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Personne ne passe

V4 - Thème Frontière

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30 juin 2018 - 20:29

Travaux en cours



Personne ne passe


Un phasme jusqu'ici immobile se mit en mouvement et déploya ses membres tordus. Sa forme longiligne épousait les arêtes aiguës du métal et sa couleur ocre sale se confondait avec la surface lisse qu'il parcourait.
La plaque d’acier, fixée à la pierre en des temps oubliés, n'était plus aujourd'hui qu'un ornement rongé par les saisons. Les chevilles qui l’emprisonnaient à son mur avaient depuis longtemps fondu et ne faisaient plus qu'une avec la surface métallique.
Celle-ci avait un jour eu une utilité : indiquer aux gens peuplant les lieux où ils se trouvaient. Peut-être même pourquoi ils ne devaient pas aller plus loin. Un ensemble de marques étranges étaient encore visibles sous la rouille et la poussière, témoin d'une époque plus sage, quand l’Humain savait coucher la parole pour la transmettre à ceux qui n'étaient pas là pour l'écouter. Des lignes et courbes blanches, imprimées sur un fond rouge foncé, au message toujours visible même en l’absence de lumière. Mais aujourd'hui leur sens était perdu, leurs formes parfaites éclatées en fleurs oxydées.
Aussi avait-on choisi de redonner vie à cette relique, de lui rendre un sens. Une main avait décidé d’apposer par-dessus les antiques écritures un symbole clair et limpide pour tous : un crâne gris, surmontant une croix de même couleur.
Quiconque avait un jour peint cette figure n’avait pas eu à aller bien loin pour trouver son modèle : tout autour fleurissaient des dizaines de crânes, tels des fruits jaunis au milieu d'une végétation vert de gris.

Le phasme, lancé dans sa course, s’étira et passa son corps ocre au-dessus du crâne peint. Ce fut là sa seule erreur.
Il y eut un geste vif. Une main emmitouflée saisit l’insecte avant de le porter à une gueule entrouverte. Val-Gean mâchonna de manière distraite, essuyant le jus poisseux qui coulait de ses lèvres avec ses épaisses mitaines de fourrure. Son geste avait à peine été perceptible, dissimulé par l’épais buisson dans lequel il était accroupi. Les épines grattaient et perçaient par endroit ses peaux de bêtes rapiécées, mais il ne bougeait pas, imperturbable aux agressions de la flore.
L’aube fut annoncée par un vent qui fit frémir les feuilles alentours. Il se ramassa légèrement sur lui-même, trop prudent pour laisser une chance à la brise de le dévoiler. Sans les voir, Val-Gean sut que les autres membres du groupe agissaient de même, qu’ils mimaient les ondulations des branches et des feuilles afin de rester dans leur ombre.
Ils étaient presque une cinquantaine, cachés sur une centaine de pas, à fixer depuis leurs abris de végétation une imposante masse de pierre et de métal. Un édifice venu d'une époque trop lointaine pour qu'on se souvienne de son nom ou de sa fonction première.
On l’appelait le Mur.
Il s’agissait d’une création antique, laquelle s’étalait à perte de vue. C’était une balafre grise et noire sur l’horizon, que l’on pouvait suivre un jour et une nuit entière avant de la voir mordre dans les flancs de montagnes enneigées.
Et personne n’avait jamais passé le Mur.

C'était la plus grande tentative de mémoire d’homme parmi les tribus du Val, du Mon et de Riv. Même quelques fils du Bor et de Cav avaient joint l’équipée. Les matriarches avaient pourtant interdit cette expédition, vouée au désastre selon les divinations. Leurs augures se basaient plus certainement sur les échecs passés, car trop souvent le sang des tribus avait nourri le Mur. Les mères avaient beau interdire à leurs enfants de regarder le Mur, celui-ci exerçait sur eux un attrait inégalable et ce depuis l’origine des tribus.
La matriarche de Val, une femme puissante et assez âgée pour avoir survécu à sept époux, avait pesé de tout son poids sur l'interdit, et menacé d'exclusion tous ceux qui manifestaient le moindre intérêt pour le Mur. À la loi de la tribu avaient succédée la colère des anciens, les menaces et les exemples. Puis les complaintes et les lamentations, lorsque de la foule des volontaires avaient émergées les filles aînées. La perte de troisièmes ou quatrièmes fils serait regrettable mais ne signerait pas la fin de la tribu. Celle d'une seule des filles pouvait en revanche la condamner.
Et toute connaissance de cause, celles-ci avaient pris le choix contraire à celui de leurs mères, embrassé une dernière fois leurs pères incrédules, et enfin rejoint les rangs de ceux qui allaient se lancer à l'assaut du Mur.

La lune avait disparu derrière la pierre sombre depuis longtemps. De sa cachette, Val-Gean distinguait à peine le ciel, bouché par la forme anguleuse et inquiétante de la construction. Mais le peu qu'il en voyait lui indiquait que l'instant était proche. Les nuages se couvraient d’or, troquant leurs habits de nuit pour se vêtir des atours de l’aurore. Le jour allaient bientôt éclairer le monde, du Mon à Riv.
Val-Gean retenait son souffle, de crainte qu'un soupir trop hardi ne le trahisse. Ses genoux pliés avaient cessé de le faire souffrir depuis plusieurs heures. Pas une plainte n’était sortie de sa bouche ou de celle de ses compagnons malgré cette longue attente. Ils avaient fait preuve de discipline et de silence au travers des bois traîtres, profitant d'une nuit d'encre. Les tribus s'étaient coulées dans la végétation, avaient rampé dans les masses hypertrophiées de lichens bruns. Puis ils avaient attendu, immobiles, que le bois, le monde et le Mur les oublient.
Les rares oiseaux peuplant encore la région du Val chantaient déjà, juchés sur les cimes décharnées. Des insectes gros comme une main montaient à la rencontre des vents chauds et de leurs vagues nourricières. Au-dessus de cette vie grouillante, le ciel gagnait sa coloration bleu clair, bordée d’un habituel gris opaque à la périphérie du regard.
Avec une infinie précaution, Val-Gean sortit des poches élimées de son gilet une paire de gantelets dont les extrémités se terminaient par des crochets métalliques. Des pièces de ferronneries précieuses, faites de l’acier refondu de reliques malchanceuses, noircies à la suie afin de ne capturer aucun éclat de lumière.
Il imagina les gestes du premier à avoir gravi le Mur, sans doute similaires aux siens. On racontait encore son histoire, des dizaines de vie plus tard. Celle de l’homme qui avait nourri l'espoir de tout un peuple, et qui depuis le sommet avait fait entendre sa voix. Une parole porteuse de terres vertes et fertiles, d'eaux limpides et d’un ciel plus pur qu’on ait jamais vu. Un espoir jeté à terre en même temps que son prophète, quand le Mur l’avait renvoyé au sol avec violence. Un rêve ayant duré le temps d'un cri mais suffisant pour faire naître une obsession farouche chez toutes les tribus, celle d’atteindre cette terre promise et faire taire la voix intérieure qui hurlait “personne ne passe le Mur".

Les femmes et hommes disséminés le long du Mur sentirent le moment glisser au-dessus d'eux. Il y eut un instant de grâce, l'interruption miraculeuse de tout bruit là où le monde entier se synchronisait pour reprendre son souffle. C'était le signe de la dernière chance pour ceux qui désiraient encore faire marche arrière et abandonner ce projet insensé. Retrouver mères et pères. Repartir vers les pentes contaminées du Val, les eaux fumeuses de Riv, les cols secs de Mon ou les ténèbres luisantes du Cav. Survivre à une végétation malingre et agressive, à une terre sèche et meurtrière, qui tuait les hommes avant leur trentième anniversaire. Supporter de voir les femmes craindre fausses couches et difformités à chaque naissance, d’entendre les matriarches user de tout leur savoir et suppliques au moindre enfant malade, le plus souvent en pure perte.
Val-Gean laissa le feu de la colère et de frustration gagner son corps. Une brûlure qu'il savait présente dans le cœur de tous les volontaires.
Ils avaient déjà choisi.

L’aurore surgit, et le soleil franchit les sommets de Mon pour se répandre sur la terre agonisante de Val. La lumière frappa alors le sommet du Mur et le rendit aveugle, éblouissant des yeux à qui rien n’échappait jamais.
Comme une seule entité mue par un instinct fou, les tribus jaillirent de leurs cachettes et se lancèrent à grandes enjambées en direction de la masse de pierre sombre.
Leur fenêtre de passage ne durerait que quelques secondes, le temps que le Mur cligne des yeux et regarde à ses pieds. Ils s'engouffrèrent dans le large fossé desséché qui précédait le Mur, vestige d'un fleuve devenu légende. Val-Gean sentait son cœur battre à toute allure, porté autant par son courage que par la crainte de laisser s'échapper son dernier souffle d’un instant à l'autre.
Les coureurs les plus rapides venaient déjà d'atteindre la base de l’édifice. Val-Gean reconnut Cav-Hom qui prenait la tête, plantant ses griffes d'acier dans une roche rendue rugueuse par le passage du temps, tandis que ses jambes puissantes le soulevaient sur des crampons rudimentaires. Une corde faite d’écorce et de fil grossier pendait à son flanc, une ligne qu’il assurait régulièrement du mieux qu'il le pouvait. Val-Mawi, la propre fille aînée de la matriarche, qui grimpait avec l'énergie d'une possédée, avait déjà gravi une dizaine de pas sur la soixantaine qui les attendaient.
Au moment où Val-Gean lui-même atteignit le Mur, une lumière effrayante fulgura derrière lui, accompagnée d'un bruit de tonnerre. Deux membres des tribus venaient de disparaître dans un geyser de feu, de terre noire et de restes calcinés. Une odeur de chair brûlée monta dans les airs. Le Mur venait de se réveiller. Et il n’appréciait pas ce qu’il voyait.
Aussitôt naquit un mouvement de panique. Une trompe insupportable se mit à rugir depuis le Mur. La majorité des membres de l'expédition fuirent en avant pour commencer l'escalade, alors que la peur les incitait à redoubler d'effort. Une demi-douzaine succomba en revanche à une telle terreur qu’ils firent immédiatement marche-arrière, pour finir incinérés tour à tour.
Val-Gean avait saisi la paroi du Mur de toutes ses forces et se hissait du mieux qu'il pouvait. Ses mains déjà moites cherchaient à l'instinct les interstices où fixer ses crochets. Cinq pas, dix pas… La trompe assourdissante qui résonnait le long du Mur avait du mal à cacher les cris de douleur et d'effroi de la troupe. Il vit un câble pendre à une portée de bras sur sa gauche, mais celui-ci se décrocha de la paroi à l’instant où l’homme de Bor qui l'installait chuta sans un cri vers le fossé en contrebas. Val-Gean poussa sur ses jambes pour continuer à monter, pendant que son esprit s’efforçait d'oublier le trou fumant qui avait emporté la moitié du visage de l’homme de Bor.
Les attaquants gagnaient du terrain, lentement mais sûrement, semblables à des fourmis parties à la conquête d'un tronc. Il avait vu plusieurs corps chuter, victimes d’une paroi traître ou des morsures du Mur et pourtant Val-Gean comptait encore plus de trente-cinq membres de tribus qui évoluaient autour de lui. Les plus rapides avaient déjà atteint la moitié de l’ascension. Il aperçut la chevelure de feu de Val-Mawi plus de dix pas au-dessus de lui, le corps fin et athlétique de Riv-Gil qui dévorait la distance, le colosse seulement ralenti par la nécessité d’assurer sa ligne de vie régulièrement.
Motivé par leur exemple, Val-Gean et ses compagnons maintinrent leurs efforts, puisant autant dans leurs muscles que dans leurs âmes. Ils allaient enfin conquérir le Mur. Celui-ci se défendait et prélevait sa dîme dans la masse de ses agresseurs, mais il avait été pris par surprise et leur nombre leur assurait la victoire. Les noms de celles et ceux qui périraient aujourd’hui allaient être chanté par les générations suivantes, révérés par les matriarches. L’homme du Val était convaincu que son propre nom survivrait à ce martyr, qu’il saurait vaincre le Mur mais également guider sa tribu au-delà.
Après s'être décalé de deux pas sur la droite pour enfin saisir le câble fixé par le champion de Riv, Val-Gean tira de plus belle sur ses bras et reprit son ascension vers le sommet du Mur.
Son espoir le porta jusqu’à ce que le Mur s’ouvre.

L’édifice que tous pensaient fait d’un seul bloc, érodé mais indestructible, se soulevait par endroit. Des plaques de roche fines se dressèrent soudainement à l’horizontale, révélant les boyaux sombres du Mur. Dans ses entrailles exposées semblaient grouiller des formes étranges. L’une d’elle s’approcha de l’ouverture et fit dépasser vers l’extérieur un tube aux reflets métalliques.
Lorsque Val-Gean vit l’objet se placer dans la direction de Val-Pier, ce dernier se figea sur place, indécis. Le feu sortit alors du tube, accompagné par le même bruit de tonnerre entendu plus tôt. Val-Pier fut arraché de la paroi; son torse percé et désarticulé chuta rejoindre les crânes moqueurs en contrebas.
Val-Gean grimpait désespérément et partout où portait son regard le scénario se répétait : des trappes s’échappaient les longues tiges métalliques, lesquelles signifiaient la mort de quiconque croisait leur regard. Déjà une dizaine de membres de tribu venaient ainsi de dégringoler, fauchés dans leur course. Juste à sa gauche, il vit Mon-Chel tenter un saut désespéré pour esquiver l’œil mortel du tube, mais sans réussir à se rattraper à la roche. La surprise affichée par son visage disparut dans un dernier cri de terreur alors qu’il chutait dans le vide. Plus haut sur sa droite, il aperçut Riv-Cler se jeter en direction de l’une des ouvertures. La jeune femme réussit à s’agripper du bout des doigts au rebord et commença dès lors à se hisser. Mais une fois ses épaules parvenues à hauteur de l’ouverture, la trappe se referma soudainement, piégeant le haut de son corps sous la pierre avec un bruit d’écrasement écœurant. Les jambes de la prisonnière battirent en l’air frénétiquement avant que la dalle de pierre ne presse encore plus fort, brisant en deux le dos de l’infortunée.

Val-Gean sentait le désespoir monter à mesure qu’il gagnait du terrain, éreinté par la douleur qui perçait ses muscles à mesure que ses membres fatiguaient. Soudain, il sentit ses pieds se soulever, son corps repoussé à mesure que la section du Mur sur laquelle il s’appuyait se redressait avec difficulté. Il entendit les cris effrayés de ceux qui se trouvaient derrière lui, suivit presque immédiatement par une première détonation. Le câble enroulé autour de ses doigts et priant pour que les fixations de fortune tiennent bon, il prit une grande respiration et sauta à pieds joints sur la trappe, sentant celle-ci trembler sous son poids, sans céder pour autant. Il se remit alors à grimper quelques pas sur le Mur, accompagné par les hurlements de détresse de ses frères et sœurs, puis se laissa chuter soudainement.
La trappe céda et se referma violemment dans un bruit de métal brisé. La perte d’équilibre fut telle que Val-Gean perdit prise sur la corde et se trouva suspendu par une seule main au-dessus du vide, son dos brutalement projeté contre la pierre. Sa tête heurta quelque chose de dur : la cacophonie de l’assaut sembla alors devenir lointaine et étouffée. Des taches opaques se mirent à remplir son champ de vision et le peu qu’il parvenait à distinguer tanguait devant lui. Le câble était enroulé autour de son bras gauche, proche de lui briser les os tandis que son propre poids tirait sur son épaule comme pour la lui arracher. Une voix se fit alors entendre sur sa gauche : un homme de Cav, pâle et hirsute, lui tendait une main salvatrice. Son autre main se tenait solidement à l’angle d’une ouverture, de laquelle s’échappait une fumée noire et épaisse. L’homme avait sans doute réussi à jeter l’un des projectiles à feu dont usait sa tribu dans la trappe béante, ce qui avait chassé dans les profondeurs la forme sombre qui l’occupait. Dans un mouvement de balancier, Val-Gean saisit la main tendue et grâce à elle parvint à retrouver son équilibre, avant de s’accrocher fermement à la corde.
Il eut le temps d’échanger un sourire reconnaissant avec son sauveur, et la gueule béante dont émanait la fumée se referma avec brutalité, sectionnant les doigts de l’homme de Cav qui y était encore agrippé. Il chuta dans un cri de surprise et de douleur, laissant pour seule trace une ligne sanglante sur la surface de pierre.
Val-Gean continua sa montée. Des larmes provoquées par la douleur et le chagrin roulaient sur ses joues. Sa gorge le serrait, ses poumons étaient en flamme et ses membres ne se mouvaient plus que par un réflexe sourd à la détresse de ses muscles. Mais il grignotait effort après effort la distance qui le séparait de son objectif. Son esprit était devenu l’écrin d’une détermination incandescente, laquelle faisait couler une énergie inépuisable et colérique dans son corps. Il était hors de question qu’il meure ici et maintenant. Le Mur les avait saignés à blanc, à peine une dizaine des assaillants étaient encore en vie. Il se devait de parvenir au sommet, de pouvoir rendre hommage aux noms des tous les martyrs de l’ascension, de donner un sens à cette expédition funeste. Plus que tout, il se devait de nourrir à son tour l’espoir des tribus, de vaincre le Mur.

Il était arrivé à une hauteur où plus aucune trappe ne faisait mine de s’ouvrir. L’un des deux hommes de Mon en dessous de lui avait été fauché par un dernier éclair assourdissant, puis l’ascension avait repris son cour dans un étrange silence. La trompe, qui jusque-là résonnait dans leurs oreilles, semblait désormais lointaine.
Val-Gean avait poursuivi la progression à l’aide de ses gantelets. Sa tête vibrait de l’écho de sa respiration et ses habits étaient imbibés de sueur. La corde qu’il avait suivi jusqu’ici s’était brusquement interrompue après une dernière attache, et plus aucun signe de Riv-Gil n’était visible. Le géant avait peut-être chuté, lui-aussi, pour rejoindre les corps fracassés de leurs compagnons en contrebas. Au-dessus de lui, Val-Mawi gravissait les derniers mètres, le visage perlé et poussiéreux. Mon-Clem et Val-Kris la talonnaient, tous deux dans un état de fatigue similaire. À son niveau, Bor-Ann était la seule autre fille de tribu rescapée, suivie au loin par le survivant de Mon dont il ignorait le nom. Peu après, il dépassa la forme immobile de Cav-Hom : ce dernier s’était stoppé, solidement arrimé à la corde qu’il avait fixée tous les cinq pas avec discipline, puis s’était éteint. Val-Gean pouvait apercevoir l’affreuse blessure qui lui avait ouvert le flanc et dont sa vie s’était peu à peu échappée.

Ils parvinrent finalement au sommet du Mur, après ce qui leur avait paru être une éternité. Val-Mawi s’agrippa la première au rebord, puis se hissa dans un dernier effort qui lui fit lâcher un hurlement. Val-Gean la vit disparaître de l’autre côté, de même que Mon-Clem, Val-Kris et Bor-Ann. Il venait de poser sa main tremblante à plat sur le sommet lorsque les premières détonations reprirent.
Puisant dans ses dernière ressources, Val-Gean se hissa à son tour pour basculer dans ce qui paraissait être une profonde tranchée à ciel ouvert encadrée de part et d’autre par la pierre. La face par laquelle les tribus étaient passées était plus basse et parsemée d’ouvertures. L’une d’elle devait donner sur les boyaux du Mur : c’était de là que venaient de surgir trois formes sombres, semblables à des ombres. Couvertes de longs tissus et munies d’un visage de cuir difforme, leurs yeux écarquillés luisaient d’un vert aveuglant.
Elles avaient abattu Mon-Clem à bout portant à l’aide de leurs armes effrayantes, mais déjà Val-Kris et Val-Mawi s’étaient jetés sur elles. Bor-Ann était au sol, hurlant et serrant les restes sanguinolents de sa jambe arrachée. En accélérant pour se jeter dans la mêlée, Val-Gean dépassa le corps mutilé de Riv-Gil, qui enserrait dans ses bras rigides la forme brisée d’une des créatures. Le champion avait emporté son bourreau dans la mort.
L’une des ombres était en prise avec Val-Mawi, laquelle lacérait les tissus de ses crochets d’escalade, ne laissant pas à son adversaire le loisir de contre-attaquer. La deuxième étranglait Val-Kris de ses bras décharnés après que ce dernier eut envoyé au loin son arme maudite d’un coup de massue. Val-Gean poussa un cri en se jetant sur la troisième ombre, son gourdin d’os et de métal dressé haut par-dessus sa tête. Sa cible pivota et tenta de l’intercepter avec son tube lance-feu mais Val-Gean était déjà sur elle et il abattit sa lourde arme sur le crâne de cuir. Il entendit un craquement écœurant accompagné d’un cri étouffé, et la forme tomba à genoux. Il frappa encore et encore, jusqu’à ce que le large tissu noir ne bouge plus et qu’un liquide sombre s’écoule par ce qui devait être la gueule du monstre.
À côté de lui, Val-Kriss succombait à la pression de l’ombre sur sa trachée, non sans avoir réussi à lui enfoncer les éclats de métal de sa massue dans le ventre. Val-Gean acheva la créature d’un coup violent à l’arrière de la nuque. Il se tourna à temps pour voir le sommet du crâne de Val-Mawi exploser, l’extrémité d’un tube noir collé sous son menton. L’ombre au sol avait réussi à dresser son arme au dernier moment, et la chevelure flamboyante de la sœur de Val-Gean était maintenant répandue sur plusieurs mètres tout autour de son cadavre.
La rage submergea le cœur de Val-Gean qui se rua sur l’ombre à terre. Il commença par réduire le bras qui tenait l’arme en bouillie, puis les jambes qui battaient frénétiquement afin qu’elle ne puisse s’échapper. Enfin il se plaça droit au-dessus du corps tremblant et leva sa masse. Les cris du monstre étaient plus forts, plus audibles que ceux de ses semblables. Val-Mawi avait brisé les yeux de la bête, déchiré les tissus et la peau de cuir, révélant ce qui devait être une chair grise et suintante. L’homme de Val retint son bras, saisit le cuir à pleine main et tira avec violence. Il arracha le masque en lambeau pour contempler le visage malade et parcheminé de ce qui avait un jour été un humain. Ses yeux larmoyants étaient encadrés d’étranges perles de verre qui scintillaient d’une lumière verte et un tube fin et transparent partait de sa bouche pour aller se réfugier sous sa robe en longeant son cou. L’ichor qui s’échappait de ses blessures pouvait faire penser à du sang, un sang épais, sombre et poisseux. Val-Gean contempla avec incrédulité le visage suppliant.
Il ne comprenait pas. Le Mur n’était pas un Dieu, pas un monstre. Et ses entrailles abritaient des hommes plus malades encore que les tribus. Comment ? Comment, alors qu’une terre promise s’étendait là, juste derrière eux ?
L’homme mourant parla, usant de syllabes au sens inconnu pour Val-Gean. De sa seule main intacte, il pointa le doigt vers la pierre tachée de sang, en direction du paradis tant attendu. L’homme de Val se dirigea vers une ouverture, les yeux brouillés par les larmes et la colère. Arrivé devant, il contempla une vision comme aucune autre : une plaine d’un vert pâle, parcourue de ce qui devait être une eau mouvante sur des centaines de pas, des forêts riches et luxuriantes, dont les bois du Val n’étaient que les rejetons mourants, et là… Là, une tâche de sang fraîche, coulant le long de ce qui était le ciel. Comme un automate, Val-Gean leva la main et toucha le ciel, étalant le sang sur cet horizon solide qui crissait sous ses doigts. Son poing se referma, emmenant avec lui le paysage, froissant les plaines et les arbres dans un bruit de déchirement. La feuille arrachée à la paroi tomba au sol. Derrière l’ancienne illusion s’ouvrait une fine ligne dans la pierre, une meurtrière par laquelle il contempla l’immensité d’un plateau aride et asséché, d’où seuls émergeaient les squelettes grisonnants d’arbres morts depuis plusieurs vies humaines. Aucun son n’en émergeait hors celui d’un vent solitaire. Et où que puisse porter le regard, le désert s’étendait jusqu’à l’horizon.

Val-Gean recula en titubant. Son talon frappa le corps inerte de l'ombre et fit basculer un visage malade, figé dans une grimace de douleur et de chagrin.

* * *


Lorsque l’homme du Mon accéda enfin au sommet, Val-Gean se trouvait assis au bord du Mur, les jambes dans le vide, le visage couvert d’une poussière dans lesquelles les larmes avaient creusé un long sillon.
Il n’aida pas l’homme à monter, pas plus qu’il ne répondit à ses questions. Il découvrirait les réponses bien assez-tôt.
Lui-même songeait à son espoir détruit en contemplant les bois pitoyables de Val, les flancs ocres et poussiéreux du Mon et de Cav à l’horizon, les eaux morte de Riv et du Bor. Il ne leur restait que ça.
Finalement, même mort, le Mur avait gagné.
Il dominerait toujours son monde. Et personne ne passerait le Mur.

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Message posté le 09:46 - 2 juil. 2018

Ok, vu.

Pas mal du tout. L'histoire est assez bien construite et devient vite prenante une fois la partie d'introduction posée.

L'action et le rythme sont efficace et le suspens apporte une vraie densité au récit.

Je pense que sur le fond, il y a un ou deux détails qui mériteraient d'être appuyés et plus expliqués.

Il n'y a pas grand chose à enlever; je n'ai relevé de superflu. A la limite, le passage qui m'a le plus dérangé, est celui-ci

Retrouver mères et pères. Revenir vers les pentes contaminées du Val, les eaux fumeuses de Riv, les cols secs de Mon ou les ténèbres luisantes du Cav. Survivre à une végétation malingre et agressive, à une terre sèche et meurtrière, qui tuait les hommes avant leur trentième anniversaire. Supporter de voir les femmes subir fausses couches et difformités a presque chaque naissance, d’entendre les matriarches user de tout leurs savoirs et suppliques au moindre enfant malade, le plus souvent en pure perte.


J'y perçois en fait une sorte de paradoxe. Comme c'est très appuyé (c'est un monde vraiment merdique et tout le monde s'en plaint, y compris les matriarches), on ne comprend pas trop la raison d'un tel tabou. Limite, avec les détails que tu donnes, l'envie d'aller au-delà du mur, devrait être presque une institution, pas un interdit. Et pourtant, c'est intéressant, c'est un point crucial, parce que ça donne encore plus de relief à la chute. A mon avis (suggestion !) : il vaudrait mieux laisser planer le doute sur le savoir des matriarches. Un peu comme si elles avaient une vague connaissance de pourquoi il ne faut pas chercher à aller au-delà, un savoir mystique transmis à travers les générations entre elles seules. Et dissimulé aux autres membres des tribus (pour les préserver de l'horreur de la vérité, pour maintenir un semblant d'espoir, pour leur faire accepter le monde malade dans lequel ils vivent... truc du genre ><).



Sur la forme, il y a à mon sens pas mal de petites maladresses qui peuvent être évacuées assez facilement sans changer le fond.

Niveau syntaxe : quelques lourdeurs (phrases construites en négation) et pas mal de répétitions surtout. Il y a aussi trop de participes présents et d'adverbes ! (grand classique ^^).

Les premiers paragraphes sont laborieux (la toute première partie jusqu'à la coupure) : il vaut mieux les simplifier le plus possible pour renforcer l'accroche du lecteur. En l'état, ils sont assez gênants, je trouve, puisqu'il ne sont pas à la hauteur du reste du texte qui est mieux maîtrisé.

Niveau grammaire : surtout des fautes d'accord.

A mon avis, il ne faudrait pas grand chose pour rendre ton texte vraiment très bon =)



"J'ai une âme solitaire"
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Message posté le 13:00 - 2 juil. 2018

Mon ressenti rejoint celui de dvb, il est très bien ce texte.

Pour ce qui est du paragraphe cité, personnellement il me va car je vois le tabou comme le refus des mères de voir mourir leurs enfants si durement nés. Puisque chaque tentative s'est soldée par un échec mortel.

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Message posté le 13:12 - 12 juil. 2018



Un phasme jusqu'ici immobile se mit en mouvement et déploya ses membres tordus. Sa forme longiligne épousait les arêtes aiguë du métal, et sa couleur ocre sale se confondait avec la surface lisse qu'il parcourait.
La plaque d’acier, fixée à la pierre en des temps oubliés, n'était plus aujourd'hui qu'un ornement rongé par les saisons. Les chevilles qui l’emprisonnaient à son mur avaient depuis longtemps fondues et ne faisaient plus qu'unes avec la surface métallique.
Celle-ci avait un jour eu une utilité : indiquer aux gens peuplant les lieux où ils se trouvaient. Peut-être même pourquoi ils ne devaient pas aller plus loin. Un ensemble de marques étranges étaient encore visibles sous la rouille et la poussière, témoins d'une époque plus sage, quand l’Humain savait coucher la parole pour la transmettre à ceux qui n'étaient pas là pour l'écouter. Des lignes et courbes blanches, imprimées sur un fond rouge foncé, au message toujours visible même en l’absence de lumière. Mais aujourd'hui leur sens était perdu, et leurs tracé parfaite éclaté en fleurs oxydées.
Aussi avait-on choisit de redonner vie à cette relique, de lui rendre un sens. Une main avait décidé d’apposer par-dessus les antiques écritures un symbole clair et limpide pour tous : un crâne gris, surmontant une croix de même couleur.
Quiconque avait un jour peint cette figure n’avait pas eu à aller bien loin pour trouver son modèle : tout autour fleurissaient des dizaines de crânes, tels des fruits jaunis au milieu d'une végétation vert de gris.

Le phasme, lancé dans sa course, s’étira et passa son corps ocre au-dessus du crâne peint. Ce fut là sa seule erreur.
Il y eut un geste vif, et une main emmitouflée saisit l’insecte avant de le porter à une gueule entrouverte. Val-Gean mâchonna de manière distraite, essuyant le jus poisseux qui coulait de ses lèvres avec ses épaisses mitaines de fourrure. Son geste avait à peine été perceptible, dissimulé par l’épais buisson dans lequel il était accroupi. Les épines grattaient et perçaient par endroit ses peaux de bêtes rapiécées, mais il ne bougeait pas, imperturbable aux agressions de la flore.
L’aube fut annoncée par un vent qui fit frémir les feuilles alentours. Il se ramassa légèrement sur lui-même, trop prudent pour laisser une chance à la brise de le dévoiler. Sans les voir, Val-Gean sut que les autres membres du groupe agissaient de même, qu’ils mimaient les ondulations des branches et des feuilles afin de rester dans leur ombre.
Ils étaient presque une cinquantaine, cachés sur une centaine de pas, à fixer depuis leurs abris de végétation une imposante masse de pierre et de métal. Un édifice venu d'une époque trop lointaine pour qu'on se souvienne de son nom ou de sa fonction première.
On l’appelait le Mur.
Il sagissait d’une création antique, laquelle s’étalait à perte de vue. C’était une balafre grise et noire sur l’horizon, que l’on pouvait suivre un jour et une nuit entière avant de la voir mordre dans les flancs de montagnes enneigées.
Et personne n’avait jamais passé le Mur.

C'était la plus grande tentative de mémoire d’homme parmi les tribus du Val, du Mon et de Riv. Même quelques fils du Bor et de Cav avaient joint l’équipé. Les matriarches avaient pourtant interdit cette expédition, vouée au désastre selon les divinations. Leurs augures se basaient plus certainement sur les échecs passés, car trop souvent le sang des tribus avait nourri le Mur. Les mères avaient beau interdire à leurs enfant de regarder le Mur, celui-ci exerçait sur eux un attrait inégalable et ce depuis l’origine des tribus.
La matriarche de Val, une femme puissante et assez âgée pour avoir survécu à sept époux, avait pesé de tout son poids sur l'interdit, et menacé d'exclusion tous ceux qui manifestaient le moindre intérêt pour le Mur. À la loi de la tribu avaient succédé la colère des anciens, les menaces et les exemples. Puis les complaintes et les lamentations, lorsque de la foule des volontaires avaient émergé les filles aînées. La perte de troisièmes ou quatrièmes fils serait regrettable mais ne signerait pas la fin de la tribu. Celle d'une seule des filles pouvait en revanche la condamner.
Et toute connaissance de cause, celles-ci avaient pris le choix contraire à celui de leurs mères, embrassé une dernière fois leurs pères incrédules, et enfin rejoint les rangs de ceux qui allaient se lancer à l'assaut du Mur.

La lune avait disparu derrière la pierre sombre depuis longtemps. De sa cachette, Val-Gean distinguait à peine le ciel, bouché par la forme anguleuse et inquiétante de la construction. Mais le peu qu'il en voyait lui indiquait que l'instant était proche. Les nuages se couvraient d’or, oubliant leurs habits de nuit pour se vêtir des atours de l’aurore. Le jour allaient bientôt éclairer le monde, du Mon à Riv.
Val-Gean retenait son souffle, de crainte qu'un soupir trop hardi ne le trahisse. Ses genoux pliés avaient cessé de le faire souffrir depuis plusieurs heures. Depuis leur arrivé, pas une plainte n’était sortie de sa bouche ou de celle de ses compagnons. Leur approche s’était faite de discipline et de silence au travers des bois traitres, profitant d'une nuit d'encre. Les tribus s'étaient coulées dans la végétation, avaient rampé dans les masses hypertrophiées de lichens bruns. Puis ils avaient attendu, immobiles, que le bois, le monde et le Mur les oublient.
Les rares oiseaux peuplant encore la région du Val chantaient déjà depuis les cimes décharnées. Des des insectes gros comme une main montaient à la rencontre des vents chauds et de leurs vagues nourricières. Au dessus de cette vie grouillante, le ciel gagnait sa coloration bleu clair, bordée d’un habituel gris opaque à la périphérie du regard.
Avec une précaution quasi chirurgicale, Val-Gean sortit des poches élimées de son gilet une paire de gantelets dont les extrémités se terminaient par des crochets métalliques. Des pièces de ferronneries précieuses, faites de l’acier refondu de reliques malchanceuses, noircies à la suie afin de ne capturer aucun éclat de lumière.
Il imagina les gestes sans doute similaires du premier à avoir gravi le Mur. On racontait encore son histoire, des dizaines de vie plus tard. Celle de l’homme qui avait nourri l'espoir de tout un peuple, et qui depuis le sommet avait fait entre sa voix. Une parole porteuse de terres vertes et fertiles, d'eaux limpides et d’un ciel plus pur que jamais on ne l’avait vu. Un espoir jeté à terre en même temps que son prophète, quand le Mur l’avait renvoyé au sol avec violence. Un rêve ayant duré le temps d'un cri mais suffisant pour faire naître une obsession farouche chez toutes les tribus, celle d’atteindre cette terre promise et faire taire la voix intérieur qui hurlait “personne ne passe le Mur".

Les femmes et hommes disséminés le long du Mur sentirent le moment glisser au-dessus d'eux. Il y eut un instant de grâce, l'interruption miraculeuse de tout bruit au moment où le monde entier se synchronisait pour reprendre son souffle. C'était le signe de la dernière chance pour ceux qui desirait encore faire marche arrière et abandonner ce projet insensé. Retrouver mères et pères. Repartir vers les pentes contaminées du Val, les eaux fumeuses de Riv, les cols secs de Mon ou les ténèbres luisantes du Cav. Survivre à une végétation malingre et agressive, à une terre sèche et meurtrière, qui tuait les hommes avant leur trentième anniversaire. Supporter de voir les femmes craindre fausses couches et difformités à chaque naissance, d’entendre les matriarches user de tout leur savoir et suppliques au moindre enfant malade, le plus souvent en pure perte.
Val-Gean sentit le feu de la colère et de frustration gagner son corps. Une brûlure qu'il savait présente dans le cœur de tous les volontaires.
Ils avaient déjà choisi.

L’aurore surgit, et le soleil franchit les sommets de Mon pour se répandre sur la terre agonisante de Val. La lumière frappa alors le sommet du Mur et le rendit aveugle, éblouissant des yeux à qui rien n’échappait jamais.
Comme une seule entité mue par un instinct fou, les tribus jaillirent de leurs cachettes et se lancèrent à grandes enjambées en direction de la masse de pierre sombre.
Leur fenêtre de passage ne durerait que quelques secondes, le temps que le Mur cligne des yeux et regarde à ses pieds. Ils s'engouffrèrent dans le large fossé desséché qui précédait le Mur, vestige d'un fleuve devenu légende. Val-Gean sentait son cœur battre à toute allure, porté autant par son courage que par la crainte de laisser s'échapper son dernier souffle d’un instant à l'autre.
Les coureurs les plus rapides venaient déjà d'atteindre la base de l’édifice. Val-Gean reconnut Cav-Hom qui prenait la tête, plantant ses griffes d'acier dans une roche rendue rugueuse par le passage du temps, tandis que ses jambes puissantes le soulevaient sur des crampons rudimentaires. Une corde faite d’écorce et de fil grossier pendait à son flanc, une ligne qu’il assurait régulièrement du mieux qu'il le pouvait. Val-Mawi, la propre fille aînée de la matriarche, qui grimpait avec l'énergie d'une possédée, avait déjà gravi une dizaine de pas sur la soixantaine qui les attendaient.
Au moment où Val-Gean lui-même atteignit le Mur, une lumière effrayante fulgura derrière lui, accompagné d'un bruit de tonnerre. Deux membres des tribus venaient de disparaitre dans un geyser de feu, de terre noire et de restes calcinés. Une odeur de chaire brûlée monta dans les airs. Le Mur venait de se réveiller. Et il n’appréciait pas ce qu’il voyait.
Aussitôt naquit un mouvement de panique, et une trompe insupportable se mit à rugir depuis le Mur. La majorité des membres de l'expédition fuirent en avant pour commencer l'escalade, alors que la peur les incitait à redoubler d'effort. Une demi-douzaine succomba en revanche à une telle terreur qu’ils firent immédiatement marche-arrière, pour finalement finir incinérés tour à tour.
Val-Gean avait saisi la paroi du Mur de toutes ses forces et se hissait du mieux qu'il pouvait. Ses mains déjà moites cherchaient à l'instinct les interstices où fixer ses crochets. Cinq pas, dix pas… La trompe assourdissante qui résonnait le long du Mur avait du mal à cacher les cris de douleurs et d'effroi de la troupe. Il vit un câble pendre à une portée de bras sur sa gauche, mais celui-ci se décrocha de la paroi à l’instant où l’homme de Bor qui l'installait chuta sans un cri vers le fossé en contrebas. Val-Gean poussa sur ses jambes pour continuer à monter, pendant que son esprit s’efforçait d'oublier le trou fumant qui avait emporté la moitié du visage de l’homme de Bor.
Les attaquants gagnaient du terrain, lentement mais sûrement, semblables à des fourmis parties à la conquête d'un tronc. Il avait vu plusieurs corps chuter, victimes d’une paroi traître ou des morsures du Mur et pourtant Val-Gean comptait encore plus de trente-cinq membres de tribus qui évoluaient autour de lui. Les plus rapides avaient déjà atteint la moitié de l’ascension. Il aperçu la chevelure de feu de Val-Mawi plus de dix pas au-dessus de lui, le corps fin et athlétique de Riv-Gil qui dévorait la distance, le colosse seulement ralentit par la nécessité d’assurer sa ligne de vie régulièrement.
Motivé par leur exemple, Val-Gean et ses compagnons maintinrent leurs efforts, puisant autant dans leurs muscles que dans leurs âmes. Ils allaient enfin conquérir le Mur. Celui-ci se défendait et prélevait sa dîme dans la masse de ses agresseurs, mais il avait été pris par surprise et leur nombre leur assurait la victoire. Les noms de celles et ceux qui périraient aujourd’hui allaient être chanté par les générations suivantes, révérés par les matriarches. L’homme du Val était convaincu que son propre nom survivrait à ce martyr, qu’il saurait vaincre le Mur mais également guider sa tribu au-delà.
Après s'être décalé de deux pas sur la droite pour enfin saisir le câble fixé par le champion de Riv, Val-Gean tira de plus belle sur ses bras et reprit son ascension vers le sommet du Mur.
Son espoir le porta jusqu’à ce que le Mur s’ouvre.

L’édifice que tous pensaient fait d’un seul bloc, érodé mais indestructible, se soulevait par endroit. Des plaques de roche fines se dressèrent soudainement à l’horizontale, révélant les boyaux sombres du Mur. Dans ses entrailles exposées semblaient grouiller des formes étranges. L’une d’elle s’approcha de l’ouverture et fit dépasser vers l’extérieur un tube aux reflets métalliques.
Lorsque Val-Gean vit l’objet se placer dans la direction de Val-Pier, ce dernier se figea sur place, indécis. Le feu sorti alors du tube, accompagné par le même bruit de tonnerre entendu plus tôt. Val-Pier fut arraché de la paroi, et son torse percé et désarticulé chuta rejoindre les crânes moqueurs en contrebas.
Val-Gean grimpait désespérément et partout où portait son regard le scénario se répétait : des trappes s’échappaient les longues tiges métalliques, lesquelles signifiaient la mort de quiconque croisait leur regard. Déjà une dizaine de membres de tribu venaient ainsi de dégringoler, fauchés dans leur course. Juste à sa gauche, il vit Mon-Chel tenter un saut désespéré pour esquiver l’œil mortel du tube, mais sans réussir à se rattraper à la roche. La surprise affichée par son visage disparut dans un dernier cri de terreur alors qu’il chutait dans le vide. Plus haut sur sa droite, il aperçut Riv-Cler se jeter en direction de l’une des ouvertures. La jeune femme réussit à s’agripper du bout des doigts au rebord et commença dès lors à se hisser. Mais une fois ses épaules parvenues à hauteur de l’ouverture, la trappe se referma soudainement, piégeant le haut de son corps sous la pierre avec un bruit d’écrasement écœurant. Les jambes de la prisonnière battirent en l’air frénétiquement avant que la dalle de pierre ne presse encore plus fort, brisant en deux le dos de l’infortunée.

Val-Gean sentait le désespoir monter à mesure qu’il gagnait du terrain, éreinté par la douleur qui perçait ses muscles à mesure que ses membres fatiguaient. Soudain, il sentit ses pieds se soulever, son corps repoussé à mesure que la section du Mur sur laquelle il s’appuyait se redressait avec difficulté. Il entendit les cris effrayés de ceux qui se trouvaient derrière lui, suivit presque immédiatement par une première détonation. Le câble enroulé autour de ses doigts et priant pour que les fixations de fortune tiennent bon, il prit une grande respiration et sauta à pieds joints sur la trappe, sentant celle-ci trembler sous son poids, sans céder pour autant. Il se remit alors à grimper quelques pas sur le Mur, accompagné par les hurlements de détresse de ses frères et sœurs, puis se laissa chuter soudainement.
La trappe céda et se referma violemment dans un bruit de métal brisé. La perte d’équilibre fut telle que Val-Gean perdit prise sur la corde et se trouva suspendu par une seule main au-dessus du vide, son dos brutalement projeté contre la pierre. Sa tête heurta quelque chose de dur : la cacophonie de l’assaut sembla alors devenir lointaine et étouffée. Des taches opaques se mirent à remplir son champ de vision, et le peu qu’il parvenait à distinguer tanguait devant lui. Le câble était enroulé autour de son bras gauche, proche de lui briser les os tandis que son propre poids tirait sur son épaule comme pour la lui arracher. Une voix se fit alors entendre sur sa gauche : un homme de Cav, pâle et hirsute, lui tendait une main salvatrice. Son autre main se tenait solidement à l’angle d’une ouverture, de laquelle s’échappait une fumée noire et épaisse. L’homme avait sans doute réussi à jeter l’un des projectiles à feu dont usait sa tribu dans la trappe béante, ce qui avait chassé dans les profondeurs la forme sombre qui l’occupait. Dans un mouvement de balancier, Val-Gean saisit la main tendue et grâce à elle parvint à retrouver son équilibre, avant de s’accrocher fermement à la corde.
Il eut le temps d’échanger un sourire reconnaissant avec son sauveur, et la gueule béante dont émanait la fumée se referma avec brutalité, sectionnant les doigts de l’homme de Cav qui y était encore agrippé. Il chuta dans un cri de surprise et de douleur, laissant pour seule trace une ligne sanglante sur la surface de pierre.
Val-Gean continua sa montée. Des larmes provoquées par la douleur et le chagrin roulaient sur ses joues. Sa gorge le serrait, ses poumons étaient en flamme et ses membres ne se mouvaient plus que par un réflexe sourd à la détresse de ses muscles. Mais il grignotait effort après effort la distance qui le séparait de son objectif. Son esprit était devenu l’écrin d’une détermination incandescente, laquelle faisait couler une énergie inépuisable et colérique dans son corps. Il était hors de question qu’il meurt ici et maintenant. Le Mur les avait saignés à blanc, à peine une dizaine des assaillants étaient encore en vie. Il se devait de parvenir au sommet, de pouvoir rendre hommage aux noms des tous les martyrs de l’ascension, de donner un sens à cette expédition funeste. Plus que tout, il se devait de nourrir à son tour l’espoir des tribus, de vaincre le Mur.

Il était arrivé à une hauteur où plus aucune trappe ne faisait mine de s’ouvrir. L’un des deux hommes de Mon en dessous de lui avait été fauché par un dernier éclair assourdissant, puis l’ascension avait repris son cour dans un étrange silence. La trompe, qui jusque-là résonnait dans leurs oreilles, semblait désormais lointaine.
Val-Gean avait poursuivi la progression à l’aide de ses gantelets. Sa tête vibrait de l’écho de sa respiration et ses habits étaient imbibés de sueur. La corde qu’il avait suivi jusqu’ici s’était brusquement interrompue après une dernière attache, et plus aucun signe de Riv-Gil. Le géant avait peut-être chuté, lui-aussi, pour rejoindre les corps fracassés de leurs compagnons en contrebas. Au-dessus de lui, Val-Mawi gravissait les derniers mètres, le visage perlé et poussiéreux. Mon-Clem et Val-Kris la talonnaient, tous deux dans un état de fatigue similaire. À son niveau, Bor-Ann était la seule autre fille de tribu rescapée, suivie au loin par le survivant de Mon dont il ignorait le nom. Peu après, il dépassa la forme immobile de Cav-Hom : ce dernier s’était stoppé, solidement arrimé à la corde qu’il avait fixée tous les cinq pas avec discipline, puis s’était éteint. Val-Gean pouvait apercevoir l’affreuse blessure qui lui avait ouvert le flanc et dont sa vie s’était peu à peu échappée.

Ils parvinrent finalement au sommet du Mur, après ce qui leur avait paru être une éternité. Val-Mawi s’agrippa la première au rebord, puis se hissa dans un dernier effort qui lui fit lâcher un hurlement. Val-Gean la vit disparaître de l’autre côté, de même que Mon-Clem, Val-Kris et Bor-Ann. Il venait de poser sa main tremblante à plat sur le sommet lorsque les premières détonations reprirent.
Puisant dans ses dernière ressources, Val-Gean se issa à son tour pour basculer dans ce qui paraissait être une profonde tranchée à ciel ouvert encadrée de part et d’autre par la pierre. La face par laquelle les tribus étaient passé était plus basse et parsemée d’ouvertures. L’une d’elle devait donner sur les boyaux du Mur : c’était de là que venaient de surgir trois formes sombres, semblables à des ombres. Couvertes de longs tissus et munies d’un visage de cuir difforme, leurs yeux écarquillés luisaient d’un vert aveuglant.
Ils avaient abattu Mon-Clem à bout portant à l’aide de leurs armes effrayantes, mais déjà Val-Kris et Val-Mawi s’étaient jetés sur eux. Bor-Ann était au sol, hurlant et serrant les restes sanguinolents de sa jambe arrachée. En accélérant pour se jeter dans la mêlée, Val-Gean dépassa le corps mutilé de Riv-Gil, qui enserrait dans ses bras rigides la forme brisée d’une des créatures. Le champion avait emporté son bourreau dans la mort.
L’une des ombres était en prise avec Val-Mawi, laquelle lacérait les tissus de ses crochets d’escalade, ne laissant pas à son adversaire le loisir de contre-attaquer. La deuxième étranglait Val-Kris de ses bras décharné après que ce dernier eut envoyé au loin son arme maudite d’un coup de massue. Val-Gean poussa un cri en se jetant sur la troisième ombre, son gourdin d’os et de métal dressé haut par-dessus sa tête. Sa cible pivota et tenta de l’intercepter avec son tube lance-feu mais Val-Gean était déjà sur elle et il abattit sa lourde arme sur le crâne de cuir. Il entendit un craquement écœurant accompagné d’un cri étouffé, et la forme tomba à genoux. Il frappa encore et encore, jusqu’à ce que le large tissu noir ne bouge plus et qu’un liquide sombre s’écoule par ce qui devait être la gueule du monstre.
À côté de lui, Val-Kriss succombait à la pression de l’ombre sur sa trachée, non sans avoir réussi à lui enfoncer les éclats de métal de sa massue dans le ventre. Val-Gean acheva la créature d’un coup violent à l’arrière de la nuque. Il se tourna à temps pour voir le sommet du crâne de Val-Mawi exploser, l’extrémité d’un tube noir collé sous son menton. L’ombre au sol avait réussi à dresser son arme au dernier moment, et la chevelure flamboyante de la sœur de Val-Gean était maintenant répandue sur plusieurs mètres tout autour de son cadavre.
La rage submergea le cœur de Val-Gean qui se rua sur l’ombre à terre. Il commença par réduire le bras qui tenait l’arme en bouillie, puis les jambes qui battaient frénétiquement afin qu’elle ne puisse s’échapper. Enfin il se plaça droit au-dessus du corps tremblant et leva sa masse. Les cris du monstre étaient plus fort, plus audibles que celui de ses semblables. Val-Mawi avaient brisé les yeux de la créature, déchiré les tissus et la peau de cuir, révélant ce qui devait être une chaire grise et suintante. L’homme de Val retint son bras, saisi le cuir à pleine main et tira avec violence. Il arracha le masque en lambeau pour contempler le visage malade et parcheminé de ce qui avait un jour été un humain. Ses yeux larmoyants étaient encadrés d’étranges perles de verre qui scintillaient d’une lumière verte et un tube fin et transparent partait de sa bouche pour aller se réfugier sous sa robe en longeant son cou. L’ichor qui s’échappait de ses blessures pouvait faire penser à du sang, un sang épais, sombre et poisseux. Val-Gean contempla avec incrédulité le visage suppliant.
Il ne comprenait pas. Le Mur n’était pas un Dieu, pas un monstre. Et ses entrailles abritaient des hommes plus malades encore que les tribus. Comment ? Comment, alors qu’une terre promise s’étendait là, juste derrière eux ?
L’homme mourant parla, usant de syllabes au sens inconnu pour Val-Gean. De sa seule main intacte, il pointa le doigt vers la pierre tachée de sang, en direction du paradis tant attendu. L’homme de Val se dirigea vers une ouverture, les yeux brouillés par les larmes et la colère. Arrivé devant, il contempla une vision comme aucune autre : une plaine d’un vert pâle, parcouru de ce qui devait être une eau mouvante sur des centaines de pas, des forêts riches et luxuriantes, dont les bois du Val n’était que de pâles rejetons mourant, et là… Là, une tâche de sang fraîche, coulant le long de ce qui était le ciel. Comme un automate, Val-Gean leva la main et toucha le ciel, étalant le sang sur cet horizon solide qui crissait sous ses doigts. Son poing se referma, emmenant avec lui le paysage, froissant les plaines et les arbres dans un bruit de déchirement. La feuille arrachée à la paroi tomba au sol. Derrière l’ancienne illusion s’ouvrait une fine ligne dans la pierre, une meurtrière par laquelle il contempla l’immensité d’un plateau aride et asséché, d’où seul émergeaient les squelettes grisonnant d’arbre mort depuis plusieurs vie humaine. Aucun son n’en émergeait hors celui d’un vent solitaire. Et où que puisse porter le regard, le désert s’étendait jusqu’à l’horizon.

Val-Gean recula en titubant. Son talon frappa le corps inerte de l'ombre et fit basculer un visage malade, figé dans une grimace de douleur et de chagrin.

* * *

Lorsque l’homme du Mon accéda enfin au sommet, Val-Gean se trouvait assis au bord du Mur, les jambes dans le vide, le visage couvert d’une poussière dans lesquelles les larmes avaient creusé un long sillon.
Il n’aida pas l’homme à monter, pas plus qu’il ne répondit à ses questions. Il découvrirait les réponses bien assez-tôt.
Lui-même songeait à son espoir détruit en contemplant les bois pitoyable de Val, les flancs ocres et poussiéreux du Mon et de Cav à l’horizon, les eaux morte de Riv et du Bor. Il ne leur restait que ça.
Finalement, même mort, le Mur avait gagné.
Il dominerait toujours son monde. Et personne ne passerait le Mur.

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Message posté le 17:50 - 21 juil. 2018



Personne ne passe


Un phasme jusqu'ici immobile se mit en mouvement et déploya ses membres tordus. Sa forme longiligne épousait les arêtes aiguë du métal et sa couleur ocre sale se confondait avec la surface lisse qu'il parcourait.
La plaque d’acier, fixée à la pierre en des temps oubliés, n'était plus aujourd'hui qu'un ornement rongé par les saisons. Les chevilles qui l’emprisonnaient à son mur avaient depuis longtemps fondues et ne faisaient plus qu'unes avec la surface métallique.
Celle-ci avait un jour eu une utilité : indiquer aux gens peuplant les lieux où ils se trouvaient. Peut-être même pourquoi ils ne devaient pas aller plus loin. Un ensemble de marques étranges étaient encore visibles sous la rouille et la poussière, témoins d'une époque plus sage, quand l’Humain savait coucher la parole pour la transmettre à ceux qui n'étaient pas là pour l'écouter. Des lignes et courbes blanches, imprimées sur un fond rouge foncé, au message toujours visible même en l’absence de lumière. Mais aujourd'hui leur sens était perdu, leurs formes parfaites éclatés en fleurs oxydées.
Aussi avait-on choisi de redonner vie à cette relique, de lui rendre un sens. Une main avait décidé d’apposer par-dessus les antiques écritures un symbole clair et limpide pour tous : un crâne gris, surmontant une croix de même couleur.
Quiconque avait un jour peint cette figure n’avait pas eu à aller bien loin pour trouver son modèle : tout autour fleurissaient des dizaines de crânes, tels des fruits jaunis au milieu d'une végétation vert de gris.

Le phasme, lancé dans sa course, s’étira et passa son corps ocre au-dessus du crâne peint. Ce fut là sa seule erreur.
Il y eut un geste vif. Une main emmitouflée saisit l’insecte avant de le porter à une gueule entrouverte. Val-Gean mâchonna de manière distraite, essuyant le jus poisseux qui coulait de ses lèvres avec ses épaisses mitaines de fourrure. Son geste avait à peine été perceptible, dissimulé par l’épais buisson dans lequel il était accroupi. Les épines grattaient et perçaient par endroit ses peaux de bêtes rapiécées, mais il ne bougeait pas, imperturbable aux agressions de la flore.
L’aube fut annoncée par un vent qui fit frémir les feuilles alentours. Il se ramassa légèrement sur lui-même, trop prudent pour laisser une chance à la brise de le dévoiler. Sans les voir, Val-Gean sut que les autres membres du groupe agissaient de même, qu’ils mimaient les ondulations des branches et des feuilles afin de rester dans leur ombre.
Ils étaient presque une cinquantaine, cachés sur une centaine de pas, à fixer depuis leurs abris de végétation une imposante masse de pierre et de métal. Un édifice venu d'une époque trop lointaine pour qu'on se souvienne de son nom ou de sa fonction première.
On l’appelait le Mur.
Il s'agissait d’une création antique, laquelle s’étalait à perte de vue. C’était une balafre grise et noire sur l’horizon, que l’on pouvait suivre un jour et une nuit entière avant de la voir mordre dans les flancs de montagnes enneigées.
Et personne n’avait jamais passé le Mur.

C'était la plus grande tentative de mémoire d’homme parmi les tribus du Val, du Mon et de Riv. Même quelques fils du Bor et de Cav avaient joint l’équipé. Les matriarches avaient pourtant interdit cette expédition, vouée au désastre selon les divinations. Leurs augures se basaient plus certainement sur les échecs passés, car trop souvent le sang des tribus avait nourri le Mur. Les mères avaient beau interdire à leurs enfant de regarder le Mur, celui-ci exerçait sur eux un attrait inégalable et ce depuis l’origine des tribus.
La matriarche de Val, une femme puissante et assez âgée pour avoir survécu à sept époux, avait pesé de tout son poids sur l'interdit, et menacé d'exclusion tous ceux qui manifestaient le moindre intérêt pour le Mur. À la loi de la tribu avaient succédé la colère des anciens, les menaces et les exemples. Puis les complaintes et les lamentations, lorsque de la foule des volontaires avaient émergé les filles aînées. La perte de troisièmes ou quatrièmes fils serait regrettable mais ne signerait pas la fin de la tribu. Celle d'une seule des filles pouvait en revanche la condamner.
Et toute connaissance de cause, celles-ci avaient pris le choix contraire à celui de leurs mères, embrassé une dernière fois leurs pères incrédules, et enfin rejoint les rangs de ceux qui allaient se lancer à l'assaut du Mur.

La lune avait disparu derrière la pierre sombre depuis longtemps. De sa cachette, Val-Gean distinguait à peine le ciel, bouché par la forme anguleuse et inquiétante de la construction. Mais le peu qu'il en voyait lui indiquait que l'instant était proche. Les nuages se couvraient d’or, troquant leurs habits de nuit pour se vêtir des atours de l’aurore. Le jour allaient bientôt éclairer le monde, du Mon à Riv.
Val-Gean retenait son souffle, de crainte qu'un soupir trop hardi ne le trahisse. Ses genoux pliés avaient cessé de le faire souffrir depuis plusieurs heures. Pas une plainte n’était sortie de sa bouche ou de celle de ses compagnons malgré cette longue attente. Leur approche s’était faite de discipline et de silence au travers des bois traitres, profitant d'une nuit d'encre. Les tribus s'étaient coulées dans la végétation, avaient rampé dans les masses hypertrophiées de lichens bruns. Puis ils avaient attendu, immobiles, que le bois, le monde et le Mur les oublient.
Les rares oiseaux peuplant encore la région du Val chantaient déjà, juchés sur les cimes décharnées. Des insectes gros comme une main montaient à la rencontre des vents chauds et de leurs vagues nourricières. Au-dessus de cette vie grouillante, le ciel gagnait sa coloration bleu clair, bordée d’un habituel gris opaque à la périphérie du regard.
Avec une infini précaution, Val-Gean sortit des poches élimées de son gilet une paire de gantelets dont les extrémités se terminaient par des crochets métalliques. Des pièces de ferronneries précieuses, faites de l’acier refondu de reliques malchanceuses, noircies à la suie afin de ne capturer aucun éclat de lumière.
Il imagina les gestes sans doute similaires du premier à avoir gravi le Mur. On racontait encore son histoire, des dizaines de vie plus tard. Celle de l’homme qui avait nourri l'espoir de tout un peuple, et qui depuis le sommet avait fait entendre sa voix. Une parole porteuse de terres vertes et fertiles, d'eaux limpides et d’un ciel plus pur que jamais on ne l’avait vu. Un espoir jeté à terre en même temps que son prophète, quand le Mur l’avait renvoyé au sol avec violence. Un rêve ayant duré le temps d'un cri mais suffisant pour faire naître une obsession farouche chez toutes les tribus, celle d’atteindre cette terre promise et faire taire la voix intérieur qui hurlait “personne ne passe le Mur".

Les femmes et hommes disséminés le long du Mur sentirent le moment glisser au-dessus d'eux. Il y eut un instant de grâce, l'interruption miraculeuse de tout bruit là où le monde entier se synchronisait pour reprendre son souffle. C'était le signe de la dernière chance pour ceux qui désiraient encore faire marche arrière et abandonner ce projet insensé. Retrouver mères et pères. Repartir vers les pentes contaminées du Val, les eaux fumeuses de Riv, les cols secs de Mon ou les ténèbres luisantes du Cav. Survivre à une végétation malingre et agressive, à une terre sèche et meurtrière, qui tuait les hommes avant leur trentième anniversaire. Supporter de voir les femmes craindre fausses couches et difformités à chaque naissance, d’entendre les matriarches user de tout leur savoir et suppliques au moindre enfant malade, le plus souvent en pure perte.
Val-Gean laissa le feu de la colère et de frustration gagner son corps. Une brûlure qu'il savait présente dans le cœur de tous les volontaires.
Ils avaient déjà choisi.

L’aurore surgit, et le soleil franchit les sommets de Mon pour se répandre sur la terre agonisante de Val. La lumière frappa alors le sommet du Mur et le rendit aveugle, éblouissant des yeux à qui rien n’échappait jamais.
Comme une seule entité mue par un instinct fou, les tribus jaillirent de leurs cachettes et se lancèrent à grandes enjambées en direction de la masse de pierre sombre.
Leur fenêtre de passage ne durerait que quelques secondes, le temps que le Mur cligne des yeux et regarde à ses pieds. Ils s'engouffrèrent dans le large fossé desséché qui précédait le Mur, vestige d'un fleuve devenu légende. Val-Gean sentait son cœur battre à toute allure, porté autant par son courage que par la crainte de laisser s'échapper son dernier souffle d’un instant à l'autre.
Les coureurs les plus rapides venaient déjà d'atteindre la base de l’édifice. Val-Gean reconnut Cav-Hom qui prenait la tête, plantant ses griffes d'acier dans une roche rendue rugueuse par le passage du temps, tandis que ses jambes puissantes le soulevaient sur des crampons rudimentaires. Une corde faite d’écorce et de fil grossier pendait à son flanc, une ligne qu’il assurait régulièrement du mieux qu'il le pouvait. Val-Mawi, la propre fille aînée de la matriarche, qui grimpait avec l'énergie d'une possédée, avait déjà gravi une dizaine de pas sur la soixantaine qui les attendaient.
Au moment où Val-Gean lui-même atteignit le Mur, une lumière effrayante fulgura derrière lui, accompagné d'un bruit de tonnerre. Deux membres des tribus venaient de disparaitre dans un geyser de feu, de terre noire et de restes calcinés. Une odeur de chaire brûlée monta dans les airs. Le Mur venait de se réveiller. Et il n’appréciait pas ce qu’il voyait.
Aussitôt naquit un mouvement de panique. Une trompe insupportable se mit à rugir depuis le Mur. La majorité des membres de l'expédition fuirent en avant pour commencer l'escalade, alors que la peur les incitait à redoubler d'effort. Une demi-douzaine succomba en revanche à une telle terreur qu’ils firent immédiatement marche-arrière, pour finir incinérés tour à tour.
Val-Gean avait saisi la paroi du Mur de toutes ses forces et se hissait du mieux qu'il pouvait. Ses mains déjà moites cherchaient à l'instinct les interstices où fixer ses crochets. Cinq pas, dix pas… La trompe assourdissante qui résonnait le long du Mur avait du mal à cacher les cris de douleurs et d'effroi de la troupe. Il vit un câble pendre à une portée de bras sur sa gauche, mais celui-ci se décrocha de la paroi à l’instant où l’homme de Bor qui l'installait chuta sans un cri vers le fossé en contrebas. Val-Gean poussa sur ses jambes pour continuer à monter, pendant que son esprit s’efforçait d'oublier le trou fumant qui avait emporté la moitié du visage de l’homme de Bor.
Les attaquants gagnaient du terrain, lentement mais sûrement, semblables à des fourmis parties à la conquête d'un tronc. Il avait vu plusieurs corps chuter, victimes d’une paroi traître ou des morsures du Mur et pourtant Val-Gean comptait encore plus de trente-cinq membres de tribus qui évoluaient autour de lui. Les plus rapides avaient déjà atteint la moitié de l’ascension. Il aperçut la chevelure de feu de Val-Mawi plus de dix pas au-dessus de lui, le corps fin et athlétique de Riv-Gil qui dévorait la distance, le colosse seulement ralentit par la nécessité d’assurer sa ligne de vie régulièrement.
Motivé par leur exemple, Val-Gean et ses compagnons maintinrent leurs efforts, puisant autant dans leurs muscles que dans leurs âmes. Ils allaient enfin conquérir le Mur. Celui-ci se défendait et prélevait sa dîme dans la masse de ses agresseurs, mais il avait été pris par surprise et leur nombre leur assurait la victoire. Les noms de celles et ceux qui périraient aujourd’hui allaient être chanté par les générations suivantes, révérés par les matriarches. L’homme du Val était convaincu que son propre nom survivrait à ce martyr, qu’il saurait vaincre le Mur mais également guider sa tribu au-delà.
Après s'être décalé de deux pas sur la droite pour enfin saisir le câble fixé par le champion de Riv, Val-Gean tira de plus belle sur ses bras et reprit son ascension vers le sommet du Mur.
Son espoir le porta jusqu’à ce que le Mur s’ouvre.

L’édifice que tous pensaient fait d’un seul bloc, érodé mais indestructible, se soulevait par endroit. Des plaques de roche fines se dressèrent soudainement à l’horizontale, révélant les boyaux sombres du Mur. Dans ses entrailles exposées semblaient grouiller des formes étranges. L’une d’elle s’approcha de l’ouverture et fit dépasser vers l’extérieur un tube aux reflets métalliques.
Lorsque Val-Gean vit l’objet se placer dans la direction de Val-Pier, ce dernier se figea sur place, indécis. Le feu sorti alors du tube, accompagné par le même bruit de tonnerre entendu plus tôt. Val-Pier fut arraché de la paroi; son torse percé et désarticulé chuta rejoindre les crânes moqueurs en contrebas.
Val-Gean grimpait désespérément et partout où portait son regard le scénario se répétait : des trappes s’échappaient les longues tiges métalliques, lesquelles signifiaient la mort de quiconque croisait leur regard. Déjà une dizaine de membres de tribu venaient ainsi de dégringoler, fauchés dans leur course. Juste à sa gauche, il vit Mon-Chel tenter un saut désespéré pour esquiver l’œil mortel du tube, mais sans réussir à se rattraper à la roche. La surprise affichée par son visage disparut dans un dernier cri de terreur alors qu’il chutait dans le vide. Plus haut sur sa droite, il aperçut Riv-Cler se jeter en direction de l’une des ouvertures. La jeune femme réussit à s’agripper du bout des doigts au rebord et commença dès lors à se hisser. Mais une fois ses épaules parvenues à hauteur de l’ouverture, la trappe se referma soudainement, piégeant le haut de son corps sous la pierre avec un bruit d’écrasement écœurant. Les jambes de la prisonnière battirent en l’air frénétiquement avant que la dalle de pierre ne presse encore plus fort, brisant en deux le dos de l’infortunée.

Val-Gean sentait le désespoir monter à mesure qu’il gagnait du terrain, éreinté par la douleur qui perçait ses muscles à mesure que ses membres fatiguaient. Soudain, il sentit ses pieds se soulever, son corps repoussé à mesure que la section du Mur sur laquelle il s’appuyait se redressait avec difficulté. Il entendit les cris effrayés de ceux qui se trouvaient derrière lui, suivit presque immédiatement par une première détonation. Le câble enroulé autour de ses doigts et priant pour que les fixations de fortune tiennent bon, il prit une grande respiration et sauta à pieds joints sur la trappe, sentant celle-ci trembler sous son poids, sans céder pour autant. Il se remit alors à grimper quelques pas sur le Mur, accompagné par les hurlements de détresse de ses frères et sœurs, puis se laissa chuter soudainement.
La trappe céda et se referma violemment dans un bruit de métal brisé. La perte d’équilibre fut telle que Val-Gean perdit prise sur la corde et se trouva suspendu par une seule main au-dessus du vide, son dos brutalement projeté contre la pierre. Sa tête heurta quelque chose de dur : la cacophonie de l’assaut sembla alors devenir lointaine et étouffée. Des taches opaques se mirent à remplir son champ de vision et le peu qu’il parvenait à distinguer tanguait devant lui. Le câble était enroulé autour de son bras gauche, proche de lui briser les os tandis que son propre poids tirait sur son épaule comme pour la lui arracher. Une voix se fit alors entendre sur sa gauche : un homme de Cav, pâle et hirsute, lui tendait une main salvatrice. Son autre main se tenait solidement à l’angle d’une ouverture, de laquelle s’échappait une fumée noire et épaisse. L’homme avait sans doute réussi à jeter l’un des projectiles à feu dont usait sa tribu dans la trappe béante, ce qui avait chassé dans les profondeurs la forme sombre qui l’occupait. Dans un mouvement de balancier, Val-Gean saisit la main tendue et grâce à elle parvint à retrouver son équilibre, avant de s’accrocher fermement à la corde.
Il eut le temps d’échanger un sourire reconnaissant avec son sauveur, et la gueule béante dont émanait la fumée se referma avec brutalité, sectionnant les doigts de l’homme de Cav qui y était encore agrippé. Il chuta dans un cri de surprise et de douleur, laissant pour seule trace une ligne sanglante sur la surface de pierre.
Val-Gean continua sa montée. Des larmes provoquées par la douleur et le chagrin roulaient sur ses joues. Sa gorge le serrait, ses poumons étaient en flamme et ses membres ne se mouvaient plus que par un réflexe sourd à la détresse de ses muscles. Mais il grignotait effort après effort la distance qui le séparait de son objectif. Son esprit était devenu l’écrin d’une détermination incandescente, laquelle faisait couler une énergie inépuisable et colérique dans son corps. Il était hors de question qu’il meure ici et maintenant. Le Mur les avait saignés à blanc, à peine une dizaine des assaillants étaient encore en vie. Il se devait de parvenir au sommet, de pouvoir rendre hommage aux noms des tous les martyrs de l’ascension, de donner un sens à cette expédition funeste. Plus que tout, il se devait de nourrir à son tour l’espoir des tribus, de vaincre le Mur.

Il était arrivé à une hauteur où plus aucune trappe ne faisait mine de s’ouvrir. L’un des deux hommes de Mon en dessous de lui avait été fauché par un dernier éclair assourdissant, puis l’ascension avait repris son cour dans un étrange silence. La trompe, qui jusque-là résonnait dans leurs oreilles, semblait désormais lointaine.
Val-Gean avait poursuivi la progression à l’aide de ses gantelets. Sa tête vibrait de l’écho de sa respiration et ses habits étaient imbibés de sueur. La corde qu’il avait suivi jusqu’ici s’était brusquement interrompue après une dernière attache, et plus aucun signe de Riv-Gil. Le géant avait peut-être chuté, lui-aussi, pour rejoindre les corps fracassés de leurs compagnons en contrebas. Au-dessus de lui, Val-Mawi gravissait les derniers mètres, le visage perlé et poussiéreux. Mon-Clem et Val-Kris la talonnaient, tous deux dans un état de fatigue similaire. À son niveau, Bor-Ann était la seule autre fille de tribu rescapée, suivie au loin par le survivant de Mon dont il ignorait le nom. Peu après, il dépassa la forme immobile de Cav-Hom : ce dernier s’était stoppé, solidement arrimé à la corde qu’il avait fixée tous les cinq pas avec discipline, puis s’était éteint. Val-Gean pouvait apercevoir l’affreuse blessure qui lui avait ouvert le flanc et dont sa vie s’était peu à peu échappée.

Ils parvinrent finalement au sommet du Mur, après ce qui leur avait paru être une éternité. Val-Mawi s’agrippa la première au rebord, puis se hissa dans un dernier effort qui lui fit lâcher un hurlement. Val-Gean la vit disparaître de l’autre côté, de même que Mon-Clem, Val-Kris et Bor-Ann. Il venait de poser sa main tremblante à plat sur le sommet lorsque les premières détonations reprirent.
Puisant dans ses dernière ressources, Val-Gean se hissa à son tour pour basculer dans ce qui paraissait être une profonde tranchée à ciel ouvert encadrée de part et d’autre par la pierre. La face par laquelle les tribus étaient passés était plus basse et parsemée d’ouvertures. L’une d’elle devait donner sur les boyaux du Mur : c’était de là que venaient de surgir trois formes sombres, semblables à des ombres. Couvertes de longs tissus et munies d’un visage de cuir difforme, leurs yeux écarquillés luisaient d’un vert aveuglant.
Ils avaient abattu Mon-Clem à bout portant à l’aide de leurs armes effrayantes, mais déjà Val-Kris et Val-Mawi s’étaient jetés sur eux. Bor-Ann était au sol, hurlant et serrant les restes sanguinolents de sa jambe arrachée. En accélérant pour se jeter dans la mêlée, Val-Gean dépassa le corps mutilé de Riv-Gil, qui enserrait dans ses bras rigides la forme brisée d’une des créatures. Le champion avait emporté son bourreau dans la mort.
L’une des ombres était en prise avec Val-Mawi, laquelle lacérait les tissus de ses crochets d’escalade, ne laissant pas à son adversaire le loisir de contre-attaquer. La deuxième étranglait Val-Kris de ses bras décharné après que ce dernier eut envoyé au loin son arme maudite d’un coup de massue. Val-Gean poussa un cri en se jetant sur la troisième ombre, son gourdin d’os et de métal dressé haut par-dessus sa tête. Sa cible pivota et tenta de l’intercepter avec son tube lance-feu mais Val-Gean était déjà sur elle et il abattit sa lourde arme sur le crâne de cuir. Il entendit un craquement écœurant accompagné d’un cri étouffé, et la forme tomba à genoux. Il frappa encore et encore, jusqu’à ce que le large tissu noir ne bouge plus et qu’un liquide sombre s’écoule par ce qui devait être la gueule du monstre.
À côté de lui, Val-Kriss succombait à la pression de l’ombre sur sa trachée, non sans avoir réussi à lui enfoncer les éclats de métal de sa massue dans le ventre. Val-Gean acheva la créature d’un coup violent à l’arrière de la nuque. Il se tourna à temps pour voir le sommet du crâne de Val-Mawi exploser, l’extrémité d’un tube noir collé sous son menton. L’ombre au sol avait réussi à dresser son arme au dernier moment, et la chevelure flamboyante de la sœur de Val-Gean était maintenant répandue sur plusieurs mètres tout autour de son cadavre.
La rage submergea le cœur de Val-Gean qui se rua sur l’ombre à terre. Il commença par réduire le bras qui tenait l’arme en bouillie, puis les jambes qui battaient frénétiquement afin qu’elle ne puisse s’échapper. Enfin il se plaça droit au-dessus du corps tremblant et leva sa masse. Les cris du monstre étaient plus fort, plus audibles que celui de ses semblables. Val-Mawi avaient brisé les yeux de la créature, déchiré les tissus et la peau de cuir, révélant ce qui devait être une chaire grise et suintante. L’homme de Val retint son bras, saisi le cuir à pleine main et tira avec violence. Il arracha le masque en lambeau pour contempler le visage malade et parcheminé de ce qui avait un jour été un humain. Ses yeux larmoyants étaient encadrés d’étranges perles de verre qui scintillaient d’une lumière verte et un tube fin et transparent partait de sa bouche pour aller se réfugier sous sa robe en longeant son cou. L’ichor qui s’échappait de ses blessures pouvait faire penser à du sang, un sang épais, sombre et poisseux. Val-Gean contempla avec incrédulité le visage suppliant.
Il ne comprenait pas. Le Mur n’était pas un Dieu, pas un monstre. Et ses entrailles abritaient des hommes plus malades encore que les tribus. Comment ? Comment, alors qu’une terre promise s’étendait là, juste derrière eux ?
L’homme mourant parla, usant de syllabes au sens inconnu pour Val-Gean. De sa seule main intacte, il pointa le doigt vers la pierre tachée de sang, en direction du paradis tant attendu. L’homme de Val se dirigea vers une ouverture, les yeux brouillés par les larmes et la colère. Arrivé devant, il contempla une vision comme aucune autre : une plaine d’un vert pâle, parcouru de ce qui devait être une eau mouvante sur des centaines de pas, des forêts riches et luxuriantes, dont les bois du Val n’était que de pâles rejetons mourant, et là… Là, une tâche de sang fraîche, coulant le long de ce qui était le ciel. Comme un automate, Val-Gean leva la main et toucha le ciel, étalant le sang sur cet horizon solide qui crissait sous ses doigts. Son poing se referma, emmenant avec lui le paysage, froissant les plaines et les arbres dans un bruit de déchirement. La feuille arrachée à la paroi tomba au sol. Derrière l’ancienne illusion s’ouvrait une fine ligne dans la pierre, une meurtrière par laquelle il contempla l’immensité d’un plateau aride et asséché, d’où seul émergeaient les squelettes grisonnant d’arbre mort depuis plusieurs vie humaine. Aucun son n’en émergeait hors celui d’un vent solitaire. Et où que puisse porter le regard, le désert s’étendait jusqu’à l’horizon.

Val-Gean recula en titubant. Son talon frappa le corps inerte de l'ombre et fit basculer un visage malade, figé dans une grimace de douleur et de chagrin.


* * *


Lorsque l’homme du Mon accéda enfin au sommet, Val-Gean se trouvait assis au bord du Mur, les jambes dans le vide, le visage couvert d’une poussière dans lesquelles les larmes avaient creusé un long sillon.
Il n’aida pas l’homme à monter, pas plus qu’il ne répondit à ses questions. Il découvrirait les réponses bien assez-tôt.
Lui-même songeait à son espoir détruit en contemplant les bois pitoyable de Val, les flancs ocres et poussiéreux du Mon et de Cav à l’horizon, les eaux morte de Riv et du Bor. Il ne leur restait que ça.
Finalement, même mort, le Mur avait gagné.
Il dominerait toujours son monde. Et personne ne passerait le Mur.

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Message posté le 19:31 - 22 juil. 2018

Tu vas encore avoir des corrections à faire !! J'ai trouvé plein de fautes ! Mais c'était une magnifique tentative de passage de frontière qui vaut son pesant popcorn. Car on est au cinéma dans ton texte.

J'ai mis en rouge pour que tu les vois rapidement les fautes que j'ai directement corrigées et je t'ai parfois glissé entre parenthèses les raisons de ma correction.
En vers j'ai colorié ce qu'il me parait utile de modifier pour améliorer la lecture avec entre parenthèses des propositions alternatives... A toi d'en tenir compte ou non.

Merci.

Personne ne passe

Un phasme jusqu'ici immobile se mit en mouvement et déploya ses membres tordus. Sa forme longiligne épousait les arêtes aiguës du métal et sa couleur ocre sale se confondait avec la surface lisse qu'il parcourait.
La plaque d’acier, fixée à la pierre en des temps oubliés, n'était plus aujourd'hui qu'un ornement rongé par les saisons. Les chevilles qui l’emprisonnaient à son mur avaient depuis longtemps fondu et ne faisaient plus qu'une avec la surface métallique.
Celle-ci avait un jour eu une utilité : indiquer aux gens peuplant les lieux où ils se trouvaient. Peut-être même pourquoi (Peut-être leur signaler pourquoi) ils ne devaient pas aller plus loin. Un ensemble de marques étranges étaient encore visibles sous la rouille et la poussière, témoin (c'est l'ensemble) d'une époque plus sage, quand l’Humain savait coucher la parole pour la transmettre à ceux qui n'étaient pas là pour l'écouter. Des lignes et courbes blanches, imprimées sur un fond rouge foncé, au message toujours visible même en l’absence de lumière. Mais aujourd'hui leur sens était perdu, leurs formes parfaites éclatées en fleurs oxydées.
Aussi avait-on choisi de redonner vie à cette relique, de lui rendre un sens. Une main avait décidé d’apposer par-dessus les antiques écritures un symbole clair et limpide pour tous : un crâne gris, surmontant une croix de même couleur.
Quiconque avait un jour peint cette figure n’avait pas eu à aller bien loin pour trouver son modèle : tout autour fleurissaient des dizaines de crânes, tels des fruits jaunis au milieu d'une végétation vert de gris.

Le phasme, lancé dans sa course, s’étira et passa son corps ocre au-dessus du crâne peint. Ce fut là sa seule erreur.
Il y eut un geste vif. Une main emmitouflée saisit l’insecte avant de le porter à une gueule entrouverte. Val-Gean mâchonna de manière distraite, essuyant le jus poisseux qui coulait de ses lèvres avec ses épaisses mitaines de fourrure. Son geste avait à peine été perceptible, dissimulé par l’épais buisson dans lequel il était accroupi. Les épines grattaient et perçaient par endroit ses peaux de bêtes rapiécées, mais il ne bougeait pas, imperturbable aux agressions de la flore.
L’aube fut annoncée par un vent qui fit frémir les feuilles alentours. Il se ramassa légèrement sur lui-même, trop prudent pour laisser une chance à la brise de le dévoiler. Sans les voir, Val-Gean sut que les autres membres du groupe agissaient de même, qu’ils mimaient les ondulations des branches et des feuilles afin de rester dans leur ombre.
Ils étaient presque une cinquantaine, cachés sur une centaine de pas, à fixer depuis leurs abris de végétation une imposante masse de pierre et de métal. Un édifice venu d'une époque trop lointaine pour qu'on se souvienne de son nom ou de sa fonction première.
On l’appelait le Mur.
Il s'agissait d’une création antique, laquelle s’étalait à perte de vue. C’était une balafre grise et noire sur l’horizon, que l’on pouvait suivre un jour et une nuit entière avant de la voir mordre dans les flancs de montagnes enneigées.
Et personne n’avait jamais passé le Mur.

C'était la plus grande tentative de mémoire d’homme parmi les tribus du Val, du Mon et de Riv. Même quelques fils du Bor et de Cav avaient joint l’équipe ou équipée. Les matriarches avaient pourtant interdit cette expédition, vouée au désastre selon les divinations. Leurs augures se basaient plus certainement sur les échecs passés, car trop souvent le sang des tribus avait nourri le Mur. Les mères avaient beau interdire à leurs enfants de regarder le Mur, celui-ci exerçait sur eux un attrait inégalable et ce depuis l’origine des tribus.
La matriarche de Val, une femme puissante et assez âgée pour avoir survécu à sept époux, avait pesé de tout son poids sur l'interdit, et menacé d'exclusion tous ceux qui manifestaient le moindre intérêt pour le Mur. À la loi de la tribu avaient succédée (accord avec le COI "à la loi de la tribu") la colère des anciens, les menaces et les exemples. Puis les complaintes et les lamentations, lorsque de la foule des volontaires avaient émergées (accord avec le COD "les complaintes et lamentations") les filles aînées. La perte de troisièmes ou quatrièmes fils serait regrettable mais ne signerait pas la fin de la tribu. Celle d'une seule des filles pouvait en revanche la condamner.
Et toute connaissance de cause, celles-ci avaient pris le choix contraire à celui de leurs mères, embrassé une dernière fois leurs pères incrédules, et enfin rejoint les rangs de ceux qui allaient se lancer à l'assaut du Mur.

La lune avait disparu derrière la pierre sombre depuis longtemps. De sa cachette, Val-Gean distinguait à peine le ciel, bouché par la forme anguleuse et inquiétante de la construction. Mais le peu qu'il en voyait lui indiquait que l'instant était proche. Les nuages se couvraient d’or, troquant leurs habits de nuit pour se vêtir des atours de l’aurore. Le jour allaient bientôt éclairer le monde, du Mon à Riv.
Val-Gean retenait son souffle, de crainte qu'un soupir trop hardi ne le trahisse. Ses genoux pliés avaient cessé de le faire souffrir depuis plusieurs heures. Pas une plainte n’était sortie de sa bouche ou de celle de ses compagnons malgré cette longue attente. Leur approche s’était faite de discipline et de silence au travers des bois traîtres, profitant d'une nuit d'encre. Les tribus s'étaient coulées dans la végétation, avaient rampé dans les masses hypertrophiées de lichens bruns. Puis ils avaient attendu, immobiles, que le bois, le monde et le Mur les oublient.
Les rares oiseaux peuplant encore la région du Val chantaient déjà, juchés sur les cimes décharnées. Des insectes gros comme une main montaient à la rencontre des vents chauds et de leurs vagues nourricières. Au-dessus de cette vie grouillante, le ciel gagnait sa coloration bleu clair, bordée d’un habituel gris opaque à la périphérie du regard.
Avec une infinie précaution, Val-Gean sortit des poches élimées de son gilet une paire de gantelets dont les extrémités se terminaient par des crochets métalliques. Des pièces de ferronneries précieuses, faites de l’acier (encore une fois faite de que tu peux laisser si tu changes la formule en vert précédemment soulignée car un peu étrange à comprendre) refondu de reliques malchanceuses, noircies à la suie afin de ne capturer aucun éclat de lumière.
Il imagina les gestes sans doute similaires du premier (la difficulté de compréhension vient du fait que premier se retrouve loin de gestes, car ce sont les gestes du premier homme qui sont similaires et non pas les gestes qui sont similaires au premier, ceci même si tu as bien écrit du et non au) à avoir gravi le Mur. On racontait encore son histoire, des dizaines de vie plus tard. Celle de l’homme qui avait nourri l'espoir de tout un peuple, et qui depuis le sommet avait fait entendre sa voix. Une parole porteuse de terres vertes et fertiles, d'eaux limpides et d’un ciel plus pur que jamais on ne l’avait vu (d'un ciel le plus pur qu'on ait jamais vu). Un espoir jeté à terre en même temps que son prophète, quand le Mur l’avait renvoyé au sol avec violence. Un rêve ayant duré le temps d'un cri mais suffisant pour faire naître une obsession farouche chez toutes les tribus, celle d’atteindre cette terre promise et faire taire la voix intérieure qui hurlait “personne ne passe le Mur".

Les femmes et hommes disséminés le long du Mur sentirent le moment glisser au-dessus d'eux. Il y eut un instant de grâce, l'interruption miraculeuse de tout bruit là où le monde entier se synchronisait pour reprendre son souffle. C'était le signe de la dernière chance pour ceux qui désiraient encore faire marche arrière et abandonner ce projet insensé. Retrouver mères et pères. Repartir vers les pentes contaminées du Val, les eaux fumeuses de Riv, les cols secs de Mon ou les ténèbres luisantes du Cav. Survivre à une végétation malingre et agressive, à une terre sèche et meurtrière, qui tuait les hommes avant leur trentième anniversaire. Supporter de voir les femmes craindre fausses couches et difformités à chaque naissance, d’entendre les matriarches user de tout leur savoir et suppliques au moindre enfant malade, le plus souvent en pure perte.
Val-Gean laissa le feu de la colère et de frustration gagner son corps. Une brûlure qu'il savait présente dans le cœur de tous les volontaires.
Ils avaient déjà choisi.

L’aurore surgit, et le soleil franchit les sommets de Mon pour se répandre sur la terre agonisante de Val. La lumière frappa alors le sommet du Mur et le rendit aveugle, éblouissant des yeux à qui rien n’échappait jamais.
Comme une seule entité mue par un instinct fou, les tribus jaillirent de leurs cachettes et se lancèrent à grandes enjambées en direction de la masse de pierre sombre.
Leur fenêtre de passage ne durerait que quelques secondes, le temps que le Mur cligne des yeux et regarde à ses pieds. Ils s'engouffrèrent dans le large fossé desséché qui précédait le Mur, vestige d'un fleuve devenu légende. Val-Gean sentait son cœur battre à toute allure, porté autant par son courage que par la crainte de laisser s'échapper son dernier souffle d’un instant à l'autre.
Les coureurs les plus rapides venaient déjà d'atteindre la base de l’édifice. Val-Gean reconnut Cav-Hom qui prenait la tête, plantant ses griffes d'acier dans une roche rendue rugueuse par le passage du temps, tandis que ses jambes puissantes le soulevaient sur des crampons rudimentaires. Une corde faite d’écorce et de fil grossier pendait à son flanc, une ligne qu’il assurait régulièrement du mieux qu'il le pouvait. Val-Mawi, la propre fille aînée de la matriarche, qui grimpait avec l'énergie d'une possédée, avait déjà gravi une dizaine de pas sur la soixantaine qui les attendaient.
Au moment où Val-Gean lui-même atteignit le Mur, une lumière effrayante fulgura derrière lui, accompagnée d'un bruit de tonnerre. Deux membres des tribus venaient de disparaître dans un geyser de feu, de terre noire et de restes calcinés. Une odeur de chair brûlée monta dans les airs. Le Mur venait de se réveiller. Et il n’appréciait pas ce qu’il voyait.
Aussitôt naquit un mouvement de panique. Une trompe insupportable se mit à rugir depuis le Mur. La majorité des membres de l'expédition fuirent en avant pour commencer l'escalade, alors que la peur les incitait à redoubler d'effort. Une demi-douzaine succomba en revanche à une telle terreur qu’ils firent immédiatement marche-arrière, pour finir incinérés tour à tour.
Val-Gean avait saisi la paroi du Mur de toutes ses forces et se hissait du mieux qu'il pouvait. Ses mains déjà moites cherchaient à l'instinct les interstices où fixer ses crochets. Cinq pas, dix pas… La trompe assourdissante qui résonnait le long du Mur avait du mal à cacher les cris de douleur et d'effroi de la troupe. Il vit un câble pendre à une portée de bras sur sa gauche, mais celui-ci se décrocha de la paroi à l’instant où l’homme de Bor qui l'installait chuta sans un cri vers le fossé en contrebas. Val-Gean poussa sur ses jambes pour continuer à monter, pendant que son esprit s’efforçait d'oublier le trou fumant qui avait emporté la moitié du visage de l’homme de Bor.
Les attaquants gagnaient du terrain, lentement mais sûrement, semblables à des fourmis parties à la conquête d'un tronc. Il avait vu plusieurs corps chuter, victimes d’une paroi traître ou des morsures du Mur et pourtant Val-Gean comptait encore plus de trente-cinq membres de tribus qui évoluaient autour de lui. Les plus rapides avaient déjà atteint la moitié de l’ascension. Il aperçut la chevelure de feu de Val-Mawi plus de dix pas au-dessus de lui, le corps fin et athlétique de Riv-Gil qui dévorait la distance, le colosse seulement ralenti par la nécessité d’assurer sa ligne de vie régulièrement.
Motivé par leur exemple, Val-Gean et ses compagnons maintinrent leurs efforts, puisant autant dans leurs muscles que dans leurs âmes. Ils allaient enfin conquérir le Mur. Celui-ci se défendait et prélevait sa dîme dans la masse de ses agresseurs, mais il avait été pris par surprise et leur nombre leur assurait la victoire. Les noms de celles et ceux qui périraient aujourd’hui allaient être chanté par les générations suivantes, révérés par les matriarches. L’homme du Val était convaincu que son propre nom survivrait à ce martyr, qu’il saurait vaincre le Mur mais également guider sa tribu au-delà.
Après s'être décalé de deux pas sur la droite pour enfin saisir le câble fixé par le champion de Riv, Val-Gean tira de plus belle sur ses bras et reprit son ascension vers le sommet du Mur.
Son espoir le porta jusqu’à ce que le Mur s’ouvre.

L’édifice que tous pensaient fait d’un seul bloc, érodé mais indestructible, se soulevait par endroit. Des plaques de roche fines se dressèrent soudainement à l’horizontale (Es-tu sûr du sens ? comment se dresse-t-on à l'horizontale ? N'est-ce pas plutôt à la verticale ?), révélant les boyaux sombres du Mur. Dans ses entrailles exposées semblaient grouiller des formes étranges. L’une d’elle s’approcha de l’ouverture et fit dépasser vers l’extérieur un tube aux reflets métalliques.
Lorsque Val-Gean vit l’objet se placer dans la direction de Val-Pier, ce dernier se figea sur place, indécis. Le feu sortit alors du tube, accompagné par le même bruit de tonnerre entendu plus tôt. Val-Pier fut arraché de la paroi; son torse percé et désarticulé chuta rejoindre les crânes moqueurs en contrebas.
Val-Gean grimpait désespérément et partout où portait son regard le scénario se répétait : des trappes s’échappaient les longues tiges métalliques, lesquelles signifiaient la mort de quiconque croisait leur regard. Déjà une dizaine de membres de tribu venaient ainsi de dégringoler, fauchés dans leur course. Juste à sa gauche, il vit Mon-Chel tenter un saut désespéré pour esquiver l’œil mortel du tube, mais sans réussir à se rattraper à la roche. La surprise affichée par son visage disparut dans un dernier cri de terreur alors qu’il chutait dans le vide. Plus haut sur sa droite, il aperçut Riv-Cler se jeter en direction de l’une des ouvertures. La jeune femme réussit à s’agripper du bout des doigts au rebord et commença dès lors à se hisser. Mais une fois ses épaules parvenues à hauteur de l’ouverture, la trappe se referma soudainement, piégeant le haut de son corps sous la pierre avec un bruit d’écrasement écœurant. Les jambes de la prisonnière battirent en l’air frénétiquement avant que la dalle de pierre ne presse encore plus fort, brisant en deux le dos de l’infortunée.

Val-Gean sentait le désespoir monter à mesure qu’il gagnait du terrain, éreinté par la douleur qui perçait ses muscles à mesure que ses membres fatiguaient. Soudain, il sentit ses pieds se soulever, son corps repoussé à mesure que la section du Mur sur laquelle il s’appuyait se redressait avec difficulté. Il entendit les cris effrayés de ceux qui se trouvaient derrière lui, suivit presque immédiatement par une première détonation. Le câble enroulé autour de ses doigts et priant pour que les fixations de fortune tiennent bon, il prit une grande respiration et sauta à pieds joints sur la trappe, sentant celle-ci trembler sous son poids, sans céder pour autant. Il se remit alors à grimper quelques pas sur le Mur, accompagné par les hurlements de détresse de ses frères et sœurs, puis se laissa chuter soudainement.
La trappe céda et se referma violemment dans un bruit de métal brisé. La perte d’équilibre fut telle que Val-Gean perdit prise sur la corde et se trouva suspendu par une seule main au-dessus du vide, son dos brutalement projeté contre la pierre. Sa tête heurta quelque chose de dur : la cacophonie de l’assaut sembla alors devenir lointaine et étouffée. Des taches opaques se mirent à remplir son champ de vision et le peu qu’il parvenait à distinguer tanguait devant lui. Le câble était enroulé autour de son bras gauche, proche de lui briser les os tandis que son propre poids tirait sur son épaule comme pour la lui arracher. Une voix se fit alors entendre sur sa gauche : un homme de Cav, pâle et hirsute, lui tendait une main salvatrice. Son autre main se tenait solidement à l’angle d’une ouverture, de laquelle s’échappait une fumée noire et épaisse. L’homme avait sans doute réussi à jeter l’un des projectiles à feu dont usait sa tribu dans la trappe béante, ce qui avait chassé dans les profondeurs la forme sombre qui l’occupait. Dans un mouvement de balancier, Val-Gean saisit la main tendue et grâce à elle parvint à retrouver son équilibre, avant de s’accrocher fermement à la corde.
Il eut le temps d’échanger un sourire reconnaissant avec son sauveur, et la gueule béante dont émanait la fumée se referma avec brutalité, sectionnant les doigts de l’homme de Cav qui y était encore agrippé. Il chuta dans un cri de surprise et de douleur, laissant pour seule trace une ligne sanglante sur la surface de pierre.
Val-Gean continua sa montée. Des larmes provoquées par la douleur et le chagrin roulaient sur ses joues. Sa gorge le serrait, ses poumons étaient en flamme et ses membres ne se mouvaient plus que par un réflexe sourd à la détresse de ses muscles. Mais il grignotait effort après effort la distance qui le séparait de son objectif. Son esprit était devenu l’écrin d’une détermination incandescente, laquelle faisait couler une énergie inépuisable et colérique dans son corps. Il était hors de question qu’il meure ici et maintenant. Le Mur les avait saignés à blanc, à peine une dizaine des assaillants étaient encore en vie. Il se devait de parvenir au sommet, de pouvoir rendre hommage aux noms des tous les martyrs de l’ascension, de donner un sens à cette expédition funeste. Plus que tout, il se devait de nourrir à son tour l’espoir des tribus, de vaincre le Mur.

Il était arrivé à une hauteur où plus aucune trappe ne faisait mine de s’ouvrir. L’un des deux hommes de Mon en dessous de lui avait été fauché par un dernier éclair assourdissant, puis l’ascension avait repris son cour dans un étrange silence. La trompe, qui jusque-là résonnait dans leurs oreilles, semblait désormais lointaine.
Val-Gean avait poursuivi la progression à l’aide de ses gantelets. Sa tête vibrait de l’écho de sa respiration et ses habits étaient imbibés de sueur. La corde qu’il avait suivi jusqu’ici s’était brusquement interrompue après une dernière attache, et plus aucun signe de Riv-Gil.(Il faudrait un verbe dans cette proposition, genre : et il ne percevait plus aucun signe de Rev-Gil.) Le géant avait peut-être chuté, lui-aussi, pour rejoindre les corps fracassés de leurs compagnons en contrebas. Au-dessus de lui, Val-Mawi gravissait les derniers mètres, le visage perlé et poussiéreux. Mon-Clem et Val-Kris la talonnaient, tous deux dans un état de fatigue similaire. À son niveau, Bor-Ann était la seule autre fille de tribu rescapée, suivie au loin par le survivant de Mon dont il ignorait le nom. Peu après, il dépassa la forme immobile de Cav-Hom : ce dernier s’était stoppé, solidement arrimé à la corde qu’il avait fixée tous les cinq pas avec discipline, puis s’était éteint. Val-Gean pouvait apercevoir l’affreuse blessure qui lui avait ouvert le flanc et dont sa vie s’était peu à peu échappée.

Ils parvinrent finalement au sommet du Mur, après ce qui leur avait paru être une éternité. Val-Mawi s’agrippa la première au rebord, puis se hissa dans un dernier effort qui lui fit lâcher un hurlement. Val-Gean la vit disparaître de l’autre côté, de même que Mon-Clem, Val-Kris et Bor-Ann. Il venait de poser sa main tremblante à plat sur le sommet lorsque les premières détonations reprirent.
Puisant dans ses dernière ressources, Val-Gean se hissa à son tour pour basculer dans ce qui paraissait être une profonde tranchée à ciel ouvert encadrée de part et d’autre par la pierre. La face par laquelle les tribus étaient passées était plus basse et parsemée d’ouvertures. L’une d’elle devait donner sur les boyaux du Mur : c’était de là que venaient de surgir trois formes sombres, semblables à des ombres. Couvertes de longs tissus et munies d’un visage de cuir difforme, leurs yeux écarquillés luisaient d’un vert aveuglant.
Elles (les formes sombres) avaient abattu Mon-Clem à bout portant à l’aide de leurs armes effrayantes, mais déjà Val-Kris et Val-Mawi s’étaient jetés sur elles. Bor-Ann était au sol, hurlant et serrant les restes sanguinolents de sa jambe arrachée. En accélérant pour se jeter dans la mêlée, Val-Gean dépassa le corps mutilé de Riv-Gil, qui enserrait dans ses bras rigides la forme brisée d’une des créatures. Le champion avait emporté son bourreau dans la mort.
L’une des ombres était en prise avec Val-Mawi, laquelle lacérait les tissus de ses crochets d’escalade, ne laissant pas à son adversaire le loisir de contre-attaquer. La deuxième étranglait Val-Kris de ses bras décharnés après que ce dernier eut envoyé au loin son arme maudite d’un coup de massue. Val-Gean poussa un cri en se jetant sur la troisième ombre, son gourdin d’os et de métal dressé haut par-dessus sa tête. Sa cible pivota et tenta de l’intercepter avec son tube lance-feu mais Val-Gean était déjà sur elle et il abattit sa lourde arme sur le crâne de cuir. Il entendit un craquement écœurant accompagné d’un cri étouffé, et la forme tomba à genoux. Il frappa encore et encore, jusqu’à ce que le large tissu noir ne bouge plus et qu’un liquide sombre s’écoule par ce qui devait être la gueule du monstre.
À côté de lui, Val-Kriss succombait à la pression de l’ombre sur sa trachée, non sans avoir réussi à lui enfoncer les éclats de métal de sa massue dans le ventre. Val-Gean acheva la créature d’un coup violent à l’arrière de la nuque. Il se tourna à temps pour voir le sommet du crâne de Val-Mawi exploser, l’extrémité d’un tube noir collé sous son menton. L’ombre au sol avait réussi à dresser son arme au dernier moment, et la chevelure flamboyante de la sœur de Val-Gean était maintenant répandue sur plusieurs mètres tout autour de son cadavre.
La rage submergea le cœur de Val-Gean qui se rua sur l’ombre à terre. Il commença par réduire le bras qui tenait l’arme en bouillie, puis les jambes qui battaient frénétiquement afin qu’elle ne puisse s’échapper. Enfin il se plaça droit au-dessus du corps tremblant et leva sa masse. Les cris du monstre étaient plus forts, plus audibles que ceux (les cris) de ses semblables. Val-Mawi avait brisé les yeux de la créature (répétition), déchiré les tissus et la peau de cuir, révélant ce qui devait être une chair grise et suintante. L’homme de Val retint son bras, saisit le cuir à pleine main et tira avec violence. Il arracha le masque en lambeau pour contempler le visage malade et parcheminé de ce qui avait un jour été un humain. Ses yeux larmoyants étaient encadrés d’étranges perles de verre qui scintillaient d’une lumière verte et un tube fin et transparent partait de sa bouche pour aller se réfugier sous sa robe en longeant son cou. L’ichor qui s’échappait de ses blessures pouvait faire penser à du sang, un sang épais, sombre et poisseux. Val-Gean contempla avec incrédulité le visage suppliant.
Il ne comprenait pas. Le Mur n’était pas un Dieu, pas un monstre. Et ses entrailles abritaient des hommes plus malades encore que les tribus. Comment ? Comment, alors qu’une terre promise s’étendait là, juste derrière eux ?
L’homme mourant parla, usant de syllabes au sens inconnu pour Val-Gean. De sa seule main intacte, il pointa le doigt vers la pierre tachée de sang, en direction du paradis tant attendu. L’homme de Val se dirigea vers une ouverture, les yeux brouillés par les larmes et la colère. Arrivé devant, il contempla une vision comme aucune autre : une plaine d’un vert pâle, parcourue de ce qui devait être une eau mouvante sur des centaines de pas, des forêts riches et luxuriantes, dont les bois du Val n’étaient que de pâles (répétition) rejetons mourants, et là… Là, une tâche de sang fraîche, coulant le long de ce qui était le ciel. Comme un automate, Val-Gean leva la main et toucha le ciel, étalant le sang sur cet horizon solide qui crissait sous ses doigts. Son poing se referma, emmenant avec lui le paysage, froissant les plaines et les arbres dans un bruit de déchirement. La feuille arrachée à la paroi tomba au sol. Derrière l’ancienne illusion s’ouvrait une fine ligne dans la pierre, une meurtrière par laquelle il contempla l’immensité d’un plateau aride et asséché, d’où seuls émergeaient les squelettes grisonnants d’arbres morts depuis plusieurs vies humaines. Aucun son n’en émergeait hors celui d’un vent solitaire. Et où que puisse porter le regard, le désert s’étendait jusqu’à l’horizon.

Val-Gean recula en titubant. Son talon frappa le corps inerte de l'ombre et fit basculer un visage malade, figé dans une grimace de douleur et de chagrin.

* * *

Lorsque l’homme du Mon accéda enfin au sommet, Val-Gean se trouvait assis au bord du Mur, les jambes dans le vide, le visage couvert d’une poussière dans lesquelles les larmes avaient creusé un long sillon.
Il n’aida pas l’homme à monter, pas plus qu’il ne répondit à ses questions. Il découvrirait les réponses bien assez-tôt.
Lui-même songeait à son espoir détruit en contemplant les bois pitoyables de Val, les flancs ocres et poussiéreux du Mon et de Cav à l’horizon, les eaux morte de Riv et du Bor. Il ne leur restait que ça.
Finalement, même mort, le Mur avait gagné.
Il dominerait toujours son monde. Et personne ne passerait le Mur.


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Message posté le 18:28 - 23 juil. 2018

Merci beaucoup Cassi !

La V4 est sortie, cette fois directement éditée dans le premier poste :)

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