d'entrain)
Hausman les observe en souriant aimablement, poli et indifférent. Il ne complète pas Venia.
Le bulldog boudeur nommé Hoel s'exclame:
-On roule!
Vapor répète quelque part en gueulant de la même façon en écho:
-On roule!
Des portes claquent. Les camions grondent.
Mada grimace en pensant a ce qu'aurait été 5 jours ligotée et bâillonnée. "L'enfer sur terre" pense-t-elle. Un commando bondit sur leurs genoux pour s'installer dans le fond et Hausman ferme la porte en restant dehors. Les camions se mettent en route. ça bringuebale dans tous les sens et Madalyn doit s'accrocher du mieux qu'elle peut a son siège pour ne pas tomber. Elle plante ses ongles dans la mousse du siège et lance un pauvre sourire à l'homme a coté d'elle. Ils n'en mènent pas large. Les blindés étant dépourvus de fenêtre, il fait sombre dans la cabine. Elle essaie de dire quelque chose mais le grondement des moteurs couvre tout. Aussi décide-t-elle de prendre son mal en patience et d'attendre qu'ils arrivent au camp.
Quelques minutes bruyantes s'écoulent, les suspensions rebondissantes sur les gravas et enfin le véhicule freine. Vapor ouvre la porte et Venia saute à bas de la cabine, encadré de militaires Resch en bleu et vert, il lance joyeusement:
-Tout le monde dehors!
Ils tendent les bras pour rattraper ceux qui débarquent. Madalyn est la première à sortir. Il tend les bras pour la prendre par la taille et elle lui donne une tape sur la main: "Bas les pattes! Je peux le faire toute seule" Elle sourit néanmoins. Mada regarde autour d'elle mais ne reconnait rien. Il y a bien un camp mais elle est incapable de dire où il se trouve dans la ville.
Une fois que tout le monde est descendu des camions, elle cherche son camarade souriant. Elle le trouve près d'Hoel et d'Hausman et décide intérieurement de ne plus le lâcher.
Les militaires s'activent autour des tentes médicales où les otages sont guidés. Vapor rattrape la journaliste avant qu'elle rejoigne les trois autres:
-Vous allez où? Les tentes sont par là.
-Je vais continuer ma conversation. Maintenant si vous voulez bien me lâcher le bras. Ce serait dommage que je sois blessée maintenant...
Mada le regarde avec une lueur furieuse dans les yeux. Elle essaie de se dégager mais il ne la lâche pas. Ils se toisent avec insistance.
-J'ai dit lâchez-moi !
Vapor la lâche sans faire d'histoire, le visage muet et placide. Il fait quelques pas en marche arrière sans la quitter des yeux puis s'en va. Madalyn se masse le bras un instant puis emboite le pas de Venia et de ses amis.
Hoel ne se formalise pas de la voir parmi eux, la regardant comme au travers d'une vitre derrière laquelle rien ne l'interpelle. Il discute dans un Talkie-Walkie à voix basse et monotone dont on distingue très peu de mots comme "progression" et "nombre".
Hausman sourit avec galanterie à Mada':
-Vous avez retrouvé vos repères? Je peux faire quelque chose pour vous?
La jeune femme le regarde avec soulagement et chaleur. Enfin un homme qui parle correctement aux femmes. Elle sourit en retour:
-Je dois avouer que je ne connais pas bien la ville, mais je reconnais à peu près le quartier. Pas sûre que j'arrive à retourner jusque chez moi mais au moins je ne suis plus attachée dans le noir.
Elle jette un regard à Hoel qui semble être là et ailleurs et décide finalement de continuer de s'adresser à Hausman.
-Qu'allez vous faire maintenant ? Nous ramener chez nous un par un?
-Nous vous laissons aux mains de l'armée, qui fera de son mieux pour vous éviter une autre nuit ligotée, j'en suis sûr... Vous n'êtes pas locale, à quelle faction appartenez-vous?
Venia hoche la tête:
-C'est vrai, vous avez un accent. Un tout petit accent.
Madalyn bougonne quelque chose d'incompréhensible à propos de l'armée et de cochons...
-Je n'appartiens à aucune faction. Je suis avec les humanitaires. Je viens d'Aelis. Je vous l'ai dit déjà vous ne vous rappelez pas ?
Venia rougit en calant ses poings derrière son dos. Hausman s'amuse:
-Ils pourront certainement vous ramener à votre campement. D'Aelis. (changeant de sujet) De quelle contrée?
Elle regarde le soldat rougir d'embarras. Une réaction aussi inattendue que surprenante, à son sens.
-Wilwarin.
-Wilmar. (appréciateur)
Hausman dit en français avec l'accent ondulant du Resch et s'en amusant de sa prononciation:
-"C'est très beau."
Venia s'exclame aussitôt:
-T'es allé à Wilmar??
-J'ai une tante quelque part par-là. (geste de la main)
-La vache! J'ai jamais vu que la frontière. Et encore. J'ai vu que les barbelés.
Madalyn s'amuse de la réaction de Venia. Elle dit en français:
-Vous ne vous débrouillez pas trop mal.
-"Merci beaucoup".
Puis elle reprend en Resch, s'adressant plus à Venia qu'à Hausman.
-Ici ou là-bas, les hommes restent les mêmes. Seul l'emballage change.
Elle pousse un soupire. Sa cuisse la lance, elle a faim et elle est fatiguée.
-C'est possible de s'asseoir et de manger un morceau par-ici ?
Hausman indique les tentes:
-Tout est là. Ils vous ont aux petits soins.
Vénia se marre:
-Ils aiment pas quand on leur prend des otages. 'Sont déjà tellement dans la merde, haha! Si en plus on leur emprunte le mérite.
Les soldats réguliers ne les regardent pas d'un bon œil pendant qu'ils referment leurs camions. Venia sautille en les regardant faire:
-Ils nous aiment pas, ils nous aiment pas!
Ce constat le remplit de joie.





Vapor. Acte II
De la Taxidermie



-Tu peux pas test.
C'était la réplique d'Isaiah après avoir tiré en pleine tête un Tsman aventureux qui traversait la rue à 200 m de là. Venia éclate de rire, étendu à plat ventre sur un balcon à côté d'Enri dont il voit le bord du tatouage poindre sous la visière de son casque, où ses yeux sourient. Ce dernier glousse de sa voix profonde, affalé sur son arme et sans visible intention de s'en servir:
-Il n'a rien vu venir!
Le ton tranchant d'Isaiah fend l'air:
-Comme si les Tsics du coin voyaient quoi que ce soit. Tu les as déjà vus tirer droit? … Sont tous bourrés en permanence.
-Je ne sais pas pourquoi on est là, au fond, tu t'en sors fort bien tout seul.
Venia, qui se délecte de voir leur compagnon sniper en solitaire depuis une heure, se manifeste:
-Oh mais je fais le prochain, y a pas de soucis!
Sur ce il redresse son arme de point et se met en joue, navré de devoir décrocher ses yeux du profil d'Isaiah, son oeil attentif d'un bleu de mer profond que même le ciel gris d'aujourd'hui ne peut aplatir.
-Comme tu voudras.
-Si ils osent se montrer encore.
Les trois soldats, couverts de noir et de débris poussiéreux qui les cammoufflent dans le décor de béton perforé, patientent un long moment en silence, scrutant les rues désolées devant eux. Enri surveille leurs arrières. Comme rien ne bouge à part eux, ils finissent par entendre la voix innocement lente et maussade de Hoel dans les oreillettes:
-Secteur A sécurisé.
Un soupir de soulagement résonne après lui en provenance de l'équipe A, puis la voix polie d'Hausman qui note:
-Très bon timing.
Quelqu'un rit longuement et avec stupidité, ce qui suscite un grognement de la part de Vapor:
-Coupe le canal quand t'as rien d'intelligent à dire, Venia.
-Pardon.
Isaiah roule des yeux au ciel. Hoel aboie:
-J'ai le droit d'entendre le silence des fois? Isaiah... Toujours sur le perchoir?
-Ouip.
-Tu descends chercher les petits avec Enri. Venia remonte par-ici.(Exclamation contrariée de ce dernier) Entendu?
-Complètement.
-On glisse sur secteur B.
-à vos ordres.
-Comme du cotton. (Venia)
C'est ça. Discrètement.
Enri se lève, l'arme au coude et traversant déjà la pièce glacée quand Venia et Isaiah le suivent, enjambant par habitude les morceaux de meubles brisés. Ils se séparent sur le palier, Venia continuant dans une autre branche de l'immeuble et les deux autres descendant l'escalier:
-à toute'!
-Soyez tendres avec les p'tits, hein, leur faites pas peur.
-Mais nan. D'ailleurs c'est qui qui commande ce matin?
-Ah, ché pas, Hoel l'a dit?
-Ouais, laisse tomber, pas grave.
-Okay.
Ils sont rapidement hors de vue.
Venia fait sa route seul, avec prudence, s'éloignant des fenêtres, procédant courbé pour ne pas dépasser, jambes souples et l'oreille attentive. Tous ces buildings sont glacés, éventrés ici et là par les bombardemnts du début d'année et désertés de leurs locataires depuis. L'air froid picote ses yeux grands ouverts.
D'un coup, une détonation forte le saisit, le plâtre explose au-dessus de sa tête et il bondit au couvert d'un angle de couloir, en tirant une ou deux fois à l'aveuglette dans la direction du tir. Il a le temps d'observer la blessure infligée au mur, une plaie vaste de shotgun. Un Tsman à coup sûr, échappé du secteur A, avec un peu de chance il est à court de munition. Venia s'excite à l'idée de cet avantage:
-Hé grosse patate!
Soudain avide d'exhiber son vocabulaire étranger, il lance, lumineux, le mot qu'il prononce le mieux en Souss:
-Trou de balle!
Sa provocation ne donne rien, mais il est satisfait de son humble discours et longe le mur en espérant trouver accès vers l'autre côté, prudent. Mais l'architcture locale le contrarie, il n'y a pas accès de l'autre côté sans retourner en arrière. Il préfère s'avancer à reculons, aux aguets sans être inquiet pour autant. Finalement, Vapor surgit devant lui, l'arme pointée sur sa figure pendant quelques secondes épaisses:
-Qu'est-ce que tu fiches ici, ducon?
-Hoel m'a dit de remonter, j'y peux rien!
On remue derrière le mur sur leur gauche et Venia pointe dans le vide, inquiété, mais Vapor n'a pas bougé. Ce dernier écoute du côté du couloir d'où est venu son collègue:
-T'as vu passer personne?
-Si, on m'a presque fait sauter la tête.
-Tu l'as descendue?
-Non, de quoi?
-La meuf qu'a failli te plomber.
-C'est une nana? Huh.
-Elle m'échappé, cette pute.
Il passe dans la pièce voisine et en ressort un homme qu'il traîne par les cheveux. Venia s'étonne de voir que ce dernier est vivant et se débat sans vigueur au mauvais traitement que Vapor lui inflige. La marque rouge qui souligne son passage sur le sol donne la raison de son manque d'entrain:
-Vapor, qu'est-ce que tu fais?
-De la taxidermie.
-De quoi?
-Non rien.
Vapor sourit en coin. La question est simplement ignorée, il ordonne quelque chose en Souss à son prisonnier, qu'il a poussé près de la porte avec rudesse et autour duquel il tourne comme un vautour, cherchant la plus tendre chair à mordiller. Lorsqu'il a trouvé, il retourne son fusil et abat la crosse sur le tibia de sa victime, avec une force et une brutalité qui surprend Venia et craque l'os en deux d'un grand bruit.
L'homme hoquète en voyant l'arme s'abattre, se tient coi quelques secondes, abasourdi. Vapor en profite pour asséner dans la jambe brisée un coup de pied qui la plie à 90°. Venia serre les dents tandis que le blessé hurle de douleur.
-Qu'est-ce que tu lui fais??
-J'appelle sa gonzesse. Coupe le canal.
-Hein?
-Coupe le canal.
Venia décroche le micro de son casque, sentant l'exécution de ce geste nécessaire. Il regarde le Tsman se vider de son sang et de son énergie, qui s'égosille de moins en moins, puis la grande silhouette de Vapor qui scrute l'extrêmité du couloir.
-Tu crois qu'elle va revenir?
-Bien sûr. Elle va pas supporter d'entendre son mec chialer aussi fort.
-Et si elle vient pas?
-Elle viendra.
-Et si elle vient?
-Je l'abats.
-Et le but, c'est quoi?
-De fermer ta gueule. Viens, on retourne dans cette pièce.
Il pousse Venia dans la salle d'où il a tiré le blessé. Quelques éclaboussures mousseuses indiquent l'endroit où ce dernier a pris la balle. Venia s'impatiente:
-Hoel veut qu'on remonte vers l'équipe A.
-C'est déjà fait, t'es avec moi.
-Ouais mais non, mais ok où sont les autres alors?
-Ils sont pas loin. Relax.


***



Lucia. Acte II
Fin de Soirée



Venia revient au QG le visage tiré, suivant derrière Vapor et les autres, mais sa mine passablement accablée n'interpelle personne. D'autre part, il a vite fait de la couvrir de grand rires et d'alcool, comme à chaque fois que quelque chose le tracasse. Il est donc pompète avant les autres ce soir et reçoit quelques regards réprobateurs de la part d'Isaiah lorsqu'ils se croisent des yeux, ce à quoi Venia enfuit le nez dans un autre verre en débitant un peu plus de conneries.
Hausmann et le reste de l'équipe A sont très satisfaits de la mission d'aujourd'hui et fêtent dignement le travail accompli. Les blagues et insinuations homosexuelles de Vénia ne sont écoutées qu'à moitié et on s'en esclaffe avec vulgarité. La conversation va bon train et le repas est englouti avec ravissement, après quoi on ne fait plus que boire.
Hoel, constamment inexpressif et ennuyé, modère le taux de vodka ingurgité par ses soldats comme un chien aboie sur ses moutons pendant que Vapor, assis à côté de lui, fixe stoïquement le centre des exclamations hilares provenant de la moitié gauche de la table, c'est-à-dire Venia. Ce dernier est en train de draguer ostensieusement Enri à côté de lui, qui rit de bon coeur aux compliments absurdes qui sont faits sur diverses parties de son corps.
Hausmann commente la performance imbibée de Venia:
-Vous avez l'oeil. Un poète.
-Est-ce que... Est-ce que j'ai décrit vos magnifiques cuisses, Enri?
-Oui, deux fois déjà.
-Une fois pour chacune. La troisième maintenant!
-Ah parce que tu connais la dernière?!
Venia pose un bras lourd autour des épaules de sa muse improvisée:
-Oui monsieur-le-tatoué, j'observe! J'ai l'oeil, Hausmann l'a dit. DONC c'est vraai. Et votre cuisse...
-Il aime ta cuisse, Enri!
-La vache, haha!
Un éclat de rire gras soulève Vapor de sa chaise, ce qui saisit ceux qui sont assis en bout de table. Sans rien dire et sans expression sur le visage il marche derrière les dos agités jusqu'au guignole de service. Enri se calme en jetant un regard à Vapor, qui ne répond à aucun de leurs rires mais ne semble pas faire la tête non plus, jusqu'à ce qu'il saisisse Venia par le sommet du crâne et lui aplatisse la face à la volée sur la table.
Enri se lève immédiatement. Il s'éloigne sans un mot pendant que la tête de Venia ricoche avec violence sur le chêne et que son corps en déséquilibre s'effondre maladroitement de sa chaise, renversant en s'y attrapant la chaise allegée d'Enri.
Lucia, sans lever les yeux, s’applique à laver les verres avec soin. Elle se tient près du comptoir utilisé comme bar par les habitués du bordel en temps de paix, mais qui, aujourd’hui, ne sert plus qu'aux soldats venus occuper la maison.
Elle se fait toute petite aux premiers coups donnés par Vapor. La tête baissée sur sa vaisselle et l’air concentrée d’une femme que rien ne peut perturber, elle observe toute la scène.
Hoel n'a aucune réaction, ses yeux plats directionnés vers la place où Venia n'est plus assis.
Vapor se penche nonchalament et, appuyé d'une main sur le bord de la table, s'applique à rouer de coups de pieds le corps de Venia qui se recroqueville entre les pieds de chaises. Personne ne bouge.
Enfin comme les coups de Vapor transportaient leur victime vers d'autres chaises abandonnées, ponctués d'exclamations étouffées sous la table, Hoel réagit:
-Hey!
Hausmann se lève avec une désagréable lenteur. Hoel est toujours assis pour répéter plus fort:
-HEH! VAPOR!
Quand le hoquets de Venia s'humidifient, le chef se lève d'un seul coup avec une étonnante fureur, sans bouger. Vapor s'arrête.
Hoel le fixe longuement. Hausmann se rassied. Vapor se frotte le nez sans commenter l'incident, le visage lisse et indifférent. La salle à manger se vide dans un calme presque complet.
Le commandant est le dernier à sortir de la pièce. Il n’a pas bougé de sa place depuis la dernière frappe de Vapor. Son visage est dur. Il observe chacun des soldats se lever sans qu'aucun d'entre eux n'ose se regarder. Quand tous les hommes ont quitté la salle silencieusement, Venia est prostré au sol, le visage enfoui entre ses coudes serrés fort. Hoel pose sur lui une moue sceptique avant de se retirer à l'étage, comme les autres.
Lucia ne fait plus un mouvement depuis un moment. Elle ose à peine respirer. Elle voudrait être devenue invisible.
Mais autant son corps se statufie, autant ses pensées courent en tous sens.
Dans le fond de son être, un plaisir malsain se complait à contraindre son esprit à raisonner avec les tripes :
« Tuez-vous entre vous bande de porcs ! Tuez-vous ! Egorgez-vous ! »
Si la peur ne l’avait tétanisée, elle s’en serait léché les babines.
Le silence gagne chaque recoin de la pièce. Peu à peu, son sang revit en elle. Un gémissement en provenance du lieu où git Venia vient soudain troubler la paix revenue et agit sur elle comme un déclencheur.
Elle pose le verre qu’elle cramponnait dans sa main et se dirige lentement vers le corps malmené.
Avant de s’accroupir près de lui, elle l’observe. Dans son esprit combattent encore la volonté de l’achever et la miséricorde.
La raison seule la fait agir. Elle doit au moins faire semblant de lui venir en aide et peut-être utiliser la haine qui devrait germer dans le combattant meurtri par son propre chef.
Elle effleure le visage couvert du sang qui s'écoule du nez écrasé, la lèvre fendue dont la peau gonflée éclate comme un fruit trop mûr. Venia recule la tête à ce contact, il gardait les yeux hermétiquement clos. Lucia s’exprime en souss.
- Tu as mal ?
Un gémissement vient seul répondre à sa question bien inutile.
- Tu peux te lever ?
En le questionnant, elle a passé ses bras sous ses aisselles et tente de le remettre sur pied.
Lucia est grande et forte, tonifiée par une vie consacrée à dresser les chevaux sauvages, mais Venia est lourd et ne fait guère d’effort pour l’aider. Il ne semble pas vouloir se déplier de la boule qu'il formait.
Lucia le traine plus qu’elle ne le porte vers un fauteuil, puis tamponne ses plaies avec de l’eau bouillie.
- Attends-moi ici, je vais chercher les herbes.
Il lui faut peu de temps pour grimper à l’étage et prendre sa trousse médicinale dans son armoire. A son retour, l’homme n’a pas bougé de place. Il l'aperçoit revenir en tâtant avec précaution les bords de son nez douloureux, étalant des traces sang horizontales comme des moustaches sur ses joues. Sans son rictus habituel, le regard de Venia est considérablement assombri. Il ne dit pas un mot.
Tout en lui badigeonnant ses plaies d’huile calmante, Lucia parle avec douceur et sa voix agit comme une pommade sur le blessé.
- Je garde toujours mes herbes médicinales avec moi. Celles-ci proviennent des forêts du Nord. Tu sens l’odeur de la marjolaine et de la mélisse ? Elles vont te faire du bien. Tu vas vite dégonfler avec ça, tu verras.
Fermant les yeux, le soldat baisse la tête et porte une main à son visage devenu piquant. De l'eau coule de ses yeux.
Soudain, la porte de la salle est ouverte à la volée. Sergeï entre, une longue main sur la poignée qu'il referme derrière lui en provenance de l'arrière-boutique.
-Lucia!
Il marche à grand pas rapides jusqu'à eux puis s'arrête à distance lorsqu'il les voit suffisamment pour constater ce qui est arrivé. Une partie de son appréhenssion s'évanouit visiblement, il pensait que quelque chose aurait pu arriver à Lucia et il est rassuré à ce sujet. Il n'a que faire du soldat mais ne sait pas s'il ferait mieux d'aider la paysanne à ses soins ou de lui ordonner de s'en éloigner. Il suppose que c'est le résultat d'une querelle quelconque entre ces brutes. Il allait dire quelque chose lorsque Venia intervient, repoussant la grande Tsmane avec assez peu de conviction et la remerciant dans un Souss approximatif:
-Merci. Je vais aller. Hhuh.
Il se relève avec difficulté. Sergeï lui donne un coup de main mais une fois debout, Venia le repousse également, avec moins de douceur que la Tsmane, et titube vers les escaliers sans regarder derrière lui.
Lucia a reculé sous la pulsion et elle regarde Venia sortir en titubant comme un homme complètement saoul. Il tient à peine debout, mais il avance en grognant.
Dès qu'il a passé la porte, elle se tourne vers Sergei. Son regard est plus noir que jamais. Elle s'essuie les mains sur sa jupe et crache presque :
-Ils sont fous.
Elle sent le regard de Sergei peser sur ses épaules autant que sur sa gorge. Il hoche la tête brièvement pour acquiescer, sans savoir qu'ajouter, vaguement tendu. Elle s'empresse d'ajouter :
- Masha est dans la remise à charbon ? Il faut que je la vois.
-Elle y est. Hm! Lucia? (Il baisse la voix, même s'il n'y a plus personne pour surprendre leur conversation) S'il leur vient de faire ce genre de grabuge lorsque vous êtes ici, rentrez dans l'arrière-cuisine. Il y a une porte qui donne vers le hall, Masha vous l'a montrée? C'est la porte qu'Alexeï et moi utilisons. Je n'aime pas l'idée que vous puissiez vous retrouvez coincée derrière le bar avec ces bêtes sauvages lorsque cela leur prend.
Disant cela il se dirige vers la cuisine pour lui montrer la porte discrète, ramassant au passage des bouteilles de vodka vides abandonnées au sol.



Dans ton dos avec un beanie, un hamburger et un fusil.
  • 119 sujets
  • 1328 réponses

Message posté le 22:04 - 11 nov. 2015

***



Madalyn. Acte II
Amourettes Improbables



Madalyn traverse en rouspétant le camp désert. Mais quelle journée de merde. De merde, de merde. Même son petit laïus sur la Peets ne parvient pas à la dérider. Rien ne va comme elle le veut, tout part de travers et les informations intéressantes sont aux abonnés absents. Elle frissonne dans la nuit. Le camp vide est sordide, il lui file froid dans le dos... Elle hâte le pas en apercevant sa tente au loin. La lumière y est allumée et resplendit comme un phare dans les ténèbres. La lumière est allumée. Allumée ? Elsa, sa colocataire idiote, devrait déjà dormir. Madalyn fronce les sourcils, inquiète et curieuse, et poursuit sa route, aussi silencieuse que possible. Arrivée près de la tente, elle écarte le battant de toile d'un geste brusque et vindicatif, et s'avance faisant barrage de son corps déjà couvert de bleus. Sur le lit face à elle, Elsa tient la main d'un illustre inconnu à l'air plus que suspect. Elle les observe un instant, consciente de les avoir pris sur le fait. Mais quel fait? se demande-t-telle.
- On avait dit pas de dessert après 21h, lâche t-elle avec une nonchalance feinte.
Elsa hausse ses larges épaules, les joues rosies par la présence de son compagnon présent incognito. Le ton cinglant de Madalyn lui est passé au-dessus de la tête sans même effleurer ses cheveux blonds et plats, elle tire vers sa colocataire un jeune homme encore plus blond qu'elle-même enveloppé dans un grand anorak militaire. Les mains bourrues d'Elsa, faites délicates pour l'occasion, sont accrochées sur la nuque aux muscles fins et tournent vers Madalyn un regard sorti d'un glacier tiède.
Elsa fait les présentations avec son fort accent Resh:
- Ma colocataire, Madalyn! Tu sais? Du groupe que vous avez récupéré avant-hier.
Comme le jeune homme lui lance un drôle d'air, Elsa se tait et sourit à Madalyn avec une modération embarrassée.
- Je t'ai parlé de mon compagnon?
Madalyn hausse un sourcil charmé. La chance lui sourirait-elle enfin?
- Non pas encore, répond-t-elle, un éclat carnassier dans les yeux. Sous le regard étrange de l'inconnu, elle s'assied sur son propre lit, avec des gestes mesurés comme face à un animal dangereux. Et leur sert son plus beau sourire.
- Dites-moi tout !
Le couple étrange se presse sur lui-même et l'inconnu ne semble pas décidé à ouvrir la bouche, évitant Madalyn des yeux pour paraître un peu moins visible tandis qu'Elsa lui enserre les mains. Elle dit quelque chose de très rapide dans une langue proche du Resch mais assez différent et avalé pour que Madalyn ne comprenne pas. Le jeune homme répond quelque chose du même genre à voix basse, à quoi Elsa est confuse et se tait. Il se tourne alors vers Madalyn et lui tend la main amicalement, la voix basse et sans force mais un regard souriant:
- Isaiah.
- Madalyn, répond la jeune femme en saisissant la main tendue. C'est la première fois que je vous croise sur le camp. Vous n'êtes pourtant pas du genre qu'on oublie. Si j'ai bien compris les quelques mots que j'ai saisi, vous êtes dans l'armée alors ?
Sa question s'évanouit dans un silence. Madalyn leur lance un nouveau sourire pour les encourager et attend, avec une impatience contenue, les détails croustillants.
Il hoche la tête simplement et croise les bras sur sa poitrine, focalisant son attention sur leur interlocutrice:
- Et vous... travaillez chez TV6?
Le sourire de Madalyn se pare d'une moue acérée.
- Ce n'est guère poli de venir en douce dans ma tente, en pleine nuit, en temps de guerre.... et de ne pas répondre à mes questions. Mais pour vous répondre, oui. Je travaille comme journaliste chez TV6. Il faut ce qu'il faut dans la vie, n'est-ce pas ?
Il saisit la perche d'un sourire énigmatique et esquive encore façon anguille frileuse :
- à la guerre comme à la guerre.
Devant l'absence de réaction de sa proie, Mada décide de lancer une offensive plus explicite.
- Justement la guerre, ça vous connait je crois. Mais je suis sûre de ne pas vous avoir vu avec Vénia et ... Vapor pendant le sauvetage. J'ai une très bonne mémoire des visages pourtant.
Elsa tente de reprendre la voiture, l'air innocente elle demande qui est Vénia. Isaiah fait mine de ne pas savoir de qui la journaliste parle mais connaît parfaitement les deux individus cités, il presse la main d'Elsa en regardant la porte de la tente:
-C'est à dire que c'est un peu embarrassant mais ce n'est pas l'armée qui a permis aux otages d'être libérés. Nous sommes restés deux blocs en retrait.
Mada lève un nouveau sourcil accusateur à cette affirmation.
- Deux blocs en retrait? Sérieusement? Vous voulez sûrement parler de deux centaines de blocs puisque l'armée n'a strictement rien fait. Vous êtes de quel régiment exactement Isaiah? J'ai quelques gradés dans mes contacts.
Il se gratte la joue avec un sourire en coin, ne sachant trop s'il doit se sentir piqué ou non par la remarque.
- Deux-cent blocs? Hm.
Elsa complète avec une moue dubitative puis un sourire amical à Mada:
- Pas si loin derrière tout de même.
- Au sniping ça ne dérange pas.
Mada soupire, baisse la tête, lasse de cette journée sans fin. D'une main elle se masse les paupières avant de relever les yeux vers eux.
- Isaiah, je suis fatiguée. Par cette guerre, les journées merdiques sans fin et les petits mensonges de tout le monde.
Elle se tourne vers Elsa qui la regarde toujours aussi naïvement.
- Comment vous êtes-vous rencontrés? Tu ne m'avais jamais parlé de lui, demande-t-elle en ignorant superbement le principal intéressé.
Elsa se réjouit de cette question dont la réponse lui est plus évidente que le reste et se lance sur le sujet de leur rencontre, somme toute banale. Elle n'a pas besoin d'inventer de mensonge. Isaiah reste en retrait derrière l'enthousiasme et la familiarité de sa compagne et approuve par quelques gestes d'affection parfaitement muets. Derrière la silhouette rassurante d'Elsa il jette à Madalyn des coups d’œil suspicieux ou amicaux, selon le fil de ses pensées non partagées. Après quoi il s'exprime poliment:
- Je vais vous laisser. Nous avons tous eu une longue journée.
- Longues sans toi. Sois prudent, s'il-te-plaît.
Mada laisse passer une moue désapprobatrice sur son visage. les mièvreries n'ont pas leur place à la guerre! Elle regarde l'homme se lever et lui adresse un sourire amical. Mieux vaut la jouer finement, même si la gaffe d'Elsa en disait déjà long. Elle détourne le regard pour leur laisser un tant soit peu d'intimité et se lève à son tour quand Isaiah passe devant elle. Naturellement elle lui tend la main.
- Veuillez m'excuser pour mon attitude un peu agressive, je suis vraiment à cran ces derniers temps. Faites attention à vous en quittant le camp, on ne sait plus qui sont des amis et qui sont des ennemis par les temps qui courent.
Isaiah lui serre la main avec un sourire du même gabarit, un peu froid sur un sol de sentiments stables.
- Fair enough.
Puis il abandonne sa politesse réservée et rit d'un bon cœur, salue les deux femmes chaleureusement:
- Enchanté d'avoir fait votre connaissance, Madalyn. Prenez soin d'Elsa pour moi.
Quittant la tente il pause, fixant la journaliste intensément et lui offre le salut militaire de la Peets. La jeune femme doit se retenir de lui courir après lorsqu'il s'éloigne. En son fort intérieur elle enrage et jubile à la fois. Puis les babillements de sa colocataire la ramènent à la réalité et c'est un sourire tout en dents qu'elle adresse à la jeune Resche. Il y aurait bien quelque chose à tirer de cette amourette improbable...



***



Masha. Acte II
Sans Papiers



Un homme se dirige en direction du bordel. Il n'est pas très grand, étroit d'épaules comme un adolescent sous un manteau épluché, les joues creusées par la faim et une mauvaise santé. C'est un vieil habitué du nom de Mathan Mikailovitch, un écrivain raté, sans talent ni domicile, habitant de Pulchratek depuis sa venue à l'université il y a une éternité. Il n'a jamais terminé ses études. Aujourd'hui, Mikailovitch visite ses amis du quartier, et particulièrement la gente féminine, même s'il n'a pas d'argent pour payer leurs agréables services. Leur compagnie intellectuelle parfois lui suffit, mais c'était sans mentionner que Mikailovitch a récemment trouvé une occupation qui captive son esprit ; il est devenu l'intermédiaire de la Fraternité à qui il transmet les informations précieusement collectées par les prostituées.
Il ne s'y rend pas pour une autre raison aujourd'hui et pause à la vue des deux camions blindés disposés devant l'hôtel. Haussant ses clavicules pointues avec la confidence du héros, il continue vers l'entrée du bordel sans remarquer l'absence d'armoiries sur les flancs noirs des véhicules. Il entre donc comme d'habitude par la grande porte et ne croise personne avant d'avoir monté les escaliers, ce qui finit de le mettre en confiance. Ce n'est qu'en posant le pied sur le palier du premier étage qu'il rencontre un obstacle, pas des moindres. L'apparition contrarie d'abord son insouciance calculée puis gèle sur place le vieux Mikailovitch dont la bonne étoile n'a pas échoué devant n'importe quel Peets : L'homme qui se tient face à lui, qui le dépasse d'une tête et demi en hauteur comme en largeur, et donc relativement massif, est solidement armé mais surprend par d'autres détails de son apparence. Mikailoovitch cligne exagérément des paupières à plusieurs reprises avant de pouvoir donner un sens à la farce cadavérique qui surmonte ce corps déjà peu engageant car le visage qui le surmonte, aux yeux très noirs et mauvais, semble figé dans une grimace funèbre. Il est entièrement masqué d'un tatouage monstrueux, un crâne aux mandibules pendantes, aux dents irrégulières déformant ses traits devenus sinistrement illisibles. Mikailovitch discerne, avec un hoquet nerveux, un éclat de balle encrée sur le coin de son front. L'ensemble lui donne envie d'éclater de rire et de couler en bas des escalier comme du flanc mais il se retient des deux et serre ses lèvres étroites l'une contre l'autre en plissant comiquement le menton. Il vient de rencontrer un des rares membres de la Peets dont le nom de code s'est impérieusement justifié : ''Villainy ''.
L'homme au masque indélébile bloque entièrement le passage à l'intrus, qui s'applique désormais à bafouiller quelques mots en Eusch, ce dont il se rappelle du temps de ses études:
-Heu... Excusez-moi, je cherche Madame Sofia. Lui parler.
Le masque renvoie d'une voix rogue et dans la même langue, sans attendre d'explication:
-Vous êtes en zone militarisée. Vous n'avez pas le droit d'entrer ici.
Mikailovitch reprend ses moyens laborieusement et se justifie, souriant timidement et sans oser regarder la bouche étrangement placée du crâne parlant, qu'il a par ailleurs assez de mal à distinguer:
-Je fais partie de l'administration, je dois voir mes amis de travail.
Villainy lui laisse à peine le temps de finir, il aboie:
-Papiers!
L'écrivain fouille son manteau avec empressement et tend au soldat ses papiers, dissimulant le tremblement de ses mains aux veines bleues. Ce dernier les inspecte puis sourit au vieil homme, l'encre noire sur sa face se plissant comme une cape et prononce, très correctement:
-Mathan Mikailovitch Rubranov... Jamais entendu. Qu'est-ce que vous faites ici?
-Je vous l'ai dit, je suis collègue de Madame Sofia.
-Je me permets d'en douter.
Leur discussion a attiré l'attention et Hoel s'approche, pensif, suivi de Sergeï à l'expression un peu inquiète. À la vue de ce dernier Mikailovitch s'exclame dans sa langue natale:
-Ah! Sergeï! Ils ne veulent pas me laisser passer. Que puis-je faire?
-Mathan. J'espérais que tu ne viendrais pas. Ils ne laissent plus entrer de client.
Villainy éclate de rire d'un seul coup, ce qui saisit tout le monde et son écho déplaisant écrase Mikailovitch un peu plus contre le mur. Le vieil homme fait mine de s'indigner et dit, quoi que très bas:
-Quoi est-il de si rigolo, monsieur le soldat?
Hoel observe Mikailovitch sans poser de question, mains sur les hanches, le regard vague comme fixé devant une série télévisée particulièrement médiocre. Villainy s'adresse alors à l'écrivain dans sa propre langue et sans même la déformer, à la surprise des deux autochtones:
-Vous racontez de la merde. Sortez.
Mikailovitch pâlit en regardant Sergeï, qui ignorait jusqu'ici le bilinguisme de l'affreux soldat tatoué et décide de s'éloigner, confus et plus inquiet qu'il n'était en s'approchant. Mikailovitch, abandonné et virant du blanc au rouge, de plus en plus mal à l'aise, ose tendre une main vers Villainy pour récupérer ses papiers que ce dernier tient toujours, mais Villainy le repousse d'un geste du coude méprisant.
Mikailovitch insiste:
-Mes papiers...?
-Fuck off...
-Pardon?
À ce stade de la discussion, Hoel ne peut surmonter son ennui devant ce show pénible et descend les escaliers sans se presser, observant l'écrivain de près mais sans le bousculer. Villainy met la situation au clair:
-Je garde tes papiers. Tu fais demi-tour et tu reviens pas, connard.
Mikailovitch demeure bouche béante le temps d'avaler la nouvelle, soufflé par l'injustice du traitement qui lui est accordé puis reprend:
-Mais j'ai mon argent dans ce porte-feuille, j'ai mes affaires, vous devez me le rendre!
-De l'argent?
Villainy écartèle le porte-feuille qui se défait de quelques pièces et d'un seul petit billet que le soldat jette au visage choqué de son propriétaire et dit:
-Je ne pensais pas non plus que tu en avais. Maintenant dégage.
-De, de quel droit?!
Le soldat masqué témoigne explicitement de son impatience et souffle avec l'agressivité d'un cobra, les dents luisantes devant les yeux exorbités d'une proie déjà rongée par son venin:
-Je dois te montrer la porte??
Mikailovitch descend abruptement les escaliers.
Masha, le nez dans l'entrebâillement de sa porte, détourne le regard de cette déplaisante scène. Ses impressions quant au soldat masqué sont confirmées et elle s'inquiète autant du sort de Mikailovitch que du sien.


***



Lucia. Acte III
Les Tuyauteries Ont Sauté



Masha quitte sa chambre vide, un châle sur le cou avec l'intention de visiter son enfant et de prendre des nouvelles du fils de Lucia à l'occasion. C'était sans compter que Vapor revient de mission et monte les escaliers en sens inverse. Elle remarque son visage plus fermé que d'habitude et ralentit pour lui sourire malgré tout.
-Bonjour Vapor.
Il s'arrête face à elle, la regardant de très près et d'un peu plus haut. Il ne dit rien. Quelque chose de menaçant filtre de son attitude. Masha se rebiffe:
-Désolée, je partais voir mon fils.
Elle fait mine de le contourner mais le bras musculeux du soldat va frapper le mur à côté d'elle, barrant la route horizontalement à hauteur de sa tête. Masha hésite, un sourire faible sur les joues et se penche pour passer sous l'obstacle. C'est lorsque sa nuque duveteuse est à découvert que Vapor la saisit du poing à la base du crâne, empoignant la moitié de la surface de ses cheveux avec force et blanchissant la peau déjà pâle de laquelle il tire les racines:
-Où crois-tu aller, petite chatte?
La jeune femme laisse échapper un gémissement horrifié, courbant l'échine et amenant les mains à sa nuque, incapable de parler tandis que l'homme la propulse vers la porte de sa chambre où elle se rattrape, déséquilibrée. Son cœur bat vite, elle s'écrie:
-Qu'est-ce que je vous ai fait?!
Des pas lourds et rapides résonnent dans la cage d'escalier d'où le visage horrible de Villainy émerge, intéressé par les cris de la jeune femme. Ses jambes énergiques bondissent au-dessus des dernières marches et il arrive derrière Vapor en un instant. Un sourire malsain s'étire sur ses lèvres noircies par son tatouage grotesque qui terrifie Masha. Il demande:
-Qu'est-ce qu'il se passe? Qu'est-ce qu'elle t'a fait?
Sa question n'était pas en faveur du doute pour la jeune femme, mais Masha ne le sait pas. Elle s'adosse à sa porte, effrayée:
-Il m'a saisie par les cheveux, je n'ai rien fait!
Vapor marche avec flegme jusqu'à elle:
-T'es allée faire la pipelette en face, c'est ce que t'as fait. Tu leur as dit ce que t'as vu ici, t'as rapporté. Hein? Saloperie en jupes. T'espérais que je m'en prenne une dans la tête, dommage, ç'est pas arrivé. Tu vas pas sortir d'ici vivante.
Lucia, attirée par le remue-ménage de l’étage est sortie de sa chambre. Mais elle s’arrête net au détour du couloir en entendant la dernière phrase prononcée par Vapor. Son cœur se met à battre avec violence dans sa poitrine en comprenant que Masha est accusée à sa place. Elle ne peut pourtant pas crier : « Arrêtez ! Ce n’est pas elle, c’est moi ! ». Alors, elle ravale sa salive en essayant de faire glisser son angoisse pour faire bonne figure dans la scène qui va se jouer.
Villainy s'enjoue de la tournure des événements et ajoute une couche d'huile sur le feu:
-Si le boss avait un peu de bon sens il mettrait toutes ces putes à mort!
Il rit, amusé par sa propre réplique. Une profonde panique enserre la poitrine de Masha tandis que ses pas la portent instinctivement vers la porte du fond, celle qu'Alexeï empreinte sans cesse et qu'il ferme toujours à clef. Elle allait y toquer mais Vapor la saisit à la gorge et la jette avec force vers sa porte d'appartement qui s'ouvre à la volée sous son poids. Masha s'étale dans l'entrebâillement de sa chambre, sonnée par le choc.
Alerté par le bruit, Alexeï apparaît dans le couloir par la porte où Masha avait tenté d'appeler à l'aide. Il découvre Villainy et s'alarme:
-Qu'est-ce que...
Il approchait une main de sa poche pour y saisir un couteau et défendre Masha mais Villainy est plus rapide. L'ayant saisi par le col, d'un seul mouvement il jette le gardien sur le coin du mur où il lui cogne la tête brutalement. Le couteau tombe à leurs pieds.
Villainy gronde:
-T'allais faire quoi avec ça, fils de pute?
Il envoie le couteau promener vers Vapor d'un coup de pied pendant qu'Alexeï hausse la voix en Souss:
-Vous n'avez pas le droit de frapper les femmes! Cessez!
-Fool.
Il enfonce un de ses poings dans l'estomac du gardien qui se plie en deux et s'assied contre le mur, à bout de souffle. Villainy le laisse s'asseoir, ramasse dédaigneusement le couteau qui traîne dans un autre coin du couloir. Vapor souriait dans leur direction et murmure avec douceur:
-C'est qu'ils oublieraient qui ils sont. C'est quoi ce comportement? Alexeï?
Il ramène son attention vers Masha:
-Et toi, Masha...? T'as cru bon d'aller faire le perroquet?
Lucia toute tremblante dans son coin ne peut plus rester inactive. Son dernier espoir est anéanti. Elle avait espéré qu’Alexeï parviendrait à faire entendre sa voix pour stopper le massacre, mais rien ne semble vouloir l'arrêter. Elle s’avance, le rouge aux joues vers Villainy. Elle aimerait lui tordre le bras et le mordre jusqu’au sang.
Masha s'est redressée sur le sol et recule vers la table ronde du salon de la pièce voisine, le front blême et moite, elle s'adresse à Vapor qui s'approche dangereusement:
-Je n'ai rien dit à personne, monsieur.
-Faut que j'aille rendre visite à ton gamin pour que tu te fermes ta gueule?
-Qu'est-ce que j'aurais pu dire?! De quoi parlez-vous?!
Vassili, qui se lavait dans la chambre d'en face, coupe l'eau de la douche, l'oreille aux aguets. Le bruit sourd d'un objet lancé au sol résonne, suivi des pleurs de Masha. Alors il bondit dans son pantalon et sèche le haut de son corps à la va-vite, sortant de la salle-de-bain. Il ouvre la porte de sa chambre sur une scène peu engageante, découvrant Villainy toujours intéressé par Alexeï cherchant son souffle à ses pieds, Vapor dans la chambre de Masha, occupé à lancer des objets sur celle-ci.
-Qu'est-ce que vous faites?!
Lucia entrevoit un espoir. Vassili est celui qui lui semble le plus humain parmi la bande de psychopathes qui logent dans le bouge. S’il parvient à retenir Vapor le temps qu’elle réussisse à quérir Madame Sofia, elle réussira peut-être à sauver la seule femme qu’elle peut considérer comme son amie depuis qu’elle a quitté ses montagnes. Mais, il lui faut tout d’abord passer au-delà des deux soldats prêts à se battre qui lui barrent le passage.
Villainy se tourne vers son camarade fraîchement lavé auquel il s'adresse avec sérieux, presque charismatique:
-Vassili. Ces Tsmans vous ont balancé. Vapor s'en est sorti de justesse aujourd'hui, tu vas avoir du mal aussi.
Disant cela il affuble Alexeï d'un coup de pied. Vassili s'interpose:
-OK, arrête ça, veux-tu?
Il appelle Vapor dans la pièce d'à côté mais celui-ci prétend ne pas entendre crier son nom. En revanche, Villainy lui adresse un large et monstrueux sourire, comme si la situation était aussi réjouissante que drôle. Son horrible visage tatoué se tourne vers Lucia et dit:
-Viens-là, Paysanne!
Vassili rougit à l'insulte et aux sérieuses accusations lancées à sa compagne de chambre et de nationalité. Des pas résonnent à nouveau dans l'escalier et un jeune homme apparaît derrière Lucia, provenant de l'étage. Elle ne l'a jamais vu. Il semble plus jeune que tous les soldats en présence mais pas moins attentif. Son visage est régulier, ses traits fins soulignent des yeux féminins d'un bleu profond et serein. Il marche à côté de Lucia, le regard fixé sur Villainy et électrifié par les cris de Masha dans la chambre voisine:
-C'est quoi le bordel, ici? Vous tuez quelqu'un ou quoi?
Villainy semble refroidir à sa venue et cesse de sourire. Il l’accueille malgré tout:
-Attiré par l'odeur du sang, Isaiah?
Le dernier venu jette un coup d'oeil à Lucia debout près d'eux et remarque son expression d'angoisse, discerne le malaise sur le visage de Vassili, puis regarde dans la chambre où Vapor démolit la jeune fille. Il se jette en urgence à l'intérieur:
-Mais t'es MALADE?!
Villainy allait intervenir mais Vassili, juste derrière lui, tord son bras qui tenait le couteau d'Alexeï, et l'enserre d'un coude autour de la gorge de façon à très professionnellement l'immobiliser. Le soldat masqué, en conséquence, est forcé de lâcher prise sur l'arme tant son avant-bras est tordu, gémit puis ne se débat plus, laissé surpris ou indifférent par cette attaque.
Le regard de Lucia va de Villainy au couteau qui git au sol. Puis, il repart vers Vassily en court-circuitant Alexei. Villainy, toujours immobilisé, se cabre en faisant la grimace, puis tente d’entrainer Vassily par-dessus son épaule afin de se libérer. C’est ce moment que Lucia choisit pour se glisser derrière les deux guerriers en longeant le mur tout en poussant le couteau du pied sans être vue. Ses mouvements sont silencieux mais suffisamment rapides pour qu’elle réussisse ainsi à forcer le passage. Lorsqu’elle atteint la porte de la chambre de Vassili, elle s’y glisse tout en ramassant le couteau. Sa poitrine lui semble prête à exploser tant la tension est grande.
Une fois à l’abri des regards, elle fonce à toute vitesse vers la fenêtre restée entrouverte et passe à l’extérieur. Elle retrouve en un instant ses réflexes de voltigeuse pour longer le petit rebord de pierres qui ceinture le sommet du rez de chaussée. Son but est d’atteindre la fenêtre de Madame Sofia. Elle a calé le couteau dans sa bouche pour se libérer les mains et c’est cette figure qui frappe à la vitre de la chambre de la Reine Mère. Cette dernière est agitée, elle a déjà été alertée par les bruits provenant des chambres d'à côté.
Sergeï circule autour de sa patronne et tous deux semblent échanger des mots vifs lorsque Sergeï s'aperçoit de la présence de Lucia à la fenêtre. Ses sourcils s'élèvent et ses yeux s'écarquillent. Le visage de Lucia doit, sans doute, être suffisamment expressif et marquer l’angoisse terrible qui l’anime car il se précipite vers le loquet pour l’ouvrir. Madame Sofia se retourne et la surprise se peint sur son visage.
-Bon sang, Lucia, qu'est-ce que vous faites à la fenêtre?!
Lucia serre l’arme dans le creux de sa main, décidée à ne plus la lâcher. Elle voudrait prendre le temps de soupirer et de s’affaler. Mais ses premiers gestes dans la pièces sont des mots prononcés à toute vitesse :
-Vapor est en train d’assassiner Masha dans sa chambre ! Vite ! Je vous en prie, vite ! Faites quelque chose pour l’arrêter !
Madame Sofia pâlit un peu plus. Sergeï n'attend pas son ordre pour sortir en urgence de la pièce, pensant tout haut:
-Mais que faire d'une pareille bande de brutes?
Madame Sofia pousse une chaise derrière Lucia pour l'asseoir et l'invite à déposer son arme:
-Lucia, lâchez ce couteau, je vous en prie. Pourquoi attaquent-ils Masha? Qu'en est-il d'Alexeï? Je l'ai envoyé à l'instant.
D'autres bruits résonnent en bas et on discerne les aboiements de Hoel, le commandant des Peets, en train de beugler sur ses soldats. Quelques phrases sont plus distinctes que les autres: "Et toi tu t'assieds par terre! ... Calmos!"
Lucia remue négativement la tête sans pouvoir arrêter. Elle reste debout et refuse de s’asseoir.
-Alexeï aussi va peut-être y passer. Venez ! Je vous en prie ! Vous seule pouvez les en empêcher.
Elle ne lâche pas le couteau et regarde Madame Sofia les yeux exorbités par la peur et l’angoisse de ne pas réussir à temps à convaincre la vielle femme de la suivre.
-Lucia...
Madame Sofia ne termine pas sa phrase. Le vacarme a cessé en bas mais des voix continuent de bourdonner. Bientôt des pas lourds grimpent jusqu'au bureau de la patronne et la porte s'ouvre à la volée sur le commandant des Peets. Dans son dos Vapor, Villainy, Isaiah et d'autres se déploient afin d'occuper la pièce. Hoel ne s'excuse pas de son intrusion, comme il l'aurait fait en une autre occasion, ce qui n'est pas bon signe. Il marche lentement jusqu'à madame Sofia, ses yeux bleus vides et ennuyés fixés sur elle:
-Madame... J'ai donné l'ordre de réunir vos filles ici-même. Nous avons à discuter.
Tous les soldats, y compris Vapor et Villainy, ont l'arme au poing, canons pointés vers le sol.
Sergeï s'extirpe d'entre eux en soutenant Masha en pleurs à son bras. Elle a des coups sur les épaules et sur le visage mais semble capable de marcher. Tous deux viennent se poster près des deux femmes angoissées. Puis Vénia et Half entrent à leur tour en tenant Vassili menotté.
En entendant les pas, Lucia agit par réflexe. Elle cache le couteau derrière son dos et le glisse dans son ceinturon sous la tunique longue. Personne ne semble avoir remarqué. Elle est pale mais se sent rassurée par l’arme qu’elle détient, certaine de ne pas mourir sans en écorcher un vivant.
Le danger imminent semble la stimuler. Elle ne ressent plus la peur dans ses tripes. Elle semble avoir quitté son corps pour laisser la place à une autre femme, plus téméraire et audacieuse. Ce sont les yeux de celle-ci que Madame Sofia croise en déglutissant.
Comme Sergeï vient d'accompagner Masha jusqu'à elles deux, Madame Sofia prend la blessée par l'autre bras, effarée par le traitement qui lui a été affligé:
-Mon Dieu, Masha, restez près de moi.
Masha, toujours en pleurs et secouée de hoquets, se blottit entre les deux grandes femmes et Sergeï. Ce dernier ne semble pas très à l'aise et suit furtivement des yeux tous les soldats armés qui se réunissent dans la pièce, accompagnés chacun d'une grappe de jeunes filles interloquées et inquiètes. Alexeï arrive à son tour, indemne et maussade, le front strié de plis. Il accompagne les dernières locataires de la maison en haut des escaliers et Hausmann ferme la porte derrière lui.
Les soldats s'alignent de chaque côté et en face des filles comme trois barrières noires terminées d'armes à feu. Vassili est assis par terre sur ses genoux, mains attachées dans le dos, Vénia et Half debout derrière lui. Aucun des deux ne semble savoir pourquoi ils surveillent ainsi leur camarade mais se chargent avec soin de cette formalité. Isaiah, en position d'attente dans une des colonnes, jette des regards haineux à Vapor tandis qu'une contusion se dessine sur le coin de sa mâchoire. Vapor, comme Villainy, affiche un désagréable contentement.
Enfin, le grand Hausmann s'arrête au centre de la pièce, croisant les mains derrière ses hanches, à côté d'Hoel qu'il dépasse d'une bonne tête. Il dit à son commandant:
-Tout le monde est ici.
-Merci Hausmann.
Le commandant tousse ensuite et secoue la tête avec grossièreté, puis continue avec l'apparence de ne pas savoir ce qu'il fait:
-J'espère que vous pouvez comprendre ce que je dis. Sinon Vapor traduira... Donc, Madame Sofia, messieurs et mesdemoiselles. Nous avons un problème, ici. Cet hôtel est réservé pour notre Q.G. Nous avons déjà interdit la venue de clients, il va de soi que nous ne voulons pas d'informations concernant notre position soufflées à l'ennemi, c'est-à-dire à personne. Il me semble que c'était très clair. Mais aujourd'hui j'ai failli perdre un de mes hommes à cause, justement, d'informations les concernant qui ont... Voyagé de l'autre côté du mur, je parle de ces messieurs en face (geste vers la fenêtre) qui se dénomment la Fraternité.
Il fait une pause le temps de récupérer ses pensées, apparemment des plus vagues. Mais continue sans chercher trop longtemps:
-Il est hors de question d'envisager qu'un de mes hommes ait pu diffuser ces informations d'une quelconque façon. La règle du silence absolu est une part franche de leur position ici, dans ce groupe. C'est donc un locataire de cet établissement qui est coupable, je ne sais pas qui... Peut-être une personne, peut-être tous. Qu'est-ce que j'en sais? Beh, je m'en fiche un peu. Il en est que, vous allez tous payer pour cette dangereuse tentative de sabotage. Alors voilà ce qui est prévu. On va tous vous mettre dans une chambre et vous n'en sortirez plus.
Il pointe du doigt vers Sergeï, Alexeï et Sofia:
-Vous autres aussi.
Hausmann se penche à l'oreille de Hoel pour chuchoter quelque chose, l'air concerné. Puis Hoel corrige:
-OK. Deux chambres. Ça ne change rien. Quelqu'un gardera l'entrée et les fenêtres pour que vous ne sortiez pas sans permission.
Un murmure indigné passe dans la foule des locataires, une vingtaine de femmes de tout âge. Sergeï demande, avec son vocabulaire limité et son fort accent Souss:
-Quelles chambres?
-Je verrai.
-Est-ce que vous dire que nous peut sortir avec permission?
-Oui.
-Qui donner permission?
-Moi-même.
-Est-ce que je choisir les chambres?
-... Non.
Alexeï est outré et montre presque les dents. Il semble vouloir dire quelque chose mais ne se prononce pas. Sergeï chuchote quelque chose à Sofia que Lucia peut entendre:
-Nous devons contacter Gruebeck, je doute que ces sanctions respectent les lois internationales.
Les filles se serrent le unes contre les autres. Quelques murmures à peine ébauchés sont vite réprimés. La crainte est dans chaque rictus. Lucia meure d'envie de se glisser derrière la grappe humaine pour atteindre une sortie. Mais elle sait qe chaque issue est sauvagement gardée.
Hausman se penche vers Hoel et propose un emplacement correct pour leurs prisonniers. Enfin ils lancent quelques ordres et Isaiah quitte la pièce avec Half et deux autres. Le reste demeure dans la pièce en silence sans qu'on ne sache ce qui se prépare.
À l'étage inférieur on entend les hommes trotter d'une pièce à l'autre, déplacer des meubles et des choses. Masha bondit sauvagement à la détonation qui secoue la pièce et qui ne surprend aucun des Peets en présence. Plus tard, des coups de masse et de marteau signalent qu'ils rénovent l'étage d'en-dessous. Ils passent l'aspirateur. Le temps passe. Hoel et Hausman sont descendu depuis longtemps. Enfin Half remonte et signale qu'ils peuvent déplacer les prisonniers. Toutes les 38 filles, madame Sofia, Sergeï et Alexeï sont entassés dans une chambre poussiéreuse à présent double munie d'une seule salle de bain.
Il fait chaud, trop chaud pour pouvoir respirer sans peine et le manque d'air rend les respirations lourdes et bruyantes. Pourtant les filles s'accrochent les unes aux autres comme si le fait de se serrer pouvait les rendre plus invisibles. Tout en tenant Carushka dans ses bras et tentant de la consoler, Lucia fulmine intérieurement. Elle déteste se sentir prisonnière et elle a maintenant dépassé le stade de la peur bleue. Sa cervelle semble s'être affutée et s'être mise en action au profit de sa survie et de celle du groupe. La seule crainte qui l'atteint est la pensée que son fils pourrait avoir la sombre idée de venir jusqu'à la maison. Mais il vient si peu souvent ces derniers temps qu'elle parvient à laisser de coté cette possibilité.
Madame Sofia et Sergei ne laissent entrevoir aucun signe qui pointerait à Lucia et le couteau qu'elle a conservé. Aucun Peets n'a remarqué ou ne la soupçonne. Ces derniers sont prudents cependant: Villainy est entré plus tôt dans leur chambre commune sans s'annoncer pour tirer deux fois dans le loquet de la porte de la salle de bain. Pas d'intimité possible. L'unique porte d'accès est gardée de l'extérieur et de l'intérieur, avec un soldat pour compagnie en rotation. Le premier à les garder est Isaiah. Il dépose une chaise en bois au pied de la porte et s'assied le dos droit, leur faisant face.
Pour Lucia, il est nécessaire d'agir. Elle ne tient plus de rester en place. Pour un peu, elle se mettrait à pleurer avec Carushka. Elle ne sait pas comment procéder, mais elle est certaine d'une chose : Ce n'est pas en restant prostrer qu'elles s'en sortiront.
Elle dépose un baiser dans les cheveux de Carushka et pousse avec précaussion sa tête sur l'épaule de Priska.
Doucement pour ne pas heurter les filles autant que l'atmosphère, elle se faufile derrière le groupe pour atteindre la salle de bain.
Une fois dans les toilettes qui ne ferment plus car un gros trou remplace la poignée, elle se soulage tout en sortant des plis de sa robe le couteau qu'elle camoufflait. Elle remonte sa jupe est place l'arme dans son court bas, à la hauteur des bottes. Elle veut pouvoir y accéder facilement sans qu'elle soit sensible sous le contact des tissus de ses vêtements.
Comme elle entend les bruits lourds des pas d'un militaire à proximité de la salle de bain, elle se dépêche de se laver les mains et de sortir.
Elle se retrouve nez-à-nez avec le visage bouffi de Hoel. Il tient un petit papier du bout des doigts et la regarde de ses yeux de chien triste:
-Lucia? Vous avez la permission de sortir.
Il montre la porte d'entrée qu'Isaiah tient grande ouverte.
Lucia n'en croit pas ses oreilles. Pourquoi elle ?
Elle regarde autour d'elle les faces qui la scrutent, presque méfiantes.
- Je peux vraiment sortir ? Je dois aller quelque part en particulier ?
Hoel hausse les sourcils. L'étonnement de Lucia ne correspond visiblement pas au scénario qu'il conçoit de la situation mais il décide d'ignorer ses questions et de faire comme si tout était normal.
-Suivez-moi.
Il l'escorte hors de la chambre et au travers des couloirs jusqu'au porche dehors. Il a neigé depuis le matin et elle n'a rien pour se tenir chaud, sa veste étant restée à l'étage. Hoel ne s'en formalise pas, au chaud dans son uniforme noir. Un Peets ouvre les portes de fer qu'ils ferment désormais à clef sur la rue et Julia se retrouve sur le pavé mouillé à côté de Mikailovitch stupéfait et content. Ce dernier les remercie avec enthousiasme et sa politesse un peu mielleuse tandis qu'ils referment les portes et s'éloignent.
Mikailovitch attend qu'ils soient partis pour éclater de rire, très amusé de son succès et haussant ses sourcils grisonnants:
-La paperasse, ça leur parle à ces gens!
Souriant à Lucia, il lui fait révérence:
-Il est si bon de vous revoir, Lucia.
Lucia ne sait plus ce qu'elle doit dire ou faire. Elle est à peine plus rassurée dehors que devant.
Mikailovitch est si content de lui que Lucia qui le regardait avec étonnement, l'interroge :
-Qu'as-tu fait ? Pourquoi sommes-nous libérées ? Pourquoi nous ?
Il ouvre la bouche comme un poisson en constatant sa confusion et tâche de la rassurer:
-"Ils" m'ont demandé de vous remettre en contact. Comme ces malotrus d'ici m'avaient accueillis durement l'autre jour j'avais demandé un peu d'aide alors j'ai fait imprimer une missive. C'est une fausse mais ça a l'air légal, enfin, ce sont les autres qui me l'ont procurée, je ne sais. J'ai bien fait puisque plus personne ne sort de l'immeuble depuis tantôt! Ils sont fous ici. Mais vous grelotez!
Il s'empresse de défaire sa redingote fripée pour en couvrir aimablement les épaules de Lucia.
Tout en remerciant chaleureusement Mikailovitch pour son attention, Lucia commence à remettre ses idées en place. Si les autres la cherchent, il faut qu'elle les rejoigne vite car la situation est devenue plus dangereuse que jamais.
Mikailovitch l'accompagne, serré dans son petit gilet brodé et pressé de quitter ce lieu où leurs droits n'existent plus, où la guerre a ses ennemis en place pour les massacrer. Il plie soigneusement la confirmation d'achat qui a servi de prétexte à sa libération momentanée: ils doivent ramener une réserve de produits servant à empêcher les tuyauteries de sauter avec le gel imminent. Il ne cesse de jacasser tout le long du trajet.
Lucia meurt d'envie de prendre contact dans l'instant avec les rebelles. Mais une peur sous jacente lui fait craindre d'être suivie. La maison de passes est devenue son foyer depuis qu'elle y a trouvé des soeurs. Une déchirure interne s'ouvre en pensant à Masha. Va-t-elle encore perdre une famille ? Elle voudrait son fils dans ses bras, sentir le contact de sa peau, sentir la chaleur de ses yeux noirs et le sourire qui la transporte. Mikailovitch et elle se dirigent modestement vers le centre ville.
La neige s'est remise à tomber barrant le vue et fouettant leurs visages. Lucia se recroqueville sur elle même et presse ses bras l'un contre l'autre en courbant le torse pour avancer. Elle s'arrête sous le porche près des quelques étalages vides qui résistent à la température. Enfin ils atteignent la Mairie, au bord de la grand place désormais silencieuse et dépourvue de sa vie habituelle. Seules l'étoffent quelques agglomérations de sans-abris qui se réchauffent sur les marches du Palais de Justice en face, occupé depuis des mois par l'armée. Des camions parqués au milieu de la place sont au repos depuis des semaines entières. Les arbres du parc ont tous été coupés pour réchauffer les cheminées. Mais on se lève encore le matin et les fenêtres des bureaux de la Mairie s'allument chaque jour. On y travaille ou du moins, on y conserve les apparences. Un demi-étage des bureaux est réservé à la Fraternité, située sous le nez de l'armée d'occupation sans qu'on ne l'ait vue. Mikailovitch attend au rez-de-chaussée, faisant connaissance avec une secrétaire de l'entrée tandis que Lucia grimpe les escaliers.
Elle sait dans quel bureau se rendre et frappe à la porte. Sans réponse. Un nouvel essai reste aussi infructueux. Dépitée, elle hésite à faire demi-tour. Mais n'ayant nulle autre alternative, elle choisit d'ouvrir la porte lorsque surgit un homme dans le couloir :
-Vous désirez, Madame ?
Le ton est sec et la personne qui lui fait face a le visage dur et sévère. Très grand, il la dépasse d'une bonne tête et lui barre maintenant le passage vers son contact possible.
Dans un geste qui s'associe à la parole, il saisit la poignée qu'elle a laché avant d'ouvrir la porte et il pénètre dans le bureau.
Il s'installe et attrape une pile de papier en lui jetant :
-Alors ?
Le ton est revêche et ses yeux dévisagent Lucia de haut en bas.
Lucia ne sait pas à qui elle a affaire. Elle lâche les mots de passe d'une voix ténue.
-Mon père a pêché le hareng.
Elle se sent terriblement bête d'avoir dit cette phrase. Mais déjà dans sa tête s'élabore une histoire entière sur la vie de ce père d'un jour qu'elle est prête à débiter à son interlocuteur.
À ces mots il griffonne quelque chose sur son papier et son ton s'adoucit subtilement.
-Combien?
-40 à quelques uns près. 8 véhicules. Deux autres équipes, je ne sais pas où elles se trouvent ni leur nombre.
Il lève la tête pour la regarder en face. Il ne s'attendait pas à tant.
-Quoi d'autre?
-Ils communiquent entre les équipes sur leur réseau propre.
-Des détails par rapport aux trois individus parlant Souss?
-Pour l'un, c'est la langue maternelle, je pense. Pour les autres je ne sais pas. Ils retiennent prisonnières toutes les filles dans une pièce et soupçonnent un traître. Mikailovitch m'a libérée juste à temps.
-Merci. Pour la prochaine fois, procurez-vous de plus amples informations à propos de ces trois individus. C'est important.
Il sourit d'un air compréhensif, tamponne un sceau administratif sur un papier qui l'autorise à se procurer une ration d'antigel et le lui donne.
-Portez-vous bien.
Le geste réconfortant soulage soudainement Lucia qui le remercie d'un sourire. Il place un petit bout de papier blanc sous son visage où le nouveau mot de passe, ironique, est écrit: « Les tuyauteries ont sauté».


***



Lucia. Acte IV.
Ni morale, ni opinion



Les Peets sont satisfaits de recevoir une réserve d'antigel. Ils laissent rentrer Lucia le lendemain sans faire d'histoire, un peu surpris de la voir rejoindre spontanément son état d'emprisonnement. Le reste des filles est encore plus étonné de recevoir des nouvelles de leurs enfants et de leurs familles que Lucia a pris le soin de contacter, au moins celles dont elle avait connaissance. Masha est soulagée d'apprendre que Vasya et Nikolaï se portent bien et elle est ravie de revoir son amie. Alexeï, au contraire, dévisage Lucia sombrement, déçu qu'elle se soit rejettée dans l'antre du loup à l'écart d'un possible secours. C'est Venia qui garde de l'intérieur et comme il ignore leur langue, Alexeï dit à Lucia d'un ton dur:
-Pourquoi es-tu revenue? Tu dois nous faire sortir d'ici.
-Ne me regarde pas comme ça Alexeï. Je te jure que j'ai fait pour le mieux.
Mais Alexeï conserve un visage fermé à son égard. Une moue un peu dégoutée effleure ses lèvres. Lucia fronce les sourcils et regarde du côté de Vénia. Celui-ci les regarde avec concentration, un sourcil froncé plus que l'autre, écoutant sans pouvoir comprendre ce qu'ils se disent. Le Souss est trop compliqué pour lui et il n'a trouvé aucun prétexte pour apprendre la langue des vaincus en dehors de quelques insultes.
Alors, Lucia pose une main sur le bras d'Alexeï et lui dit en soutenant son regard, comme pour le charger de non-dits :
-J'ai rapporté de quoi empêcher les tuyauteries d'exploser sous le froid. Préfèrerais-tu que je vous aie laissé mourir de soif et de froid ? Mais ne t'inquiète pas. Je dois ressortir bientôt. Une autre mission m'attend.
Vénia les dévisage avec une intensité qui doit être un effort mental pour étudier leurs expressions faciales mais qui ressort comme de la stupidité. Alexeï se penche vers Lucia, intrigué par ses mots et inquiet mais s'efforçant de prendre un air dégagé.:
-Tu ressors? Heum. Où vas-tu?
Lucia qui a suivi le regard d'Alexeï vers Vénia fait un grand sourire. Il pourrait s'adresser à son partenaire mais est surtout destiné à soulager leur garde chiourme.
Puis elle baisse discrètement la tête, légèrement rougissante pour enfin regarder Alexeï avec le plus de candeur possible :
-Je dois retourner chercher un complément de pièces pour que la chaudière fonctionne bien. Je pense pouvoir être en mesure de faire alors ce que tu souhaites. Mais vois comment Masha est heureuse d'avoir eu des nouvelles de son fils. Ne crois-tu pas que mon retour était nécessaire ?
Alexeï observe le visage lumineux de Masha et soupire, à moitié convaincu. Il fait un signe à Vénia en passant et celui-ci se détourne avec ennui. Alexeï continue:
-Il faut que tu trouves quelqu'un. Le traitement qu'ils nous infligent n'est pas légal, quelqu'un doit pouvoir y remédier. Contacte l'armée, les missions humanitaires, …
Son idée ne le convainc lui-même qu'à demi et il se renfrogne. Segeï a enfui sa tête derrière ses bras croisés. Peut-être qu'il dort.
Madame Sofia est assise avec dignité. Elle a écouté leur conversation et commente:
-Ces hommes n'ont que faire des lois internationales. Ce sont des mercenaires. Lucia, j'ai un cousin en ville qui publie un journal local. Dis-lui que ces gens sont ici, qu'il distribue leur position et leur information. Ils devront forcément se déplacer.
-Tu es folle! Ils nous exécuteraient en représailles!
-Tu as raison Alexeï. Avec ce genres d'individus, il vaut mieux agir avec finesse que les affronter de front. Surtout certains...
A ce moment, Lucia pense à Vapor et son comportement envers Masha, ainsi qu'à sa relation avec ses compagnons d'arme. Elle ajoute pendant que personne d'autre ne peut la comprendre.
-J'aimerais bien tout connaître de ceux qui parlent notre langue. Si jamais vous apprenez quelque
chose sur eux..
Mais elle s'arrête brutalement. Le silence s'est installé lorsque Vénia se lève servilement pour ouvrir la porte à Vapor et son maudit compagnon d'embrouille, Villainy. Sergeï ne dormait pas car il lève la tête brusquement en les entendant. Plus personne ne bouge. L'horrible soldat masqué dénude du regard l'ensemble des filles et femmes entreposées en marmonnant quelque chose à son complice. Enfin il pointe Lucia du doigt en disant:
-La paysanne, tiens. Hey, toi! Viens ici.
Il accompagne son ordre d'un geste autoritaire. Sofia et Alexeï sont terrifiés. Lucia s'est d'un coup mise à trembler de tous ses membres, sans savoir quoi faire. Elle reste pétrifiée devant la face venue d'outre tombe. Mais Villainy n'est pas du genre à attendre et elle le sait alors reprenant un peu d'air malgré sa gorge broyée par la peur, elle s'avance.
Villainy la saisit gentiment par le bras, satisfait de son obéissance:
-Good girl...
Vapor, à quelques centimètres, la contemple de haut en bas de ses yeux plissés et trempés de noirceur. Vénia, catastrophiquement con ou vaguement innocent, leur demande:
-Ben vous allez où?
Vapor et Villainy emmènent leur pioche hors de la chambre en traitant Vénia de pédé. Dans le couloir Villainy en profite pour se rapprocher de Lucia, c'est-à-dire de lui malaxer la fesse:
-C'est une bonasse, regarde-ça! Elle sent le foin de sa ferme natale.
À ce commentaire Vassili apparaît sortant d'une pièce entrouverte. Il n'est plus menotté et sa colère non plus n'a pas de restriction. Il se plante au milieu du couloir, un fourreau de sabre à la ceinture et la ferme de ne laisser aucun d'entre eux passer. Villainy s'arrête:
-T'as un problème?
Vassili s'exprime en Souss puisque tous les individus en présence peuvent le parler:
-Lâche-la immédiatement.
Villainy lui présente sa grimace de mort arrogante, ce à quoi Vassili saisit furieusement la poignée de son sabre en position d'attaque, fermement ancré sur ses pieds.
Villainy recule violemment à cette réaction, refroidi. Vapor n'est pas aussi impressionné mais capitule et, poussant Lucia vers son chevalier improvisé, lance:
-Tu la veux? Prends-là. On va s'en chercher une autre.
Lucia, aussi rigide qu'un cadavre, ne respire plus. Pourtant son visage n'exprime pas sa peur. Il s'est seulement pétrifié. Quand Vassili la tire vers lui, elle ose aspirer et lever les paupières. Mais le traumatisme est si grand qu'elle ne peut guère en faire plus.
Vassili l'entraine vers sa chambre. En rentrant, il lui dit :
-C'est ici que vous dormez d'habitude. Ne changeons pas les bonnes habitudes.
Son expression n'a plus la mollesse que Lucia lui connait. Ses mâchoires serrées et sa face rougie par la colère le rendent soudain plus présent à ses yeux. Alors, elle commence à se détendre. Quoique puisse lui faire Vassili, le dénouement n'aura aucune comparaison avec celui qu'elle avait craint un moment plus tôt. Elle est certaine qu'entre les mains de Vapor et de Villainy, elle ne serait pas ressortie indemne de lourdes séquelles car ces êtres sont des fous furieux à ses yeux. Les pires qu'elle n'ait jamais rencontrés.
Vassili défait sa ceinture et la dépose avec le sabre sur la table. Ensuite il s'assied dans le fauteuil à côté de la bibliothèque dégarnie et ferme les yeux un moment, le temps de retrouver sa sérénité. C'est difficile. La nouvelle victime est entraînée par les deux brutes dans le couloir et chacune de ses exclamations effrayées accélère la respiration de Vassili et lui fait serrer les poings autour de ses accoudoirs. Ils l'emmènent à l'étage et les sons s'étouffent. Vassili regarde le plafond avec inquiétude, aux aguets et ne semble pas avoir d'autre intention que d'écouter attentivement ce qui se déroule au-dessus d'eux.
Enfin il regarde Lucia et dit:
-Je suis désolé.
Lucia est inquiète. Elle n'a pas réussi à deviner laquelle d'entre elles a été emmenée à sa place. Elle se sent fautive. C'est comme si elle était responsable des tortures qu'attendaient l'élue. Mais au fond d'elle même, les regrets font place au soulagement.
-Merci.
Il hoche la tête:
-Ne me remerciez pas. N'importe qui à ma place se doit d'intervenir où je l'ai fait. Si j'en ai l'occasion, je me dois d'intervenir encore.
Il scille en repensant aux menottes de la veille:
-J'ai honte d'être aussi limité dans ce que je peux me permettre de protester.
Lucia ne sait pas trop où se mettre. Les propos tenus par Vassili lui paraissent tellement improbables qu'elle n'ose y croire. Elle hésite à lui faire confiance. Ce n'est quand se remémorant le temps passé à ses côtés qu'elle espère. Bien qu'ils aient partagé la même chambre, jamais l'homme ne l'a touchée, elle, une fille de passes.
Soudain, Vassili lui semble un être humain. Elle regarde ses traits doux et ses cheveux blonds sur lesquels le soleil laissent glisser ses rayons lumineux. Et pourtant il parle Souss. Peut-il être celui qui joue double jeu ?
D'une voix tenue, elle demande :
-Vous n'êtes pas d'accord avec eux ?
-L'uniforme n'a ni morale ni opinion.
Il s'appuie sur ses coudes et regarde Lucia dans les yeux avec respect:
-Ma pensée ne porte pas d'uniforme.
Perdant peu à peu ses défenses, Lucia lança :
- Mais vous avez une opinion n'est-ce pas ? Avez-vous une morale ?
Puis se rétractant, consciente qu'elle est allée trop loin, elle se reprend :
- Pardon. Je ne voulais pas vous remettre en question. Je...
Elle s'embourbe dans sa phrase. Les joues rougies par la honte et la crainte. Il est surpris par la vivacité de sa question mais l'accepte.
-Non, vous êtes en droit de me remettre en question avec le reste d'entre-nous. Ne vous excusez pas.
Il se lève et s'approche de la table où il a laissé sa ceinture. Ouvrant un coffre à proximité dont il a la clef, il en retire un étui de revolver en matériau composite qu'il attache autour de sa taille à la place de sa ceinture. Il y transfère le fourreau du sabre métallique où des inscriptions en or scintillent puis vérifient le magasin de son semi-automatique.
-Une morale? Je sens parfois mon âme, ce qu'aucun de mes coéquipiers ne possède.
à ses mots un cri aigu retentit au-dessus d'eux et Vassili ouvre la porte de sa chambre à la volée et bondit dans le couloir en s'excusant à Lucia.
Lucia bondit elle aussi. Mais ses pas s'arrêtent à la porte de la chambre qu'elle n'ose pas franchir. Elle entend les pas alourdis par les bottes qui enjambent les marches, puis une porte ouverte sans sommation et les paroles de Vassilli étouffées par les cris répétés d'une femme et les rires d'hommes. Des bruits de bottes encore et des coups. Des mots sont prononcés, incompréhensibles. Puis le silence se fait. Un silence mortel. Juste avant une porte qui claque.
Lucia ne bouge pas. Elle n'ose pas monter. Elle attend.
Elle voit bientôt Villainy dévaler les escaliers en jurant, laissant derrière lui de grosses gouttes de sang qui dégoulinent de son avant-bras serré. Il file au rez-de-chaussée où se trouve leur infirmerie. Vapor descend à sa suite, plus laborieusement car il transporte la jeune fille inconsciente dans ses bras. Vassili le suit d'un pas ferme, le front plissé et soucieux, en colère. Leur activité éveille l'intérêt du Peets en garde devant la chambre des prisonniers, qui les interpelle:
-Qu'est-ce qu'il se passe?
Vassili répond d'un ton forcé:
-Elle a fait une hypothermie. On l'emmène à l’hôpital militaire.
Le garde hausse un sourcil et se tait. Vassili ordonne Vapor de l'attendre en bas tandis qu'il se change. Il trotte jusqu'à Lucia restée devant sa porte et lui parle en Souss:
-Elle est en état de choc mais je pense pouvoir la faire sortir d'ici. Venez avec moi, nous devons trouver quelqu'un en ville pour l'héberger.
Il enfile à toute vitesse une toque de fourrure et un manteau qui dissimule ses armes et sa ceinture. Pour avoir l'air local il change de bottes et de pantalon. En moins d'une minute il ressort avec Lucia et dévale les escaliers à la suite de Vapor. Ce dernier a l'air inconfortable, différent de ce qu'on lui voit d'habitude. Il détourne les yeux, ne regarde pas Lucia une seule fois et ne pousse personne hors de son chemin. Il obéit à Vassili, qui l'a décidément embarrassé, peu importe la façon.
Lucia s'est enveloppée d'un lourd châle très chaud qui lui couvre les épaules et la tête. Elle le sert contre elle malgré l'épaisseur de son manteau car la température extérieure a encore descendu. Elle suit tant bien que mal Vassili, qui a évité tout contact avec les commandants afin d'éviter d'argumenter leur sortie. Ce dernier a pris la jeune fille des bras de Vapor, qui reste sur place sans faire de commentaire. Bientôt Lucia, Vassili et la jeune prostituée sont sur la route hivernale, s'éloignant du camp secret de la Peetersien.


***




Lucia. Acte V.
Pour Asservir et Pour Tromper



Vêtu de sa toque et de sa veste à fourrure, Vassili a l'air d'un local. Son accent de la région des Grands Lacs est authentique. Il marche vite et porte la jeune fille sans trop d'effort:
-Lucia, j'ai besoin de votre aide.
Le regard que lui lance Lucia est presque un regard de connivence. Yana n'a pas repris connaissance et ses bras pendent lui donnant l'air d'une morte.
-Il faudrait trouver un lieu sûr pour la soigner. Vous allez l'emmener où ?
Mais Vassili ne répond pas, il continue sa course en lui lançant un regard interrogatif.
Lucia ne peut pas mener un Peet vers ses amis rebelles. Elle cherche activement qui dans ses relations pourrait être susceptible de les accueillir et finit par dire :
-Mikkaïlovitch ?
Vassili hausse les sourcils, ne sachant de qui elle parle. Mais ils se dirigent ensemble vers un lieu favori du poète; un hôtel populaire à présent peu peuplé de la ville. Mis à part les trottoirs gelés et glissants, quelques véhicules militaires immobiles abandonnés par leurs conducteurs, leur route est sans encombre. Ils sont fondus dans les quelques foules affamées et mornes qu'ils croisent à proximité des barrages.
L'hôtel en question est désert et Lucia entre avec hésitation dans leur café resté ouvert. Par chance deux tables sont occupées et l'une d'entre elles par un petit homme frêle plus animé que Pulchratek entier. Les quelques visages se tournent à leur entrée et Mikkaïlovitch reconnaît instantanément sa compagne des aventures de la veille:
-Ma bonne Lucia!
Il se lève avec enthousiasme, son verre à la main, en marchant vers eux jusqu'à ce qu'il réalise ce que porte Vassili et s'assombrit. Son regard soupçonneux se déplace lentement vers Lucia puis sur la jeune fille à demi couverte d'un drap.
-Yana...?
Il caresse ses cheveux roux en tiquant sur les marques de strangulation sur son cou et la blessure suintante qui déforme son visage.
-Que s'est-il passé ?
Vassili ne répond pas à sa question:
-Il lui faut un logement et des soins.
Mikkailovitch réagit prestement mais sans alarme.
-Montons dans ma chambre.
Ils se rendent à un étage de l'immeuble dont le confort et la propreté sont précaires. L'hôtel fait office d'habitation permanente pour la moitié de ses résidents, dont beaucoup ne payent plus de loyer. Sa chambre est misérable mais sèche. Mikkailovich ferme sans bruit la porte pendant que Vassili allonge délicatement Yana sur le lit rapidement changé.
Tous trois se penchent sur le corps sans connaissance. Mikkaïlovitch vérifie le pouls et le souffle pendant que Lucia humidifie un linge qu'elle porte sur la peau gonflée qui commence à prendre une couleur sombre. L'œil droit de Yana n'est plus visible. Il est perdu derrière une fente encore perceptible au niveau de la tempe.
Vassili reste droit aux côtés de Lucia. Il ne dit pas un mot. Mikkaïlovitch s'assied enfin et le regarde, suspicieux mais poli:
-Je suis Mikkaïlovitch. Qui êtes-vous?
-Vassili.
-Allez-vous me dire pourquoi vous êtes ici?
-Pour m'assurer de la sécurité de cette jeune femme. (Il pointe vers Yana) Elle n'était pas en sûreté où elle se trouvait.
-Je peux le voir.
-Aucune des femmes du bordel ne sont en sécurité, ni les deux hommes qui se trouvent avec elles.
Mikkaïlovitch semble fatigué.
-Comment puis-je vous contacter?
Vassili fait quelques pas vers lui en tirant un objet métallique de sa ceinture qu'il met sous le nez de Mikkaïlovitch, dos à Lucia. Elle semble avoir fait exprès de ne pas la laisser voir.
Mikkaïlovitch acquiesce.
-Bien. Je m'occuperai de Yana. J'ai de l'alcool et des anti-douleur.
Vassili hoche la tête et marche vers la sortie.
Le doute s'est emparé de Lucia. Son courage et sa volonté lui font tout à coup défaut. Elle ne quitte pas Yana des yeux et contemple les traces rouges qui cernent son cou. Elle n'a pas envie de finir comme elle, étranglée et battue. Elle n'a plus envie de rejoindre Masha et les criminels qui occupent la maison. Elle voudrait partir en lieu sûr, loin de cette guerre sans nom.
Mais Vassili ne lui laisse pas le choix. Sur le pas de la porte, il s'arrête et l'appelle. En passant près de Mikkaïlovitch, celui-ci lui chuchote : Je passerai vous chercher très bientôt, soyez prête.
Lucia et Vassili retournent vers le bordel. Ils ne se pressent pas et Vassili est soucieux. Lorsqu'ils rentrent, les chefs sont au rez-de-chaussée dans la salle principale, à les attendre. Le second aux commandes, un grand type aux cheveux rasés et à la face ovale peu commode se place au travers de leur route. Il croise les bras et attend des explications.
Vassili salue et s'apprête à s'excuser, mais avant qu'il ait pu dire quoi que ce soit Vapor surgit entre le commandant et lui. De la même taille et masse, ils se font presque face. Vapor dit:
-Il était en mission. Tu sais de quoi je parle.
-Et elle?
Vassili complète:
-Envoyée pour la garde des enfants.
Vapor contribue sans hésitation:
-Je lui ai donné permission. Pour les gosses.
Le commandant dévisage Vapor avec intensité puis décroise les bras et tourne les talons. Il va rapporter à Hoel, qui réagit à distance en pointant vers eux:
-Vapor. T'es un homme d'honneur. Mais la prochaine fois, passe par moi ou Volk.
Lucia, qui est restée en retrait durant cet échange, s'apprête à rejoindre les filles dans la salle d'en haut. Elle reste un peu interdite par le comportement étrangement protecteur de Vapor par rapport à Vassili. Mais son ancien compagnon de chambre la retient par le bras en lui demandant d'attendre.
Lucia, craintive, n'ose pas regarder du côté de Vapor.
Ce dernier s'éloigne immédiatement une fois l'échange terminé, sans demander merci et sans leur jeter un regard. Vassili se décide alors à monter à l'étage en tenant Lucia par le bras pour donner un air plus officiel et contrôlé à leur escapade. Une fois en haut il lui libère le bras et la pousse doucement dans sa propre chambre devant lui.
A l'intérieur il se débarrasse de sa veste et de ses armes et soupire. Il peut enfin se détendre mais pense surtout à Lucia:
-Voulez-vous utiliser la salle de bain? J'irai après vous.
Lucia se sent sale, salie d'avoir été prisonnière, entassée comme on empile les pestiférés, à suer la peur et la saleté. Elle frotte jusqu'à s'écorcher la peau pour éliminer ses regrets de ne pouvoir rien faire pour ses amis. En enfilant une chemise propre, elle s'interroge sur Vassili, surprise de découvrir un homme sous l'uniforme ennemi. Elle se demande jusqu'où elle peut lui faire confiance.
Lorsqu'elle le retrouve dans la pièce d'à côté il a sorti plusieurs bouteilles d'eau sur la table et un plateau de nourriture comme celle qu'eux-même reçoivent en bas pour repas. Il marche vers elle et lui tend la clef de la chambre:
-La porte est verrouillée pour éviter qui que ce soit d'entrer. Si on insiste, prévenez-moi. (Montrant le plateau) Et je vous en prie, servez-vous.
Et il va dans la salle de bain pour se rafraîchir et se changer.
Les odeurs des mets fumants aiguisent l'appétit de Lucia. Elle s'approche pourtant de la table à pas timides. Il y a si longtemps qu'elle a mangé de la viande rôtie qu'elle n'en croit pas ses yeux. Elle s'installe avec application et se sert. Elle a faim. Elle n'a pas eu de repas depuis la veille et les aliments offerts ne sont plus en vente depuis longtemps. Elle déguste les pommes de terre bouillies comme s'il s'agissait du plus succulent des plats.
Vassili revient quelques minutes plus tard vêtu de propre et l’assiette vide sur la table le fait sourire. On toque à la porte.
Il va ouvrir à Vapor, qui aperçoit tout de suite Lucia et lui lance un regard sombre. Dans leur langue germanique il demande à voir Vassili en privé. Lucia est laissée seule quelques instants avec le choix de fermer la porte à clé ou non. Même si elle entend les autres soldats se chamailler en bas et d'autres marcher dans le couloir, personne ne vient la déranger. Vassili revient rapidement et sans encombre et c'est bientôt le couvre-feu. Tout le monde est ordonné d'aller se coucher. Vassili éteint les lumières et laisse une lampe de poche faisant office de lampe de chevet.
Il offre à Lucia de dormir sur son lit, qu'il vient de faire soigneusement.
Lucia est prête. Elle a si souvent offert son corps à des clients puants que se retrouver dans le lit de Vassili ne l'effraie pas. Elle éprouve même un petit picotement intérieur à l'idée de se glisser près de lui.
Mais Vassili s'est allongé sur le dos, ses mains placées sous sa nuque ne s'occupent pas de la femme pourtant encore belle qui s'allonge près de lui. Alors, elle se sert contre lui pour profiter de sa chaleur et offrir la sienne. Ainsi serrés dans le lit étroit, elle chuchote :
-Merci pour tout, Vassili.
Il pose une main distante avec respect sur son épaule:
-Lucia, vous ne me devez rien.
-Un sauvetage inespéré qui m'a sortie des griffes de Villainy et Vapor, un bon repas, une bonne douche, un bon lit, mais Yana vous doit sans doute la vie. Pourquoi ?
-Quel genre d'animal serais-je si je les avais laissé vous prendre, vous ou elle? Vous avez un enfant. Je serais incapable de ne pas vous octroyiez ce qui vous revient de droit.
Désireuse d'adoucir son propos, sa main accompagne son commentaire et vient se poser sur le bras de Vassili.
Il tourne la tête vers elle, pas indifférent à sa douce affection.
-C'est difficile d'être chaque jour témoin de ce que ces bêtes peuvent commettre. On ne s'y habitue pas. Je ne m'y habitue pas. J'ai pourtant croisé beaucoup de bêtes.
Il ferme les yeux pour se reposer de cette pensée.
-Mais pourquoi être avec eux alors ?
La tête de Lucia s'est posée contre son épaule, ses cheveux caressent son cou. Lucia se prend à apprécier sa présence à ses côtés.
-Un concours de circonstances.
Comme un silence paisible s'installe, il décide d'emmener Lucia au travers de quelques souvenirs.
-J'ai grandi près du lac Stravo où ma famille possède des terres. Deux tiers du lac, ses rives et la face Sud de la montagne. Toutes les structures civiles, poste, école, tout nous appartenait. Dans le principe les habitants de Stravo étaient nos locataires et nous leur offrions généreusement logement et opportunités. Tous les matins je prenais mon Hummer tout terrain et parcourais les centaines de kilomètres de cultures et une dizaine de ports de pêche. Un gaspillage de ressources quand j'y repense et la réalité c'est que nous avions tout et qu'ils n'avaient rien. Non seulement ils n'avaient rien, mais ils trouvaient quelque chose à me donner chaque jour en échange d'un bonjour, d'un sourire, de reconnaissance. Ma perspective a lentement changé et lorsque j'avais 24 ans je passais la majorité de mon temps sur la rive qui m'appartenais, à construire, organiser, optimiser, automatiser, recycler... J'installais des énergies renouvelables à nos frais afin qu'ils n'aient plus à payer leur eau ni leur électricité. Je voulais les rendre indépendants et propriétaire de ces terres dont ils extrayaient de leurs propres mains les richesses.
Lucia repose maintenant dans le creux du bras de Vassili. Sa main effleure la peau de son cou. Elle l'écoute sans l'interrompre et comprend le monde qui s'étale entre sa propre vie passée dans les montagnes à se consacrer aux chevaux et celle du guerrier. Rien dans ses propos ne le prédispose à devenir un membre de ce groupe mercenaire.
Comme le silence les enveloppe, elle glisse la question qui reste sans réponse.
-Que s'est-il passé pour que vous quittiez tout ceci ?
D'après le soupire qu'il laisse échapper, la raison n'est pas agréable. Il se masse les yeux avant de continuer:
-La désapprobation de ma famille n'a pas suffit pour m'arrêter. Lorsque je voyageais sur Sovat ils m'ont traîné dans un scandale dont je n'avais même pas connaissance. Vingt-quatre heures plus tard j'étais en prison, pour vingt-six mois. Le Black Mail m'a permis de sortir et il me fallait une nouvelle identité. J'ai rencontré Vapor la même année. C'est aussi à cette époque que la Fraternité changeait de direction. Lucia, je sais que vous collaborez avec eux. Il n'y a pas d'autre raison pour vous de contacter Mikkaïlovtich. Je ne vous balancerai pas, mais il faut que vous sachiez qui ils sont. La Fraternité existe depuis plusieurs années et ses premiers penseurs étaient comme moi à Stravo, ils souhaitaient l'indépendance des masses et une réorganisation honnête du système. Ce n'est plus le cas depuis cinq ans. Le courant a changé et à leur tête se trouvent quelques uns des patriarches les plus infectes que je connaisse: ceux ma famille. L'indépendance Tsmane ne les intéresse pas, ils sont après autre chose et je les suis depuis plusieurs années de près ou de loin. Après mon séjour en prison la Fraternité a pris possession de ce que j'avais construit à Stravo. Ils ont volé aux villageois leur liberté de penser et de vivre, en quelques années les ont tournés les uns contre les autres. Ils ont tué plus qu'ils n'ont sauvé, emprisonné plus qu'ils n'ont libéré, paralysé plutôt que soutenu. Ce que j'avais construit à Stravo est en cendres, comme Pulchratek aujourd'hui.
Lucia ne sait plus si elle doit craindre Vassili ou lui faire une confiance totale. Elle aimerait enfin pouvoir se reposer sur cette épaule dont la chaleur l'envoute un peu.
Mais méfiante, elle n'ose pas le contredire et se contente de déposer un baiser sur sa joue.
-J'ai connu des frères qui donnaient leur vie pour que le peuple puisse ne plus être sous l'emprise ennemie et qui m'ont donné leur chemise. Tous ne sont pas tels que vous les décrivez. Votre entreprise voulait libérer les malheureux de leur joug. Comment la Fraternité pourrait-elle contrarier ce genre de projet ? Vous dites que votre famille fait partie des dissidents ?
Il acquiesce:
-Ma famille et d'autres font partie de ceux qui dirigent à présent la Fraternité. Ce sont ces gens qui ont détruit Stravo pour conserver leur contrôle et privilèges aristocratiques, qui ont levé et poussé d'autres groupes à la violence comme... Comme ceux qui ont fait de Vapor ce qu'il est. Et beaucoup d'autres. La Fraternité est devenu un club de privilégiés, un club aristocratique, mais bien plus.
Il tend le bras sous son oreiller et en retire un couteau de chasse. Déboutonnant le fourreau de cuir ancien il expose la base de la lame ornementée d'un blason familial et d'un anagramme.
Lucia a un mouvement de recul à la vue de la lame rutilante qu'il place devant son nez. Vassili tourne l'arme dans sa main. Il mesure sa capacité à trancher les gorges en faisant glisser le fil sur son ongle. Il s'est soudain tu, comme s'il revivait des souvenirs pénibles ou que les actes qu'il envisage le contrarie. Lucia qui l'observe le voit blêmir et elle avale sa salive avec difficulté alors qu'il dit:
-C'est peut-être contraire aux apparences, mais notre uniforme n'est pas ici pour anéantir la Fraternité. C'est un spectacle. Elle doit seulement être purgée et l'armée ne doit rétablir la paix qu'en apparence. Un nouveau gouvernement sera constitué par mes supérieurs en accord avec les patrons de la Fraternité, tout retournera dix ans en arrière et une milice locale issue du mouvement s'établira sur place pour tout contrôler. Rien ne va changer.
Il se redresse en rangeant l'arme derrière lui et dévisage Lucia:
-Cette association d'imposteurs... Je suis ici pour la décapiter. Pas pour mes employeurs ni pour moi mais pour préserver les idées dont elle a émergé.
- C'est la fraternité que vous déclarez "association d'imposteurs" ? Moi, j'ai peur des hommes qui vous entourent.
Elle repense à la mission que lui ont donné les rebelles : rapporter le plus d'informations possibles sur les Peets. Alors, elle lui demande :
- Vous ne craignez pas que je vous dénonce aux rebelles ?
- Si vous me dénonciez, votre crainte serait à décupler. Mais je connais assez les hommes de la Fraternité pour savoir que ma parole compterait plus que celle d'une mère du Gorgouri. S'il en était différemment, je n'aurais pas à tourner contre eux mes compétences d'assassinat.
Il se recouche en croisant les mains sur son ventre et ferme les yeux paisiblement.
-Je préfère vous faire confiance, Lucia, à votre instinct et votre jugement.
-Je préfère vous faire confiance également, Vassili, même si vous croire signifie rayer une partie de mes rêves. Mais qui donc est digne de confiance dans ce monde où les hommes ne sont là que pour asservir ou tromper ?
Lucia est amère. Elle aimerait ne pas le croire, mais elle connait trop le monde aujourd'hui pour croire aux promesses. Vassili a semé en elle un doute qu'aucune parole ne dissipera. Une rage s'empare d'elle mais ne sachant qu'en faire, elle se dresse sur ses avant-bras et embrasse Vassili à pleine bouche. Il se laisse faire, les bras toujours croisés sur sa poitrine et quand elle s'écarte de lui, un doux sourire lui est destiné.
La tête au dessus de la sienne, elle lui demande alors :
- Et Vapor ? D'où vient-il ?
Il se contente de lui sourire en passant un bras autour d'elle.
-Il est temps de dormir. Bonne nuit, Lucia.



***





Lucia. Acte VI.
Combustion



Villainy a passé une mauvaise nuit. Les vingt-deux points de suture sur son bras le gênent et toute sa main est endolorie depuis la veille. Réveillé par Vapor et Vassili qui quittaient les lieux de leur côté à cinq heures du matin, il descend à l'infirmerie chercher de l'eau et des antibiotiques.
Il reste en bas pour s'occuper avant le réveil général une heure plus tard et, en remontant lorsque tout le monde descend il s'arrête en face du chariot de nourriture laissé devant la porte des prisonnières. Celles-ci n'ont pas encore été servies et le garde de l'entrée n'a pas encore été choisi. Remarquant un plateau manquant, Villainy s'approche de la chambre de Vassili et écoute discrètement à la porte calme et close. Après tout, la paysanne n'a pas rejoint la cellule assignée aux prostituées, elle doit être quelque part. Il toque.
Lucia ne s'est pas levée au départ de Vassili. Lorsqu'elle a ébauché un geste pour sortir du lit, il l'a gentiment persuadé de rester au chaud, d'autant qu'elle n'aurait rien à faire en l'attendant.
Aussi, quand elle entend les coups frappés à la porte, elle remonte à toute vitesse les couvertures au dessus de sa tête et s'enfonce dans le matelas sans faire de bruit. Villainy tourne la poignée mais la porte est fermée à clé. ça le surprend:
-Le fils de pute...
Des pas lourds font vibrer le couloir et la voix méchante de Volk lance:
-à la traîne?
Villainy montre son bras bandé:
-Dispensé, sir.
-Bien, tu es de garde avec Simon.
Villainy soupire d'ennui à cette perspective et Volk le gronde pour son insolence. Quand le respect est rétabli (par quelques mots pas tendre), il s'en va. L'échange laisse Villainy frustré et de mauvaise humeur et pour se soulager il tamboure à la porte de Vassili avant de s'éloigner en jurant très fort. Il passe ensuite à la porte des prisonnières où il frappe également avant d'hurler en Souss:
-On a faim là-dedans?!
Il prend les clefs sur le mur, ouvre et leur lance avec un sourire fourbe:
-Good morning... Je suis votre garde aujourd'hui.
Le jour se lève et l'aube blafarde éclaire à peine les faces apeurées des femmes pelotonnées les unes contre les autres. Toutes ont dressé la tête. Certaines se sont levées en poussant les bras ou les jambes reposant encore sur leur corps. Mais l'arrivée de Villainy ne satisfait personne. La perspective d'un repas servi par l'homme à la face squelettique perd de son attrait. Toutes se méfient de lui. Toutes se souviennent de Lucia et de Yana qui ne sont pas revenues. Mais après s'être présenté, Villainy repart en fermant la porte et sans rien leur servir.
Il va chercher son camarade de garde au rez-de-chaussée et revient beaucoup plus tard en riant et en se moquant de ce dernier, qui semble équipé d'un tempérament lent et passif. Simon marche en boitillant, dispensé lui aussi pour la journée ou pour plus longtemps. Il pose la main mécaniquement sur le chariot pour le pousser vers la porte et nourrir les prisonniers mais Villainy le bloque d'un pied sous les roulettes pour discuter d'autre chose. Simon patiente sans émettre de jugement par rapport au comportement limpide de Villainy pour ralentir la distribution des repas. Il n'argumente pas mais les deux hommes ne s'entendent pas et ne se supportent que pour une durée déterminée. Villainy préfèrerait de loin passer sa journée avec le reste de son trio, Vapor et Vicious, mais Vapor est en mission individuelle et Vicious seul avec le reste des Peets, dépourvu de ses repères habituels. C'est Vicious qu'ils auraient dû laisser sur place avec lui afin d'équilibrer leur niveau de stabilité.
Le temps passe et les prisonniers ne sont servis ni eau ni nourriture.
Dans la salle, les filles sont toutes éveillées. Mais toutes n'ont pas dormi. L'inquiétude les ronge. L'état de Masha est stationnaire, elle a gémi pendant son sommeil. Chacun de ses mouvements lui procure son pesant de douleurs, pourtant elle ne saigne plus. A l'écart, la blonde Patrichka tente de voir ce qu'il se passe dehors. Malheureusement, son champ de vision est réduit à l'interstice laissé entre les deux volets clos.
Sergei se rapproche d'elle. Leurs mouvements semblent être ralentis par le temps qu'ils ne contrôlent plus. Les bruits sont étouffés par la moiteur de l'air et les odeurs bestiales qu'ils respirent. Debout à ses côtés, il lui chuchote :
-Tu vois quelque chose, Patiya ?
Patrichka se rassied avec mauvaise mine, signifiant qu'il n'y a rien en vue à part quelques façades d'immeubles abîmées. Sergei marche en rond pour s'occuper et se délasser. Alexei est à bout de nerfs, assis dans un des cinq coins de leurs murs sans cligner des yeux, il agite ses longs doigts sans s'en rendre compte.
Tout d'un coup, Masha allongée sur un matelas improvisé gémit et articule :
-J'ai soif.
Alors Alexei se lève. Sans doute a t-il besoin d'agir. Il frappe à la porte avec insistance jusqu'à ce Simon ouvre juste assez pour montrer le nez. L'impatience et la mauvaise humeur se lit sur le visage d'Alexei et il demande d'une voix bourrue :
- Pourrait-on avoir de l'eau, Masha ne va pas bien.
Simon hoche la tête et allonge le bras pour attraper une bouteille d'eau qu'il passe dans l'ouverture. Alexei la prend sans dire merci et continue:
-Nous avons faim aussi.
Simon referme la porte le temps de pousser Villainy hors du chemin puis l'ouvre toute entière afin d'y apporter le chariot. Comme Alexei fait vraiment une sale tête il dégaine son arme de poing (sans la déverrouiller pour autant) et vise le sol dans sa vague direction:
-Allez, recule.
Alexei se déplace pour les laisser entrer mais reste debout à proximité. La présence additionnée de Sergei de l'autre côté rend les deux Peets inconfortables tandis qu'ils poussent le chariot à l'intérieur. Villainy, qui a perdu toute dextérité dans sa main gauche dû à la blessure profonde dans son avant-bras, est plus tendu que son compagnon. Il tend un plateau d'une main à Sergei en le perçant des yeux et l'interpelle en Souss, plus agressif qu'en temps normal:
-Qu'est-ce que tu regardes?
Sergei détourne les yeux et passe le plateau aux femmes près de lui. Ils distribuent ainsi les repas avec des couverts et gobelets en plastique, aussi vite que Villainy le permet. Simon fait de même avec Alexei, qui le dévisage froidement. Son intensité met Simon mal à l'aise.
Les plateaux passent et les filles se rassasient avec espoir, momentanément indifférentes à la mauvaise cantine sous stéroïde en activité à l'entrée de la pièce.
Simon demande à Villainy de traduire l(ordre de s'asseoir à Alexei, que Villainy aboie en saupoudrant d'une insulte. Comme Alexei tarde quelques secondes à s’exécuter, Simon saisit à nouveau son arme et la déverrouille sous le nez du Tsman en répétant son ordre. Alexei s'assied alors avec lenteur et l'arme disparaît dans sa pochette sur la jambe de Simon.
Puis d'un faux mouvement de Villainy, le contenu d'un plateau que Sergei et lui s'échangeaient file parterre avec un grand bruit métallique. Villainy s'irrite, ramasse le plateau et s'en sert pour frapper Sergei de toutes ses forces à la tête, pliant le plateau d’aluminium sur le coup.
-Connard!!
Simon se retourne avec surprise et Alexei bondit sur ses pieds en saisissant l'arme de poing dont la pochette n'a pas été boutonnée.
Pendant ce temps, Lucia effrayée de sentir la présence de Villainy à sa porte par deux fois en si peu de temps, s'est habillée. En enfilant ses bas, elle a retrouvé le couteau caché. Il tourne à présent dans sa main. Il passe d'une paume à l'autre. Elle le soupèse, lui cherche une fonction. Soudain, elle entend un coup de feu et sursaute sans lâcher le couteau qu'elle tient fermement maintenant. En une seconde, Alexei a tiré une balle sur Villainy et une deuxième est déviée par Simon qui s'empoigne avec lui pour le désarmer. Une odeur de poudre chaude envahit la pièce des prisonniers. Au second coup de feu qui retentit, la décision de Lucia est prise. Elle enfile son lourd manteau, puis positionne son châle de manière à envelopper les épaules et la tête et attrape ses bottes de sa main libre. Dans l'autre, elle se cramponne à son arme tout en tournant la clef dans la serrure. Sans faire le moindre bruit, elle entrouvre la porte pour écouter, puis passe sa tête.
Villainy s'agenouille maladroitement où il se trouvait en suivant des yeux le long du mur le projectile humide qui vient de le traverser et, exceptionnellement, il est à court de juron adéquat pour accompagner son désarroi. Sergei devient blême et prie son compagnon de s'arrêter:
-Laisse-l'arme tomber! Laisse-la tomber!
Alexei lâche le revolver que Simon essayait d'attraper et ils se détachent de leur lutte. Puis Simon saisit son arme et tire à deux reprises sur Alexei projeté de l'autre côté. Une pluie de gouttes fines colorent gracieusement le mur derrière lui. Sofia pousse un cri et se cache le visage, horrifiée à la vue son ami en train de s'éteindre et dont le corps est agité de spasmes.

Apeurée, Lucia s'est réfugiée dans sa chambre, le corps collé à la cloison, en nage. Elle envisage toutes les possibilités et imagine déjà quatre nouvelles mortes parmi ses compagnes. Alors, elle tente une nouvelle sortie en songeant qu'elle ne peut envisager meilleure diversion pour fuir et aller chercher du secours.
Ayant pris soin de refermer la porte pour ne pas attirer l'attention, elle avance dans le couloir désert sur la pointe des pieds et rejoint le grand escalier central. Il est le seul accès possible vers les étages. Son espoir réside dans le fait que tout les Peets soient sortis, mais l'angoisse lui sert le cou à chaque nouvelle marche grimpée.
Elle atteint pourtant le dernier niveau de l'immeuble. Il ne lui reste plus qu'à passer la petite porte du grenier pour rejoindre la sortie sur les toits. Les mercenaires ont envahi aussi cet endroit. De nombreuses caisses sont entreposées et c'est là qu'ils semblent avoir installé leur radio. Elle n'ose pas courir malgré la peur qui lui serre l'estomac.

Simon menace Sergei de son arme pour l'empêcher d'agir à son tour. Il semble perturbé par la tournure sanglante de la situation et, marchant à reculons, beugle le nom de Volk dans le couloir. Il n'a pas vu passer Lucia qui grimpait à l'étage de la même façon que le commandant dans les escaliers du dessous. Ce dernier, alerté par les quatre coups de feu qui ont déchiré l'appartement, arrive prestement l'arme au poing, soucieux:
-Rapport?
-Il a tiré sur Villainy et je l'ai descendu.
-Quelle arme?
-La mienne.
Entrant dans la pièce Volk se fait rapidement un compte rendu de la situation; il voit Villainy allongé avec une grimace, Sergei debout en train de se tordre les mains sous le choc et la culpabilité, le mur éclaboussé au-dessus d'Alexei en train de tressauter en silence. Toutes les filles prostrées au sol dans un état de détresse considérable.
Le commandant peu commode marche d'un pas déterminé vers Sergei qui se rétrécit en s'excusant, terrifié à son tour:
-Pardon, pardon! Pardon!
Volk le saisit par le col de la chemise et le traine dans la salle de bain où il décroche d'un coup le rideau de douche. Il explique en signes à Sergei de s'agenouiller dans la baignoire, l'emballe du rideau en plastique en lui tenant la tête vers le fond en émaille et l'exécute d'une balle dans la nuque. Le coup de feu a plongé quelques filles dans la panique et les plus fortes d'entre elles enserrent les autres de leurs bras fébriles. Volk revient seul et ordonne froidement à Simon d'emporter Villainy à l'infirmerie et de ramener des sacs plastiques. La situation ne l'enchante pas. Il marche jusqu'à Alexei pour voir s'il est encore en vie et, comme il respire encore, lui tire une balle dans le cœur. Alexei trépasse une soixantaine de secondes plus tard.
Villainy est en mauvais état, il est couché par terre et gémit de douleur lorsque Simon essaie de le lever. Ce dernier a une mine désolée, se sentant responsable pour ce que sa négligence a provoqué. Il s'efforce de mettre son camarade debout en l'appuyant sur lui mais Villainy n'est pas capable de marcher et les jambes de Simon ne peuvent pas porter deux personnes. Volk change de plan:
-Ok, mets-le dans le couloir et vas chercher Spear.
-à vos ordres.
Simon fait un gros effort pour supporter Villainy jusque dans le couloir puis l'installe sur la moquette:
-Allonge-toi. Tu te détends, ok?
Il le réconforte brièvement puis court vers l'infirmerie.

Une fois sur le sommet de la toiture, le vent glacial saisit Lucia. Il lui mord le visage et lui coupe le souffle. Pourtant, elle court vers l'extrémité sud du replat de faitage. Debout au dessus de la ville, sa robe collée à la peau sous la bise, elle voit le seul lieu dans lequel réside une espérance. Il est un tout petit point perdu parmi les toits.



***




Vapor. Acte III.


Quand le reste des Peets rentrent de mission en soirée, il y a deux sacs noirs à tirettes alignés contre le mur de la cour. Vassili ne reviendra pas avant le lendemain matin mais Vapor, qui a déjà fini sa mission et profité du cargo plutôt que de rentrer seul, descend du camion avec le reste des troupes. Il remarque les sacs et, pensant à Vassili, s'en approche. Il tâte leurs poitrines. Ce sont deux hommes. D'après leur musculature modérée, ce ne sont pas des Peets. Pas de quoi s'affoler mais il s'empresse de rentrer afin de s'informer de ce qu'il s'est passé. Le rapport de Volk leur confirme que les morts sont les deux chiens de garde des prostituées, dont il ne se rappelle pas les noms. Malheureux mais pas bien grave. La raison de leur exécution en revanche, est plus fâcheuse puisque Villainy est à l’hôpital avec un trou au travers de l'estomac.
Vapor souffle dédaigneusement par le nez en imaginant le genre d'incompétence requise pour développer un scénario du genre. Il marche vers l’hôpital (organisé derrière l'infirmerie) et il est suivi par un grand gaillard aux traits troubles; Vicious a un visage étrange, un peu fade et brouillé comme s'il avait souffert d'une condition cutanée. Ses cheveux sont incolores, ses yeux bruns sans âme, un peu tristes et il est plus alarmé par la nouvelle de l'accident que Vapor, qu'il suit comme un compagnon canin.
Villainy n'est pas en état de recevoir des visites. Il est sous perfusion et à peine conscient. Vapor demeure en retrait sans vraiment se formaliser de cette vision mais Vicious s'approche de son ami et l'interpelle avec insistance. Comme sa pseudo-politesse ne reçoit pas de réaction satisfaisante, il lui enfonce le doigt dans les côtes à répétition jusqu'à ce que le blessé se débatte en protestant aussi haineusement que possible. Vapor intervient alors:
-Hey! Fous-lui la paix!
Vicious interrompt sa méthode de harcèlement qui a dessiné sur le visage de Villainy un regard de bête sauvage piégée.
En retournant dans la salle à manger, Vicious attarde son attention sur quelques soldats occupés sur un projet, auxquels il lance des remarques insultantes. Volk réagit très rapidement à cet abus, un comportement fréquent de Vicious et qui n'est pas forcément malicieux mais automatique. Il lui attribue donc quelque tâche du soir laborieuse à accomplir pour le punir et pour l'occuper, ce à quoi Vicious cesse d'insulter et s'exécute sagement, son visage sans forme affaissé et docile. Vapor s'éloigne sans s'intéresser à cet épisode. Il monte à l'étage et, avant de marcher vers sa chambre, s'arrête instinctivement devant celle de Vassili. Il ne sait pas pourquoi, une intuition. Il tend la main vers la poignée, un déclic, la porte est ouverte. Un problème. Il réalise en entrant que la chambre est vide, fait demi-tour. Un regard vers la cellule des filles laissée ouverte et où on nettoie encore. Le sang de Villainy sur le parquet du couloir. Vapor s'approche et lance un coup d’œil à l'intérieur, l'éclaboussure impressionnante qui décore la moitié du mur à droite ne le surprend pas. La paysanne n'est pas là. Elle doit pourtant être quelque part.
Il arpente lentement le couloir, à l'écoute de ses instincts de prédateur. Ses semelles pausent sur le sang noirci de Villainy et il médite un instant, respire. Ses pas le mènent vers l'escalier, droit devant lui et il monte. à l'étage, Vénia le voit et l'encombre, pressé de lui exprimer sa soumission par des sourires, des blagues et compliments dispensables. Vapor ne prend pas la peine de regarder cet oméga en face et dont l'attitude inférieure se lit déjà avec clarté dans sa vision périphérique. Il passe, traverse seul quelques pièces inanimées, des containers. En arrivant sur le toit il s'arme d'une petite lampe de poche LED pour éclairer la nuit en train de tomber. Il fait glacial, le vent souffle un peu. Dans l'obscurité du soir il distingue les formes anguleuses des fenêtres et une cheminée avec un coin irrégulier sur lequel il pointe sa lampe. Une femme recroquevillée y apparaît, grelotante. Elle est engourdie par le froid, à peine capable de protéger de la lumière qui lui entre dans les yeux, à peine capable de parler:
-Vassili?
Elle n'attend pas de réponse. La lumière envahissante qui demeure insensiblement pointée sur elle lui indique que son ami ne tient pas l'objet, comme l'absence de réponse. L'attitude secrète, distante et supérieure, n'appartiennent pas à l'homme qui l'a sauvée. Puis elle réalise; la silhouette, la position, la forme des sourcils. La femme pâlit et tremble comme si elle voyait la mort. Vapor sourit:
-Je t'ai trouvée.
Lucia a fait un pas en arrière et son talon frappe le rebord du toit. Alors, elle cherche à se glisser sur le côté. Elle n'aime pas sa position si fragile, presque en suspension au dessus du vide devant l'être le plus abominable qu'elle ait pu connaître. Peut-être va-t-il simplement la pousser. En l'imaginant, elle se voit tomber sans pouvoir se retenir et s'écraser au sol. La frayeur la pousse à s'écarter du muret en contournant son prédateur. Peut-être va-t-il tout bonnement sortir son arme, la pointer vers son thorax et tirer. Terrifiée, elle recule d'un pas, mais se retrouve les deux mains plaquées contre un mur. Vapor est toujours là, devant elle, comme un fauve devant sa proie. Il garde sur ses lèvres son sourire énigmatique et si content de lui.
Elle finit par dire :
-Je prenais l'air.
Vapor acquiesce nonchalamment:
-Je comprends ça.
Il se rapproche de Lucia sans geste brusque, la guidant lentement à l'opposé du vide. Il n'a rien en main mis à part sa lampe de poche et saisit le bras de Lucia avec fermeté lorsqu'elle est à portée, presque doucement et tâchant de ne pas l'effrayer.
-Voilà, viens avec moi. N'aie pas peur. Vassili revient ce soir.
Lucia doit faire un effort surhumain pour se rappeler que sa vie n'a pas d'importance, que son corps n'a plus vraiment de raison d'être. Son fils a tellement grandi et forci depuis qu'ils sont arrivés en ville, qu'il saurait bien se débrouiller sans elle. Alors, les yeux vides, elle fixe le mercenaire. Son corps raidi est devenu mou. Elle l'abandonne aux mains de Vapor qui la pousse vers l'escalier, puis vers les étages sombres devenus des entrepôts.
Le mercenaire promène son aveugle jusqu'au couloir habité par les femmes prisonnières et terrorisées où l'odeur du sang et de la violence règnent encore. La plupart des hommes sont en bas en train de dîner, cette fois en étant leur propres cuisiniers. Vapor ignore les rires et les conversations animées au rez-de-chaussée et dirige Lucia directement chez Vassili juste à côté de sa propre chambre. Il ferme la porte à clef derrière eux, assied la femme frigorifiée sur le lit sans plus d'égard et la couvre à peu près de la couette double.
Vapor circule autour d'elle en faisant d'autres choses, s'assurant ici et là qu'elle ne tombe pas en hypothermie. Il est allé chercher ses vêtements dans l'autre chambre, a ramené des objets et se douche rapidement dans la salle de bain à côté de Lucia, la porte ouverte pour l'entendre.
Une fois hors de la douche il se rase minutieusement, se laque les cheveux. De beaux vêtements sont posés sur la table. Il se prépare pour une toute autre guerre et demeure devant la glace pendant un certain temps, penché au-dessus du lavabo. Après un silence on l'entend vomir, un ricochet d'objet solide qu'il rince sous l'eau.
Il revient dans la chambre torse nu et saisit son téléphone portable, qu'il empale d'une carte numérique. Il tapote rapidement l'écran tactile sans reflet puis range l'appareil dans une poche de son manteau. De l'autre main il craque la carte en deux entre son pouce et son index et les déchets de la minuscule carte mémoire disparaissent dans la chasse d'eau des toilettes. De temps en temps il jette un coup d’œil à Lucia pour vérifier son état et renifle avec une sorte de dépit.
Elle n'a pas bougé d'un pouce, pas même resserré les pans de la couverture sur elle. Elle écoute les moindres gestes de son gardien et échafaude toutes sortes de scénarios. Mais aucun ne lui convient. Mourant d'envie d'en savoir plus, elle finit par se lever mais n'ose pas se diriger vers la salle de bain. Alors, elle se retrouve debout devant une fenêtre aux volets clos sans pouvoir aller plus loin.
Son mouvement a alerté Vapor qui surgit à moitié nu dans la chambre mais rien dans le comportement de Lucia ne peut laisser craindre une quelconque agression. Elle regarde, inquiète, le long corps athlétique de Vapor qui lui fait face et finit par dire :
-Merci pour la couverture.
Il ne dit rien, perçant Lucia du regard en quête de ses intentions. Il n'a pas un mot de politesse à lui rendre et tout dans son attitude, ses mains fermées semblent dire qu'il ne l'a gardée du froid et d'une chute du haut du toit par compassion. Il tourne les talons et finit de s'habiller. Lorsqu'il revient dans la chambre il est vêtu comme un gentleman. Seul son regard noir ne correspond pas:
-Que faisais-tu sur le toit?
L'homme inspire à Lucia de grands frissons de peur. Sa voix claque comme un coup de fouet et son regard n'inspire que dangers. Elle voudrait répondre qu'elle ne cherchait qu'à fuir le plus loin possible ou qu'elle espérait voir dans la nuit étoilée les amis perdus. Mais elle formule une réponse non préméditée :
-Je suis montée pour avoir froid et voir le noir. La montagne me manque terriblement.
Il hausse un sourcil d'un air moqueur. Il ne croit pas à son explication mais ne lui demande pas de rectifier. Il a d'autres choses en tête:
-Vassili te fait confiance. Moi pas. C'est toi (il pointe vers elle) et ce clown de Mikaïlovitch qui avez rapporté notre présence en face. Mais je te promets que tu ne reverras jamais ton complice.
Tandis qu'il pose ses mots glacés, des voix résonnent au rez-de-chaussée indiquant l'arrivée de Vassili.
Le sang se glace dans les veines de Lucia en entendant ces paroles. Elle secoue la tête dans un non muet mais garde les lèvres fermées. Qui est donc Vapor pour connaître ses relations avec Mikaïlovitch et les rebelles ? Pourquoi ne l'a-t-il pas déjà tuée ?
-Que voulez-vous de moi ?
Il marche vers elle pour lui souffler, avec une méchanceté profonde dont les origines sont lointaines:
-Je veux que tu crèves.
Vassili arrive hâtivement jusqu'à sa chambre, coincé derrière la porte fermée à clef sur laquelle il frappe avec insistance:
-Lucia? Quelqu'un est avec toi?
Vapor plonge une main dans sa poche à la recherche de la clef mais ne se presse pas:
-C'est moi, une seconde.
Il va jusqu'à la porte et l'ouvre sur Vassili peu conforté par la présence de Vapor dans sa chambre:
-Il y a longtemps que t'es rentré?
-Environ une heure. Elle s'était enfuie quand je suis venu. Je l'ai retrouvée prête à sauter du toit.
Vassili est sidéré et confus mais la version des faits par Vapor ne l'intéresse pas autant que celle de son amie.
-Lucia? Que se passe-t-il?
-J'ai peur. Cet homme me tuera.
En disant ces mots, elle regarde Vassili de ses grands yeux sombres, puis elle détourne le regard.
Elle voudrait être ailleurs, loin, très loin. Elle se revoit sur le toit prête à sauter. Il lui a manqué si peu de temps pour être libre et avoir son fils dans ses bras. Elle souhaitait atteindre la retraite de Nikolaï et de sa bande mais ce n'était qu'un vain espoir.
Vapor ouvrait la bouche pour protester mais il prend un poing dans l'estomac avant d'avoir pu formuler quelque mensonge. Le coup et la surprise l'envoient sur la table derrière lui, qui s'écroule sous son poids.
Vassili est furieux, déçu et humilié. Ses poings s'ouvrent et se ferment avec l'envie de faire avaler sa leçon à Vapor mais sa dignité l'en empêche. Il respire et s'efforce de retrouver son sang froid et s'excuse lorsqu'il parvient à regarder Lucia en face:
-J'ai fait une erreur. Je n'aurais jamais dû vous laisser seule ici, Lucia, je suis désolé.
Il marche vers elle et sonde la pièce en guise d'indices de ce qu'il s'est passé ici, inquiet:
-êtes-vous blessée?
Lucia répond d'un mouvement négatif de la tête. Elle surveille du coin de l’œil Vapor qui se relève, plié en deux. Vassili lui tourne le dos semblant ne rien craindre de lui, mais Lucia s'attend à ce que le mercenaire se jette sur lui et sa main se rapproche lentement de sa botte où elle a caché le couteau ramassé la veille dans le couloir.
Vapor s'appuie à genoux sur ses coudes, peinant à respirer, furieux et vexé. Il met quelques minutes à atteindre la porte, de laquelle il jette un regard mauvais à Vassili qui se retourne en le sentant. Mais Vapor ne fait rien. Il saisit son manteau en se craquant la nuque et tourne les talons. Il doit partir. Vassili lui souhaite bonne chance.
Au départ de Vapor, Lucia s'écroule, assise, sur le lit. La tension était si forte qu'elle se sent liquéfiée d'en être libérée. Elle prend son visage à deux mains et tente, derrière cette façade, de reprendre du courage. Au bout de quelques minutes, elle peut à nouveau lever les yeux sur Vassili, qui l'a suivie pour la réconforter:
-Lucia, je ne vous laisserai plus seule ici. Dîtes-moi si je peux vous conduire en lieu sûr.
-Il faudrait prévenir Mikaïlovitch. Vous pouvez me sortir d'ici sans problème ?
Vassili acquiesce d'un signe de tête et ajoute:
-Gardez la couverture sur le dos, il fait particulièrement froid ce soir.
Il se couvre d'un manteau différent lui-même, s'arme d'un pistolet semi-automatique et ils quittent le Q.G. de la Peetersien comme des fantômes.


^