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Entropie

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Tags : Anticipation
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3 oct. 2016 - 21:15

Travaux en cours

Entropie



Le désordre de l'univers augmente à chaque instant qui passe, l'énergie se dégrade, les structures deviennent amorphes, l'organisation devient chaos.
De même qu'il est impossible de remonter le temps, il est vain de vouloir réduire l'entropie de l'univers.
La destruction est le destin de toute création, et toute création nécessite une destruction au moins aussi importante par ailleurs.



« Heure du décès, vingt heure quatorze.
- On réinitialise, en position. »

~~~~~


« AVP avec motard homme de quarante ans, présente de multiples contusions à la tête, au thorax et au bras. Il était inconscient à l'arrivée des secours.
- Amenez le en salle de déchoquage deux.
- Il a toujours un pouls ! »
- C'est moi le médecin ici, faites ce que je dis. »
Les ambulanciers haussent simplement les épaules avant de s'exécuter. Miller est le chef du pôle des urgences, il vaut mieux ne pas se le mettre à dos. Le médecin se tourne vers les deux internes qui attendent qu'on leur assigne une tâche.
« Thomas, avec nous.
- J'arrive, monsieur. » L'interne est visiblement ravi de profiter des lumières du professeur sur ce cas.
Leparc et Frager sont déjà dans la salle trauma avec le technicien lorsqu'on amène le patient. Ils ont bien anticipé, se dit Miller.
Le moniteur se met à biper fortement d'un cri strident, affichant une ligne brisée dont les pics sont totalement aléatoires. Miller est déjà en train de dénuder la poitrine du patient.
« Thomas, les palettes. Chargez à deux cents. »
L'interne dispose les palettes sur la poitrine.
« On dégage ! » Les trois médecins s'écartent et Thomas appuie sur le bouton.
Rien ne se passe.
« Je réessaye, on dégage. ! »
Toujours rien.
Leparc se tourne vers le chariot de réanimation.
« Il est en mode démo.
- Bien sûr que non ! » s'exclame l'interne en se retournant à son tour, pour constater que la diode témoin de charge est au rouge, signe que le défibrillateur est fin prêt pour sauver la vie d'un mannequin d’entraînement. Il se précipite sur le commutateur correspondant, au moment où le bip répété du moniteur devient continu.
« Heure du décès, vingt-heure quatorze. » commente Leparc, laconique.
Miller annonce : « On réinitialise, en position.
- Merde, on peut pas faire une pause de temps en temps ?
- Le temps c'est de l'argent. Surtout dans ce programme. »
Sans prêter attention à la discussion, Thomas l'interne s'acharne à choquer le cadavre, jusqu'à ce que le technicien l'interrompe.

~~~~~


« AVP avec motard homme de quarante ans, présente de multiples contusions à la tête, au thorax et au bras. Il était inconscient à l'arrivée des secours.
- Amenez le en salle de déchoquage deux. Pas de question. »
Les ambulanciers haussent simplement les épaules avant de s'exécuter.
Miller se tourne vers les deux internes qui attendent.
« Sarah, avec nous. »
L'interne le suit sans un mot.
Leparc a déjà dénudé la poitrine du patient lorsque le moniteur émet ses bips répétés.
« Sarah, les palettes. Chargez à deux cents. »
Elle relève d'un coup le commutateur du chariot de réanimation, puis s'empare des palettes.
« On dégage ! »
Le patient fait un soubresaut. Après un haut pic, le moniteur affiche de nouveau la ligne brisée. Frager intervient : « Je monte à trois cents.
- On dégage ! »
Le motard rue littéralement dans le brancard. Le moniteur affiche cette fois la courbe attendue.
« Rythme sinusal. » indique Leparc qui surveille l'écran.
« On passe à la reconstruction vasculaire » ordonne Miller.
Le docteur Frager amène la machine au dessus du torse nu du patient. Des câbles argentés fins comme des cheveux en sortent tandis que le médecin se met aux commandes, le visage plongé dans la visière intégrale.
Sarah est aux anges, une vraie reconstruction vasculaire nanométrique ! Elle peut admirer les filaments reconstruire le réseau coronaire jusqu'aux capillaires sur l'écran de contrôle.
Le chef de pôle est moins enthousiaste. Il voit les hésitations, les tremblements des filaments. Le dernier verre de Frager remonte à combien de temps déjà ? Probablement en douce dans les vestiaires à la dernière pause, mais ça fait déjà une douzaine d'heure. Miller l'aurait bien mis sur la touche comme l'interne, mais Frager était impliqué dans le programme. Fils et petit-fils de doyen de la fac, il était incontournable pour un projet comme celui-ci.
Plusieurs filaments percent le péricarde, les réparations fragiles se déchirent à nouveau. Même l'interne voit qu'il se passe quelque chose d'anormal.
Le temps de tout refaire, le motard va faire une tamponnade. Miller prend sa décision.
« On réinitialise.
- Il faut qu'on s'arrête un moment, la fatigue va nous faire faire de plus en plus d'erreur.
- Vous voulez vous reposer une heure ou deux, docteur Leparc ? Une petite sieste et c'est reparti ?
- Il faut le faire. Pour le patient.
- Dans ce programme on ne peut pas faire de pause ! » s'emporte Miller. « Une heure coûte plus cher que votre salaire mensuel, vous comprenez ça ? On a pas les moyens pour une sieste ! On réinitialise ! »
Le technicien prend le parti de Miller : « Les porteurs des dispositifs ne doivent pas s'en servir pour un bénéfice personnel. C'est stipulé dans le contrat. »

~~~~~


« AVP avec motard homme…
- De quarante ans, avec de multiples contusions. Emmenez le en salle de déchoquage deux. »
Devant l'air ahuri des ambulanciers, Miller se fend d'une explication : « Le SAMU m'a appelé pour me prévenir… Sarah, avec nous. »
Leparc a déjà ouvert le blouson de cuir du motard d'un grand coup rageur et règle le défibrillateur sur trois cent.
Il décharge les palettes à la seconde même où la courbe du moniteur s'affole.
« Comment saviez-vous ? » demande Sarah. Miller répond à la place de Leparc : « Les fibrillations sont courantes dans les écrasements de la cage thoracique.
- Oui, j'ai souvent vu ça. » confirme Leparc.
« Il est stable. » commente Miller. « Passez-moi le nanoreconstructeur.
- Je peux le faire. » intervient Frager. Miller regarde ses mains tremblantes.
Ils sont pourtant tous les trois frais de corps, mais le mental joue un rôle plus important dans l'addiction que ne l'aurait imaginé Miller. Leparc n'est pas dans un meilleur état. Il n'a pas de cernes, mais des larmes retenues qu'on voit habituellement avec des yeux rougis.
« Vous n'êtes pas spécialiste de cette machine. » continue Frager. « Laissez-moi faire ! »
Miller est sur le point de lancer une remarque cinglante, mais c'est Leparc qui intervient.
« Écoutez, j'ai pas envie de recommencer encore une fois. »
Pendant que Miller reconstruit les tissus endommagés du patient, Sarah reste perplexe.
Qu'a-t-il voulu dire par "recommencer encore une fois" ? Et comment avait-il prévu la fibrillation, quasiment à la seconde près ?
Se souvenant de ses cours, elle réalise soudain quelque chose de plus incohérent encore.
« Vous n'avez pas fait de scanner avant la reconstruction ! »
Pourtant, le chef de service ne semble pas agir au hasard avec la machine. Comme s'il savait exactement ce qui l'attendait.
« Ne l'embêtez pas avec ça ! » rétorque sèchement Leparc. « Il doit rester concentré.
- Mais il y va à l'aveugle ! Sans le scanner…
- On a pas le temps pour le scanner, il nous lâche à chaque fois dans la machine.
- Quoi ?
- Je réinitialise. » intervient le technicien. Leparc s'emporte : « On peut y arriver cette fois, merde !
- Désolé, c'est la clause de confidentialité. »

~~~~~


Miller passe devant les internes sans s'arrêter, les deux posent autant de problèmes bien que pour des raisons différentes. À la réflexion, trouver un étudiant à la fois compétent et naïf était impossible. Quand à l'enseignement, il ne sert pas à grand-chose : sans dispositif, les internes oublient tout à chaque réinitialisation.
Leparc et le technicien sont seuls avec le patient quand Miller arrive dans la salle.
« Où est Frager ?
- Aux toilettes. Enfin c'est ce qu'il m'a dit.
- Ah oui ? Vous avez senti votre vessie se remplir au cours des vingt dernières heures ? »
Leparc est sur le point de répondre quand le moniteur se met à sonner.
Miller déclenche le défibrillateur déjà installé au moment où Frager arrive dans la salle.
Le médecin vient d'absorber assez d'alcool pour pallier un manque psychologique de vingt-et-une heures… et pour saturer son organisme qui commençait tout juste à métaboliser le whisky d'une heure plus tôt.
Il titube vers le nanoreconstructeur, place ses doigts sur les joysticks de commande des filaments, semble se concentrer un instant, puis tombe à la renverse en emportant l'appareil qui se brise sur le sol.
Miller se tourne vers le technicien, mais celui-ci a déjà compris.

~~~~~


« Retirez votre dispositif. »
La voix de Miller est posée mais ferme.
Frager hésite, la main sur le collier.
« Vous savez à qui vous parlez ?
- J'en ai rien à foutre. Retirez ce truc, et vite. »
Le bip du moniteur retentit sans que personne n'y prête attention.
« Je vais briser votre carrière si vous faites ça. Je vais vous casser, Miller.
- Vous avez déjà brisé le tiers du budget du pôle urgences à la tentative précédente. » rétorque Miller en désignant le nanoreconstructeur, de nouveau intact. « Et le temps que vous nous faites perdre creuse un déficit que nous ne pouvons pas réinitialiser. Vous êtes mis à pied. »
Frager arrache son collier d'un geste rageur et le remet au technicien qui tend la main.
« Le conseil d'administration l'apprendra.
- Vous pouvez bien aller pleurer devant papa, ou vous cuiter avec pour entretenir vos cirrhoses de conserve. »
Le médecin évincé est sur le point de répliquer, le visage rouge, mais garde finalement le silence et quitte la salle d'un pas pressé.
Le bip du moniteur devient continu et monotone comme la ligne qu'il affiche.
« Ça va vous attirer des ennuis. » commente Leparc qui a observé toute la scène sans intervenir, « Vous savez qui il est.
- Je sais qui il aurait pu être. J'ai vu son grand-père passer de brillant neurochirurgien à poivrot lorsque j'étais étudiant. Son père a fait toute sa carrière au piston depuis le concours d'entrée. Mais lui avait vraiment un don pour la nanochirurgie avant ça. »
Miller reste songeur un moment avant de se tourner vers le technicien.
« Allez-y. »

~~~~~


Le moniteur se met à biper pour la première fois depuis l'arrivée du motard aux urgences, et pour la quinzième fois depuis que Frager n'est plus avec eux.
Personne ne parle. Les deux médecins répètent encore et encore les mêmes gestes pour tenter de sauver leur patient, défibrillation, nanoreconstruction, pendant que le technicien se contente de les observer.
Miller écarte la machine nano et branche une perfusion de catécholamines recombinantes. Leparc enfonce violemment un tube dans la gorge du patient, selon l'angle qu'il a déjà déterminé aux essais précédents. Il traite le bras sans plus de ménagement, tirant d'un coup sec pour remettre face à face les deux moitiés de l'humérus fracturé.
L'appareil se remet à sonner, son écran affiche "hyperkaliémie" en rouge clignotant en dessous de la courbe irrégulière.
« Syndrome d'écrasement. » comprend Miller. « L'os devait faire pression.
- J'injecte le PotaNeutre. »
Leparc sort une seringue toute prête d'un tiroir réfrigéré, la décapuchonne et la plante rapidement dans la veine du coude avant de pousser le piston, propulsant le produit anti-potassium dans le sang du motard.
Le son aigu du moniteur devient continu.
« Ça n'a pas agi assez vite ! » s'exclame Leparc. « On y était presque, merde !
- C'est prévu pour une injection artérielle, vous avez oublié ?
- C'est la fatigue.
- Votre corps est encore frais, faites lui confiance.
- Ma garde est finie depuis douze heures !
- Votre garde prendra fin demain matin à cinq heures, et ça n'arrivera pas avant que ce patient soit sauvé.
- Il me faut une pause.
- Je vous ai déjà expliqué que…
- Il me faut une pause ! »
Leparc a hurlé la dernière phrase, le visage rouge. Il tient toujours la seringue de solution neutralisante dans sa main serrée. Le tube de plastique a blanchi et s'est fissuré dans sa poigne rageuse.
« Hors de question. » répond Miller en fixant l'autre médecin du regard. « Réinitialisation. »

~~~~~


« On ne le sauvera pas. » énonce Leparc d'une voix plate et résignée.
« Ne dites pas ça, on vient de stabiliser son potassium. Il n'y a plus qu'à l'amener au synapscan.
- Pour la dixième fois au moins.
- On le fera autant de fois que nécessaire. On le monte par l'ascenseur D cette fois, les brancardiers dans le B sont trop lents à sortir. »
Une fois dans l'ascenseur, Miller appelle l'étage de radiologie pendant que Leparc débouche la seringue d’anti-convulsion qui leur a manqué à la tentative précédente. Il injecte le produit dans le tube de perfusion quand l'ascenseur s'arrête subitement et que la lumière disparaît, remplacée une seconde plus tard par l'éclairage d'urgence.
« C'est vraiment la poisse. Comment on sort d'ici ? » demande-t-il.
« C'est très simple. » répond Miller qui se tourne vers le technicien.

~~~~~


« Il fibrille, vous avez les palettes ? »
Leparc ne répond pas, ne bouge pas.
« Passez-moi ces palettes !
- À quoi bon ? Il va mourir de toutes façons.
- C'est pas le moment, Leparc ! Bougez-vous !
- C'est toujours la même chose. Fibrillation, syndrome d'écrasement, convulsions. On arrive même pas au scan ! On ne sait rien de son activité synaptique. Si ça se trouve il est déjà en mort cognitive.
- Vous n'en savez rien. Il pourra être en coma résorbable.
- Et s'il meurt dans le coma trois mois après, vous ferez quoi ? Vous réinitialiserez et tout recommencera ? »
Miller fixe longuement son confrère avant de répondre : « Si nécessaire, oui. »

~~~~~


Lorsque Miller arrive dans la salle trauma, son confrère fouille dans un tiroir.
« Les palettes sont sur le défibrillateur, juste à coté de vous.
- Je ne cherche pas les palettes.
- Arrêtez de perdre votre temps. Vous voulez encore une réinitialisation ? Je croyais que vous en aviez marre.
- Je ne perds pas mon temps, je cherche de quoi éviter que tout recommence.
- Vous avez donc une solution pour sauver le patient ?
- Pas vraiment. »
Le chef de pôle remarque seulement maintenant la froideur dans la voix de Leparc.
« Personne ne vous a obligé à mettre ce dispositif inverseur d'entropie autour du cou. Vous avez lu et signé le contrat. Maintenant, agissez ! »
Leparc agit.
Miller perçoit son geste trop tard. Il ressent la piqûre sous son sternum, voit le bistouri ensanglanté dans la main de son confrère, croise son regard haineux.
Un médecin sait mieux que quiconque comment arrêter une vie : le coup a dû remonter vers le cœur jusqu'à le percer.
Le chef de pôle tombe à genoux. Le rouge envahit sa blouse.
Il se tourne vers le technicien, son seul espoir : « Ré… réini…
- Je suis désolé, je ne peux pas.
- S'il… S'il vous plaît.
- Ce serait un bénéfice personnel pour vous. C'est interdit par le contrat. »
Le bip du moniteur devient continu.

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Message posté le 21:44 - 3 oct. 2016

J'avais déjà lu ce texte. Je le trouve toujours intéressant. Comment d'une brillante invention, on en arrive au drame. C'est toujours quand on oublie l'homme derrière la machine que le drame se produit.
Y'a une question qui reste en suspend pour moi. Est-ce que cet acharnement se fait sur tous les patients, ou bien celui-ci est-il particulier?

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Message posté le 22:01 - 3 oct. 2016

Le patient n'a rien de particulier si ce n'est son état critique, mais c'est un programme encore expérimental (et confidentiel), et donc c'est soit le seul, soit l'un des quelques heureux cobayes ^^. Une idée de base du récit, c'était l'inéluctabilité de la mort du patient quoi que les médecins fassent. La tournure des événements entre les médecins s'est ajoutée après au fil de l'écriture.

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