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13 mai 2017 - 15:03

Travaux en cours

Le Wilmar avançait. Malgré ses cent-vingt kilomètres de long, il se fondait dans l'espace. Parmi l'infinité de l'univers, le vaisseau tricentenaire, grossièrement construit et réparé, n'était qu'un point anecdotique. Une poussière qui ne faisait qu'occulter une poignée d'étoiles. Cinquante-cinq millions d'humains peuplaient le vaisseau-essaim et certainement pas dans les meilleurs conditions possibles. Tandis qu'au fond des cales les plus crasses du Wilmar les misérables périssaient par dizaines, que dans les fanges les enfants se voyaient enlever aux cadavres de leurs parents par la Sécurité intérieure, que dans les couloirs mal éclairés des gangs adverses s'ouvraient l'abdomen à l'aide de surins ; à la poupe, une femme de l'élite appréhendait une rencontre.

Juris Prozumen franchit un sas qui la conduisit dans un vaste vestibule agencé en préstyle. Les colonnades étaient toutes décorées par hologramme, elles narraient la préhistoire du vaisseau. Chaque pilier contait un évènement majeur. Le premier présentait le berceau de l'humanité : la florissante Aelis. Le second, comment la maladie la rongea et contamina ses habitants. Sur le suivant, un homme auréolé tendait des plans à quatre entrepreneurs. Ensuite de quoi, ils construisaient le Wilmar, qui bientôt fuyait Aelis, entouré de petits bâtiments et poursuivi par une armada belliqueuse. Les quatre élus fondaient les syndicats : La Main Anthracite, L'Édificat, le Syndicat Écariote et la Ligue Prozumen. D'abord peu désireux de partager le pouvoir, ils durent rapidement céder des portions du gâteau à la Fonction générale puis aux clans. Les clans étaient des groupes créés à bord du Wilmar qui imitaient le fonctionnement et la hiérarchie des syndicats. Moins influents, une dizaine d'entre eux parvinrent néanmoins à s'élever assez pour justifier la création d'un organe législatif non restreint aux quatre susmentionnés : le Conseil du Wilmar. La dernière colonne dévoilait comment le saint homme périssait face à une émeute.

Une dizaine de gardes surveillait l'entrée. L'armure de combat qu'ils portaient tous les rendaient presque aussi inquiétants que les troupes de choc de la SI. Presque.
La syndiquée les ignora. Rien ne pouvait lui arriver et au pire, son malencontreux décès serait une bonne excuse pour échapper à ses obligations.

Au bout de la salle, une multitude d'embranchements lui étaient proposés. Elle choisit celui du milieu. Il baignait dans un éclairage brillant qui n'était pas sans rappeler la lumière naturelle. Sur les murs, des ondulations bleutées apaisèrent Juris. Le corridor en bois contreplaqué laissa place à un oriel et nonobstant la familiarité qu'elle entretenait avec le lieu, elle fut émerveillée. Faite d'une unique pièce, la fenêtre arquée surplombait une étendue de sable blanc éclairée aux globes lumineux. L'exubérance côtoyait l'aberration de la chose. Des palmiers et divers arbres issus des colonies habillaient la plage, laquelle était parsemée de transats. Un lac artificiel à l'eau turquoise était contenu entre la berge et une nébuleuse reflétant les deux extrémités du spectre visible de la lumière. Les parois et le plafond de la piscine affichaient d'immenses prises de vue de la galaxie. Grâce à la définition des écrans géants étanches, faire la planche promettait une immersion sensorielle qui approchait celle de la sortie dans l'espace.

Le Lagon était rêvé par l'essaim, réservé aux princes.

Juris effleura un symbole et l'oriel se mit à descendre. Dix mètres plus bas, elle retira ses bottines en authentique cuir, permettant à ses doigts de pied d'éprouver une forme de libération sous le sable chaud.
Un employé du Lagon vint à sa rencontre, il l'invita à la suivre. Le garçon la conduisit jusqu'à un homme âgé qui, compte tenu de l'espérance de vie et des thérapies géniques, devait être bien plus vieux que ce qu'il paraissait. L'employé s'éclipsa aussi rapidement qu'il était apparu, tandis que le patriarche en maillot de bain pointait du doigt la méridienne adjacente à la sienne.

— Bonjour, Juris, salua-t-il, affable.
— Bonjour, Morman, répondit-elle tout en s'allongeant.
— Jolie voûte aujourd'hui, n'est-ce pas ?

Morman Prozumen désignait la nébuleuse, ce qui irrita Juris. Le chef de syndicat ne l'avait pas convoquée pour raconter des banalités à propos de la vue. Au sein de la Ligue Prozumen, on la voyait diriger la famille dans les quinze ans à venir. Morman perdait de son influence à cause d'une crise de la centaine que beaucoup contribuaient à aggraver. Atteindre le siècle était courant pour les membres des quatre syndicats et des clans majeurs, mais il n'était alors pas rare que ceux qui se maintenaient en poste tendissent vers une manière de diriger rappelant l'absolutisme. Ces meneurs gérontes oubliaient que la gestion d'une entité assise au Conseil du Wilmar requerrait une finesse de tous les instants, de même qu'une foule de concessions.

— Veuillez excuser mes manières, Morman, mais notre temps à tous les deux est précieux. Je doute que vous m'ayez demandée de venir pour vous dérider.

Il la considéra un instant puis sourit, sans compassion. Ses yeux cachaient une vérité que Juris craignait. L'homme, s'il subissait un affaiblissement de son corps, de son esprit et de son influence, détenait encore l'autorité suffisante pour nuire, ou récompenser.

— Vous avez raison, comme souvent, dit-on. Je ne vais donc pas tourner autour du pot. Le Conseil a voté : l'essaimage n'attendra plus. La planète LP-Pf1054 sera la huitième colonie du Wilmar.
— Bien...

La lueur n'avait pas disparu. Juris craignit la suite.

— Vous le savez aussi bien que moi, nous avons connu mieux comme colonies potentielles. Ce secteur galactique est d'une piètre qualité. J'ose espérer que la Fonction générale se mord les doigts à l'heure actuelle. Les hauts-fonctionnaires et le capitaine ont atteint les limites de leur courte patience. Nous sommes cinquante-cinq millions de Wilmarites, ils n'accorderont pas de délai supplémentaire. C'est maintenant que nous essaimons, ou jamais. Depuis son institution, la Fonction, en son ensemble, a toujours été catégorique : plus de surpopulation. Le Wilmar d’abord.

Juris retint une réplique. Il cherchait à l’agacer par des explications rébarbatives que tous les passagers du bâtiment connaissaient dès leur jeunesse. Juris s’efforça de conserver un visage détendu et patient. Le secret était d’écouter d’une oreille et d’observer le Lagon, comme si le chef de syndicat n’était qu’un vieillard qui radotait.

— Melnesis – le nom de la nouvelle colonie – sera une source de revenus en diamants et fruits exotiques, poursuivit Morman en ignorant l’attitude de sa cadette. Il lui faudra des dirigeants efficaces dont la fidélité est établie.

Elle subodorait le but de la convocation. Sa bouche devint sèche, la langue molle. Son corps sembla s’étirer tandis que sa vision s’étrécissait.

— Vous êtes la première gouverneure de Melnesis, Juris. Félicitations !

La révélation, quoique pressentie, ne manqua pas de choquer la concernée. Son cœur tambourinait fort en même temps qu’elle éprouvait un léger vertige.

— Non..., balbutia-t-elle dans bref instant de faiblesse.
— Comment cela « non », Juris ? Le Conseil a tranché. En fait, c'est inexact, puisqu'il y a eu l'unanimité des voix.
— Vous avez donc voté pour ma nomination, Morman, déclara froidement la syndiquée. Puis-je savoir qui est à l'origine de la proposition ?
— Moi, révéla le vieil homme.

Il l'avait écartée. Plutôt que de penser au futur du syndicat il avait été égoïste. La Ligue Prozumen était déjà en position de faiblesse du fait de l'obligation de peupler une planète aux conditions de vie défavorables aux humains, aggraver la situation en exilant la légataire était un coup aussi dur. Les autres syndicats n'avaient qu'à regarder la Ligue s'entre-déchirer et se frotter les mains.
Si Juris n'avait pas été une pure syndiquée, c'est-à-dire que si elle avait été une clanique voire une ganger, avec tout ce que cela signifiait comme passé mouvementé, elle aurait sauté à la gorge de l'imbécile. Elle n’était pas dupe au point de croire qu’il l’appréciait, mais au moins pensait-elle qu’un homme de sa position fût avisé. Le masque tombé, ne demeuraient que les vices les plus communs.

— Vous êtes célibataire et n'avez pas d'enfant, Juris, me trompè-je ?
— Je ne vois pas le rapport, Morman ! souffla-t-elle entre ses dents.
— Puisque vous serez en haut de l'échelle sociale de Melnesis, vous aurez tout le loisir de dénicher un compagnon, puis d'enfanter ou d'adopter, selon votre convenance. Il se raconte que les nuits y sont chaudes, cela vous aidera.

L'insolence qu'il dispensait mit fin à la réunion. Juris se leva d'une traite. Elle toisa de haut le vieux fou et lui parla pour la dernière fois :

— Vous me dégoûtez et me faites pitié, Morman. Je regrette de ne pas assister à votre fin, constater jusqu’où vous rabaissera votre cerveau sénile. La perdante dans l’affaire n’est pas moi, mais la Ligue. À jamais ! Vous ne tiendrez pas face aux rapaces du Conseil.

La fureur de Juris Prozumen la précédait dans chaque passerelle qu'elle traversait de ses grandes enjambées. D'ordinaire, lorsque le Conseil du Wilmar tenait session, les couloirs foisonnaient de rumeurs et chuchotements. Pour l'heure, les Wilmarites baissaient les yeux sur son passage, quand ils ne faisaient pas demi-tour à sa vue. Personne n'osait s'attirer les foudres d'une haut placée en colère.

La gabardine bleu et vert sur laquelle était brodé le symbole Prozumen, un atome stylisé, voletait derrière Juris. Par occasion, le manteau claquait en des bruits secs.

Elle contenait péniblement un flot de mots, ou plutôt d'insultes. Les lieux n'étaient pas propices à un tel étalage émotionnel ; les propos seraient rapportés et son sort serait vite fixé. Ce qu'elle perdrait aurait plus de valeur que sa vie : son honneur. La Ligue Prozumen la renierait. Son nom lui serait retiré, son prénom honni.
Le pouvoir était tout ce qui comptait. Le moindre échec ou revers résultait d'un individu à qui la faute pouvait être imputée. Les victoires, par contre, devenaient personnelles. Juris avait grimpé les échelons de la Ligue ainsi. À la force de son intelligence, de sa loyauté et de sa capacité à fermer les yeux quand il le fallait.
Jamais elle n'avait manqué à un précepte du syndicat. L’entièreté de ses entreprises avait été à la fois bénéfique à la Ligue et à elle, bien sûr. L'un n'excluait pas l'autre, tant que le second ne prenait pas le pas sur le premier.

Juris se sentait piégée. Elle se retrouvait au cœur d'une situation qui ne laissait place à aucun choix gagnant. À moins que...

Elle pianota à toute vitesse sur son brassard numérique, elle devait tenter le tout pour le tout. Melnesis ne serait pas son bagne. Si les colonies étaient les foyers pérennes de l'humanité, le Wilmar en constituait la capitale ambulante. La vie à bord filait vite et la politique n'était qu'un perpétuel mouvement d'alliances, de déceptions, de trahisons. Seuls les meilleurs brillaient, au point de se faire trop remarquer peut-être. Elle adorait pourtant cette existence. Être relégué sur une colonie signifiait ne plus avoir d'impact
Une réponse lui parvint sans attendre. Le rendez-vous était fixé à la proue. Elle frissonna. L'avant du vaisseau était le territoire de la Fonction générale. Le pont de commandement, les locaux des administrations, les armureries, les centres d'entraînement des Sécurités Intérieure et Extérieure, les tribunaux... Autant d'endroits que les Wilmarites savaient dangereux et interdits. Même Juris devait se faire inviter pour y accéder.
Une heure aélissienne et trois contrôles d'identité plus tard, elle rejoignait le capitaine. La ligne directe du train à sustentation magnétique qui assurait la liaison poupe-proue permettait de se déplacer promptement. La Sécurité intérieure employait plusieurs fois par jour la rame tant elle était essentielle à leurs déploiements. D'ailleurs, Juris avait partagé son wagon avec quelques fonctionnaires de la logistique et une escouade d'armures noires.

Au milieu de la troupe, une unique personne vêtue de rouge et gris avait le visage découvert. Elle portait les insignes de la branche judiciaire ; au vu du coutelas et du pistolet qu'elle avait à la ceinture, la femme était une juge de terrain. Ses yeux bleus, que l'on disait céruléens, ainsi que ses joues rondes, trahissaient sa jeunesse. Elle n'avait probablement pas entamé sa troisième décennie. Cependant, rares auraient été les fous à ne pas la prendre au sérieux. Les juges de terrain commandaient les policiers de la Sécurité intérieure lors de leurs interventions contre les gangs. Cette femme à l'allure innocente, nubile, avait rendu la justice à maintes reprises. Les condamnés avaient été exécutés ou déchus de leur citoyenneté pour servir de main d’oeuvre jetable pour Melnesis. Le travail les libérerait, si ce n'était pas la mort qui le faisait en premier.
Juris cligna des yeux et renvoya en arrière plan cette vision du train. Elle serra la main de Lamar Wilmarite. Ils s'étaient déjà croisés en diverses occasions et mondanités, même s'ils n'avaient pas échangé longuement. Il s'agissait d'un petit homme, que l'on pourrait croire effacé, mais à la résolution inflexible. Il était aussi dur qu'un bloc de glace ; il le fallait pour mener un équipage de milliers de matelots. Son uniforme immaculé rehaussait sa peau tannée, qu'il tenait de ses ancêtres aélissiens, du temps de la planète mère. Bien que la syndiquée dominait d'une tête l'officier, elle n'en menait pas large.

— Merci de me recevoir en de si brefs délais, commandant.
— Il est normal pour la Fonction générale de rassurer tout gouverneur qui appelle à l'aide.

Comme elle s'en doutait, Lamar devinait ses intentions. Nombreux avaient dû être les syndiqués et claniques à défiler dans son boudoir, à quémander des miettes d'espoir. Juris estima qu'ils s'y étaient tous mal pris : pour obtenir gain de cause, il fallait rallier. Non pas réclamer. Quelqu'un dans son bon droit ne demande pas, il convainc.

— J'ai peur, commandant...

Il arqua un sourcil.

— J'ai peur que Melnesis soit une nouvelle Galor.
— Vous faites allusion à la température en surface ?
— C'est cela. Si Galor est d'une froideur extrême, Melnesis est un fourneau. L'esprit de l'Homme n'est pas fait pour supporter de pareilles conditions.
— Pourtant nous vivons dans un huis-clos, Juris Prozumen. Spatieux, certes, mais limité. Et chaque jour le courant de la transhumanité prouve que certains lambeaux de chair sont dispensables.

Comment s’y prendre pour changer l’avis de quelqu'un d’aussi cultivé que soi ?

— Nous nous sommes depuis longtemps habitués au manque de place et aux parois de métal. Au contraire, nous devons réapprendre à supporter le poids du ciel et l’immensité de l’horizon. Les saisons qui vont et viennent, le vent, le bruit des arbres… Nous connaissons ces mots mais pas les sensations. Les Galoriens ont vécu pendant quarante ans sous des dômes mal isolés qui peinaient à voir le jour, enfermés continuellement dans des combinaisons par -50°C, harcelés par le froid et l’impératif d’être rentables pour la Main Anthracite, sans compter le tribut à verser au Wilmar. Vous savez ce qu’il est advenu, commandant.
— Ils ont reprogrammé les androïdes, usinés des armes et se sont rebellés.
— Quand on pousse une communauté dans ses retranchements, la fureur éclate. Depuis les robots sont interdits, nous devons employer des engins excavateurs pourvus d’un poste de pilotage. Vous imaginez sortir de la poussière une ville par une chaleur étouffante à l’aide de tracteurs ?
— En clair, vous voulez faire lever le tabou sur les ouvriers droïdes ? demanda l’officier supérieur. Je doute que le Conseil vote une telle proposition, même avec mon hypothétique soutien. Vos opposants sont trop nombreux, Juris. Le bon sens n’a pas choisi cette planète pour sa richesse, mais dans l’espoir d’y voir votre perte et, à travers vous, celle de la Ligue. Il est louable, gouverneure, de souhaiter édifier sa colonie du mieux possible, néanmoins, la politique en a décidé autrement. La Fonction générale ne peut prendre parti.
— Même si les tributs ne sont pas satisfaisants ?
— Ce serait, en effet, regrettable, mais nous avons fait avec moins.
— Et si je vous proposais une alternative à la colonisation, commandant ?

Lamar se pencha en avant, intrigué. Il avait craint que Juris ne fût qu'une lâche de plus disposée à tout tenter pour échapper à Melnesis. Il était rassuré de rencontrer une syndiquée consciente des problématiques liées à l’essaimage.

— Je vous écoute.
— Ne colonisons pas, présenta-t-elle avec un mince sourire sérieux.
— Ha, il fallait y penser ! répondit-il, amusé. Déposer les volontaires sur une colonie précédente de la Ligue aurait pu être une solution, si nous n’étions pas à des années en temps réel de la plus proche et que l’exigence d’essaimer était si pressante. Sur les cinquante-cinq millions de Wilmarites, quinze doivent être débarqués. Il s’agit de la règle.
— Peut-être une voie est encore possible, amena doucement Juris. Elle est certes draconienne mais a le mérite de libérer autant de place que la loi l’oblige.

Juris devenait nerveuse. Sa peau la grattait et transpirait. Forte de son expérience en tant que numéro deux d’un des quatre groupes les plus influents du vaisseau, sa concentration reprit le pas et elle put se lancer :

— Ces quinze millions de colons, il n’est pas nécessaire de les amener sur la terre ferme…
— P-pardon ? Vous voulez dire les éjecter hors du Wilmar ?!
— Galor constitue un exemple que des éléments perturbateurs pourraient répéter. Les démocrates gangrènent de plus en plus les esprits influents, notamment ceux des gangs et des petits clans. Depuis longtemps, nous permettons à des criminels de vivre à nos dépens. Un jour, ils iront trop loin et vous ne pourrez pas les arrêter. Le vaisseau tombera entre leurs mains ou périra simplement. Ce que je propose, c’est d’empêcher en amont les risques de sabotages irréparables.
L’attitude de Lamar se fit distante soudainement.
— C’est là une politique sécuritaire qui n’a cessé d’être évoquée. Elle a connu une foule de formes et de dérives, des discriminations raciales aux exécutions sommaires. Accuser les basses couches de la société des pires maux est une redondance classique. Les pauvres contribuent effectivement dans une large mesure aux troubles physiques de l'ordre public, de là à les balancer par le sas, innocents compris…
— Le sacrifice peut être fait. Que sont quinze millions par rapport à la sauvegarde de l’humanité ? L’équilibre est précaire. Un rouage tournant en sens contraire paralyse la machine, voire la casse.
— Matter Galor a engendré de lourdes pertes, je le reconnais, mais à aucun moment les rebelles n’ont été une menace pour le Wilmar et ses colonies.
— Ce qui était un miracle au regard du matériel dont la Main Anthracite – le syndicat martial par excellence, ne l'oublions pas – y avait entreposé. Commandant, vous pensez réellement que les colons courberont pour toujours l’échine ? La soumission à une autorité centrale donnée ne dure pas. Plus le nombre de colonies augmentera, plus le Wilmar mettra du temps entre deux passages. Alors les tributs gonfleront et les populations seront mécontentes de devoir rendre des comptes à une autorité lointaine quasi-inexistante.
— Vous autres, gouverneurs, êtes justement mandés pour combler les besoins de proximité des colons. Vous amplifiez des inquiétudes qui n’ont pas lieu d'être, Juris. Les gouverneurs jouissent de pouvoirs étendus. L’empire – ou fédération, qu’importe le nom qu’on lui prête – que fonde le Wilmar est trop jeune pour que cela saute aux yeux. Les dirigeants planétaires auront une situation prépondérante à l’avenir.
Il est fort, se dit-elle. Lamar lui faisait miroiter la puissance qu’elle allait posséder. Pourtant, la chose ne provoquait pas d’envie en elle. Elle ne dédaignait pas les positions de pouvoir, cependant elle préférait écraser ses adversaires et en avoir. Sur Melnesis elle règnerait à cause de Morman, pas grâce à ses exploits.
Lamar et Juris se lorgnèrent, chacun revisitant son avis sur l’autre.
— Vous accepteriez d’accompagner les quinze millions de Wilmarites à sacrifier ? s’enquit le commandant.
— Les syndicats ont permis à l’humanité de survivre, ce n’est pas à nous de prouver notre attachement à notre espèce, trancha Juris.

Lamar hocha la tête avec tristesse.

— Je comprends, je comprends. Comme tous les syndiqués, votre place est à l’arrière.
— Pour qui vous prenez-vous, commandant ? La Fonction générale répète à bout de champ qu’elle n’assure que la protection du vaisseau et pas de ses habitants. Elle exécute des dizaines de personnes à la semaine, endoctrine les orphelins pour les intégrer à ses rangs, ne se mêle pas de politique ; et vous osez me juger ?
— Nous pensions que la sauvegarde de l’humanité était la mission octroyée par les syndicats eux-mêmes. Nous en avons fait autant, mais pour le vaisseau. Du moment que le Wilmar existe, les humains à bord ont une chance.
— Il peut être détruit, commandant. Rien n’est éternel.
— L’humanité aussi. Les colonies : pareil. Une pandémie ou une guerre civile est vite arrivée. La Fonction générale suit un cap. Nous ne prétendons pas qu’il s’agit du plus noble, ni du plus juste, mais au moins nous avançons. Je crains que les syndicats maintiennent une façade déplaisante qui consiste à pointer d’un commun accord une direction en pensant simultanément à une multitude d’autres. Voyez votre propre cas, gouverneure. Vous souhaitez fixer des règles pour quinze millions de personnes sans que cela ne vous atteigne. Aux yeux de la Fonction générale, les syndiqués ne sont pas au-dessus de la loi. Melnesis vous attend désormais. Ce foyer accueillera vos ambitions avortées. Au revoir, Juris.




21.673 caractères espaces comprises. Malgré le fait qu'Aillas va faire une nouvelle qui suit celle-ci, je pense qu'un paragraphe supplémentaire à la fin de la mienne clôturera mieux. J'ai abordé le thème de la frontière par rapport à la morale et la loi, ainsi que la position sociale ; à voir si ça ressort suffisamment.


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Message posté le 23:02 - 13 mai 2017

J'ai beaucoup apprécié retrouver le Wilmar dans ton récit. Notre vaisseau fils d'Aelis y est dépeint dans tous ses travers.
Le passage de nombreuses frontières y est abordé.
Cette femme dépasse un peu les bornes, il faut bien le dire ! Tout comme les frontières entre riches et pauvres ou plus sûrement encore la colonisation et le passage dans cet autre monde inconnu.

Il n'y a pas à dire tu es bien dans le sujet.

Ton texte est bien agréable à lire, j'ai peu à redire sinon ces quelques remarques :

Tiens-tu vraiment aux cinq "que-qui" du premier paragraphe ?


Wilmar, qui bientôt fuyait Aelis, entouré de petits bâtiments et poursuivit par une armada belliqueuse.


La dernière colonne dévoilait comment le saint homme périssait face à une émeute.

Quel saint homme ? La question demeure sans réponse après avoir lu ce passage.

La révélation, quoique pressentie, ne manqua pas de choquer] la concernée. Son cœur tambourinait fort en même temps qu’elle éprouvait un léger vertige.


La Ligue Prozumen la renierait. Son nom lui serait retiré, son prénom honnit


Ses yeux bleus, que l'on disait céruléens


Au milieu de la troupe, une unique personne vêtue de rouge et gris avait le visage découvert. Elle portait les insignes de la branche judiciaire ; au vu du coutelas et du pistolet qu'elle avait à la ceinture, la femme était une juge de terrain. Ses yeux bleus, que l'on disait céruléen, ainsi que ses joues rondes, trahissaient sa jeunesse. Elle n'avait probablement pas entamé sa troisième décennie. Cependant, rares auraient été les fous à ne pas la prendre au sérieux. Les juges de terrain commandaient les troupes de la Sécurité intérieure lors de leurs interventions contre les gangs. Cette femme à l'allure innocente, nubile, avait rendu la justice à maintes reprises. Les condamnés avaient été exécutés ou déchus de leur citoyenneté pour servir de main d’œuvre jetable pour Melnesis. Le travail les libérerait, si ce n'était pas la mort qui le faisait en premier.


Dans ce paragraphe, je me demande s'il y a bien deux personnes : le commandant et une femme d'arme ? Lamar Wilmarite et une femme ? Sans doute est-ce du au fait que tout soit au féminin. C'est très perturbant.

— En clair, vous voulez faire lever le tabou sur les ouvriers droïdes ? demanda l’officier supérieure.


Il est louable, gouverneure, de souhaiter édifier sa colonie du mieux possible, néanmoins, la politique en a décidé autrement. La Fonction générale ne peut prendre partie.


L
amar se pencha en avant, intrigué.


Elle a connu une foule de formes et de dérives, des discriminations raciales aux exécutions sommaires.


Matter Galor a engendré de lourdes pertes, je le reconnais, mais à aucun moment les rebelles n’ont été une menace pour le Wilmar et ses colonies.


Une belle participation.


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Message posté le 14:48 - 15 mai 2017

Citation de Cassiopée :

La dernière colonne dévoilait comment le saint homme périssait face à une émeute.

Quel saint homme ? La question demeure sans réponse après avoir lu ce passage.


Lui : « Sur le suivant, un homme auréolé tendait des plans à quatre entrepreneurs. »


Citation de Cassiopée :


Au milieu de la troupe, une unique personne vêtue de rouge et gris avait le visage découvert. Elle portait les insignes de la branche judiciaire ; au vu du coutelas et du pistolet qu'elle avait à la ceinture, la femme était une juge de terrain. Ses yeux bleus, que l'on disait céruléen, ainsi que ses joues rondes, trahissaient sa jeunesse. Elle n'avait probablement pas entamé sa troisième décennie. Cependant, rares auraient été les fous à ne pas la prendre au sérieux. Les juges de terrain commandaient les troupes de la Sécurité intérieure lors de leurs interventions contre les gangs. Cette femme à l'allure innocente, nubile, avait rendu la justice à maintes reprises. Les condamnés avaient été exécutés ou déchus de leur citoyenneté pour servir de main d’œuvre jetable pour Melnesis. Le travail les libérerait, si ce n'était pas la mort qui le faisait en premier.


Dans ce paragraphe, je me demande s'il y a bien deux personnes : le commandant et une femme d'arme ? Lamar Wilmarite et une femme ? Sans doute est-ce du au fait que tout soit au féminin. C'est très perturbant.


Le passage du train et de la juge est un flashback qui se déroule juste avant que Juris ne rencontre Lamar. J'ajouterai une phrase pour accentuer la distance spatio-temporelle qu'il est censé avoir. Une fois le texte mis en page, cela sera plus clair également puisqu'il y aura un retour à la ligne avec retrait.


Merci pour la correction et la lecture, je corrigerai ce soir. Sinon, la fin n'est pas trop brutale ?


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Message posté le 17:16 - 15 mai 2017

En effet, le Saint homme était évident.
Par contre je n'avais pas vu le décalage spatio-temporel.

La fin est un petit peu brutale oui. Tu peux l'adoucir un peu. :)


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Message posté le 16:56 - 17 mai 2017

J'étais aussi contente de retrouver le Wilmar !

J'ai aimé ta nouvelle, mais j'ai eu un peu de mal à entrer vraiment dans l'histoire, par contre à partir de la discussion avec le chef de clan, ca allait tout seule je voulais savoir ce qu'elle allait faire.

Pour cette difficulté, je pense que c'est aussi à cause de la lourdeur des "que, que", et que le paragraphe juste avant qu'elle entre dans la place peut etre réduit. Il y'a déjà de la description avec les colonnes que je trouve intéressante, donc réduire celle du paragraphe suivant enlèverait un peu de lourdeur (à mon avis hein, question de goût peut être).



La chute est peut être un peu brusque, mais ne m'a pas choquée pour autant. Mais si t'as l'idée pour l'étoffer, suis pas contre !


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Message posté le 18:08 - 19 juin 2017

Voici la nouvelle version, avec une fin qui me satisfait plus qu'avant, la prise en compte des corrections et des remarques de Cassie, ainsi que la suppression de que/qui comme soulevé par Méli. Merci à vous (:

Hormis pour ladite fin et trois ou quatre fautes/répétitions, les modifications ont été mises en gras.



Le Wilmar avançait. Malgré ses cent-vingt kilomètres de long, il se fondait dans l'espace. Parmi l'infinité de l'univers, le vaisseau tricentenaire, grossièrement construit et réparé, était un point anecdotique. Une poussière qui ne faisait qu'occulter une poignée d'étoiles. Cinquante-cinq millions d'humains peuplaient le vaisseau-essaim et certainement pas dans les meilleurs conditions possibles.

Au fond des cales les plus crasses du mastodonte, les misérables périssaient par dizaines ; dans les fanges, les enfants se voyaient enlever aux cadavres de leurs parents par la Sécurité intérieure ; dans les couloirs mal éclairés des gangs adverses s'ouvraient l'abdomen à l'aide de surins rouillés ; à la poupe, une femme de l'élite appréhendait une rencontre.

Juris Prozumen franchit un sas qui la conduisit dans un vaste vestibule agencé en préstyle. Les colonnades étaient toutes décorées par hologramme, elles narraient la préhistoire du vaisseau. Chaque pilier contait un évènement majeur. Le premier présentait le berceau de l'humanité : la florissante Aelis. Le second, comment la maladie la rongea et contamina ses habitants. Sur le suivant, un homme auréolé tendait des plans à quatre entrepreneurs. Ensuite de quoi, ils construisaient le Wilmar, qui bientôt fuyait Aelis, entouré de petits bâtiments et poursuivi par une armada belliqueuse. Les quatre élus fondaient les syndicats : La Main Anthracite, L'Édificat, le Syndicat Écariote et la Ligue Prozumen. D'abord peu désireux de partager le pouvoir, ils durent rapidement céder des portions du gâteau à la Fonction générale puis aux clans. Les clans étaient des groupes créés à bord du Wilmar qui imitaient le fonctionnement et la hiérarchie des syndicats. Moins influents, une dizaine d'entre eux parvinrent néanmoins à s'élever assez pour justifier la création d'un organe législatif non restreint aux quatre susmentionnés : le Conseil du Wilmar. La dernière colonne dévoilait comment le saint homme périssait face à une émeute.
Une dizaine de gardes surveillait l'entrée. L'armure de combat qu'ils portaient tous les rendaient presque aussi inquiétants que les troupes de choc de la SI. Presque.

La syndiquée les ignora. Rien ne pouvait lui arriver et au pire, son malencontreux décès serait une bonne excuse pour échapper à ses obligations.

Au bout de la salle, une multitude d'embranchements lui étaient proposés. Elle choisit celui du milieu. Il baignait dans un éclairage brillant qui n'était pas sans rappeler la lumière naturelle. Sur les murs, des ondulations bleutées apaisèrent Juris. Le corridor en bois contreplaqué laissa place à un oriel et nonobstant la familiarité qu'elle entretenait avec le lieu, elle fut émerveillée. Faite d'une unique pièce, la fenêtre arquée surplombait une étendue de sable blanc éclairée aux globes lumineux. L'exubérance côtoyait l'aberration de la chose. Des palmiers et divers arbres issus des colonies habillaient la plage, laquelle était parsemée de transats. Un lac artificiel à l'eau turquoise était contenu entre la berge et une nébuleuse reflétant les deux extrémités du spectre visible de la lumière. Les parois et le plafond de la piscine affichaient d'immenses prises de vue de la galaxie. Grâce à la définition des écrans géants étanches, faire la planche promettait une immersion sensorielle qui approchait celle de la sortie dans l'espace.

Le Lagon était rêvé par l'essaim, réservé aux princes.

Juris effleura un symbole et l'oriel se mit à descendre. Dix mètres plus bas, elle retira ses bottines en authentique cuir, permettant à ses doigts de pied d'éprouver une forme de libération sous le sable chaud.

Un employé du Lagon vint à sa rencontre, il l'invita à la suivre. Le garçon la conduisit jusqu'à un homme âgé qui, compte tenu de l'espérance de vie et des thérapies géniques, devait être bien plus vieux que ce qu'il paraissait. L'employé s'éclipsa aussi rapidement qu'il était apparu, tandis que le patriarche en maillot de bain pointait du doigt la méridienne adjacente à la sienne.

— Bonjour, Juris, salua-t-il, affable.
— Bonjour, Morman, répondit-elle tout en s'allongeant.
— Jolie voûte aujourd'hui, n'est-ce pas ?

Morman Prozumen désignait la nébuleuse, ce qui irrita Juris. Le chef de syndicat ne l'avait pas convoquée pour raconter des banalités à propos de la vue. Au sein de la Ligue Prozumen, on la voyait diriger la famille dans les quinze ans à venir. Morman perdait de son influence à cause d'une crise de la centaine que beaucoup contribuaient à aggraver. Atteindre le siècle était courant pour les membres des quatre syndicats et des clans majeurs, mais il n'était alors pas rare que ceux qui se maintenaient en poste tendissent vers une manière de diriger rappelant l'absolutisme. Ces meneurs gérontes oubliaient que la gestion d'une entité assise au Conseil du Wilmar requerrait une finesse de tous les instants, de même qu'une foule de concessions.
— Veuillez excuser mes manières, Morman, mais notre temps à tous les deux est précieux. Je doute que vous m'ayez demandée de venir pour vous dérider.

Il la considéra un instant puis sourit, sans compassion. Ses yeux cachaient une vérité que Juris craignit. L'homme, s'il subissait un affaiblissement de son corps, de son esprit et de son influence, détenait encore l'autorité suffisante pour nuire, ou récompenser.

— Vous avez raison, comme souvent, dit-on. Je ne vais donc pas tourner autour du pot. Le Conseil a voté : l'essaimage n'attendra plus. La planète LP-Pf1054 sera la huitième colonie du Wilmar.
— Bien...

La lueur n'avait pas disparu. Juris redouta la suite.

— Vous le savez aussi bien que moi, nous avons connu mieux comme colonies potentielles. Ce secteur galactique est d'une piètre qualité. J'ose espérer que la Fonction générale se mord les doigts à l'heure actuelle. Les hauts-fonctionnaires et le capitaine ont atteint les limites de leur courte patience. Nous sommes cinquante-cinq millions de Wilmarites, ils n'accorderont pas de délai supplémentaire. C'est maintenant que nous essaimons, ou jamais. Depuis son institution, la Fonction, en son ensemble, a toujours été catégorique : plus de surpopulation. Le Wilmar d’abord.

Juris retint une réplique. Il cherchait à l’agacer par des explications rébarbatives que tous les passagers du bâtiment connaissaient dès leur jeunesse. Juris s’efforça de conserver un visage détendu et patient. Le secret était d’écouter d’une oreille et d’observer le Lagon, comme si le chef de syndicat n’était qu’un vieillard qui radotait.

— Melnesis – le nom de la nouvelle colonie – sera une source de revenus en diamants et fruits exotiques, poursuivit Morman en ignorant l’attitude de sa cadette. Il lui faudra des dirigeants efficaces dont la fidélité est établie.

Elle subodorait le but de la convocation. Sa bouche devint sèche, la langue molle. Son corps sembla s’étirer tandis que sa vision s’étrécissait.

— Vous êtes la première gouverneure de Melnesis, Juris. Félicitations !

La révélation, quoique pressentie, ne manqua pas de choquer la concernée. Son cœur tambourinait fort en même temps qu’elle éprouvait un léger vertige.

— Non..., balbutia-t-elle dans bref instant de faiblesse.
— Comment cela « non », Juris ? Le Conseil a tranché. En fait, c'est inexact, puisqu'il y a eu l'unanimité des voix.
— Vous avez donc voté pour ma nomination, Morman, déclara froidement la syndiquée. Puis-je savoir qui est à l'origine de la proposition ?
— Moi, révéla le vieil homme.

Il l'avait écartée. Plutôt que de penser au futur du syndicat il avait été égoïste. La Ligue Prozumen était déjà en position de faiblesse du fait de l'obligation de peupler une planète aux conditions de vie défavorables aux humains, aggraver la situation en exilant la légataire était un coup aussi dur. Les autres syndicats n'avaient qu'à regarder la Ligue s'entre-déchirer et se frotter les mains.

Si Juris n'avait pas été une pure syndiquée, c'est-à-dire que si elle avait été une clanique voire une ganger, avec tout ce que cela signifiait comme passé mouvementé, elle aurait sauté à la gorge de l'imbécile. Elle n’était pas dupe au point de croire qu’il l’appréciait, mais au moins pensait-elle qu’un homme de sa position fût avisé. Le masque tombé, ne demeuraient que les vices les plus communs.

— Vous êtes célibataire et n'avez pas d'enfant, Juris, me trompè-je ?
— Je ne vois pas le rapport, Morman ! souffla-t-elle entre ses dents.
— Puisque vous serez en haut de l'échelle sociale de Melnesis, vous aurez tout le loisir de dénicher un compagnon, puis d'enfanter ou d'adopter, selon votre convenance. Il se raconte que les nuits y sont chaudes, cela vous aidera.

L'insolence qu'il dispensait mit fin à la réunion. Juris se leva d'une traite. Elle toisa de haut le vieux fou et lui parla pour la dernière fois :

— Vous me dégoûtez et me faites pitié, Morman. Je regrette de ne pas assister à  votre fin, constater jusqu’où vous rabaissera votre cerveau sénile. La perdante dans l’affaire n’est pas moi, mais la Ligue. À jamais ! Vous ne tiendrez pas face aux rapaces du Conseil.
 
La fureur de Juris Prozumen la précédait dans chaque passerelle qu'elle traversait de ses grandes enjambées. D'ordinaire, lorsque le Conseil du Wilmar tenait session, les couloirs foisonnaient de rumeurs et chuchotements. Pour l'heure, les Wilmarites baissaient les yeux sur son passage, quand ils ne faisaient pas demi-tour à sa vue. Personne n'osait s'attirer les foudres d'une haut placée en colère.

La gabardine bleu et vert sur laquelle était brodé le symbole Prozumen, un atome stylisé, voletait derrière Juris. Par occasion, le manteau claquait en des bruits secs.

Elle contenait péniblement un flot de mots, ou plutôt d'insultes. Les lieux n'étaient pas propices à un tel étalage émotionnel ; les propos seraient rapportés et son sort serait vite fixé. Ce qu'elle perdrait aurait plus de valeur que sa vie : son honneur. La Ligue Prozumen la renierait. Son nom lui serait retiré, son prénom honni.

Le pouvoir était tout ce qui comptait. Le moindre échec ou revers résultait d'un individu à qui la faute pouvait être imputée. Les victoires, par contre, devenaient personnelles. Juris avait grimpé les échelons de la Ligue ainsi. À la force de son intelligence, de sa loyauté et de sa capacité à fermer les yeux quand il le fallait.

Jamais elle n'avait manqué à un précepte du syndicat. L’entièreté de ses entreprises avait été à la fois bénéfique à la Ligue et à elle, bien sûr. L'un n'excluait pas l'autre, tant que le second ne prenait pas l'ascendant sur le premier.
Juris se sentait piégée. Elle se retrouvait au cœur d'une situation qui ne laissait place à aucun choix gagnant. À moins que...
Elle pianota à toute vitesse sur son brassard numérique, elle devait tenter le tout pour le tout. Melnesis ne serait pas son bagne. Si les colonies étaient les foyers pérennes de l'humanité, le Wilmar en constituait la capitale ambulante. La vie à bord filait vite et la politique n'était qu'un perpétuel mouvement d'alliances, de déceptions, de trahisons. Seuls les meilleurs brillaient, au point de se faire trop remarquer peut-être. Elle adorait pourtant cette existence. Être relégué sur une colonie signifiait ne plus avoir d'impact

Une réponse lui parvint sans attendre. Le rendez-vous était fixé à la proue. Elle frissonna. L'avant du vaisseau était le territoire de la Fonction générale. Le pont de commandement, les locaux des administrations, les armureries, les centres d'entraînement des Sécurités Intérieure et Extérieure, les tribunaux... Autant d'endroits que les Wilmarites savaient dangereux et interdits. Même Juris devait se faire inviter pour y accéder.

Une heure aélissienne et trois contrôles d'identité plus tard, elle rejoignait le capitaine. La ligne directe du train à sustentation magnétique qui assurait la liaison poupe-proue permettait de se déplacer promptement. La Sécurité intérieure employait plusieurs fois par jour la rame tant elle était essentielle à leurs déploiements. D'ailleurs, Juris avait partagé son wagon avec quelques fonctionnaires de la logistique et une escouade d'armures noires. Au milieu de la troupe, une unique personne vêtue de rouge et gris avait le visage découvert. Elle portait les insignes de la branche judiciaire ; au vu du coutelas et du pistolet qu'elle avait à la ceinture, la femme était une juge de terrain. Ses yeux bleus, que l'on disait céruléens, ainsi que ses joues rondes, trahissaient sa jeunesse. Elle n'avait probablement pas entamé sa troisième décennie. Cependant, rares auraient été les décérébrés à ne pas la prendre au sérieux. Les juges de terrain commandaient les troupes de la Sécurité intérieure lors de leurs interventions contre les gangs. Cette femme à l'allure innocente, nubile, avait rendu la justice à maintes reprises. Les condamnés avaient été exécutés ou déchus de leur citoyenneté pour servir de main d’oeuvre jetable pour Melnesis. Le travail les libérerait, si ce n'était pas la mort qui le faisait en premier.

Juris serra la main de Lamar Wilmarite tout en chassant le souvenir de la juge. La poigne de l'officier ordonna les pensées de la syndiquée. Ils s'étaient déjà croisés en diverses occasions et mondanités, même s'ils n'avaient pas échangé longuement. Il s'agissait d'un petit homme, que l'on pourrait croire effacé, mais à la résolution inflexible. Il était aussi dur qu'un bloc de glace ; il le fallait pour mener un équipage de milliers de matelots. Son uniforme immaculé rehaussait sa peau tannée, qu'il tenait de ses ancêtres aélissiens, du temps de la planète mère. Bien que Juris dominait d'une tête l'officier, elle n'en menait pas large.

— Merci de me recevoir en de si brefs délais, commandant.
— Il est normal pour la Fonction générale de rassurer tout gouverneur qui appelle à l'aide.

Comme elle s'en doutait, Lamar devinait ses intentions. Nombreux avaient dû être les syndiqués et claniques à défiler dans son boudoir, à quémander des miettes d'espoir. Juris estima qu'ils s'y étaient tous mal pris : pour obtenir gain de cause, il fallait rallier. Non pas réclamer. Quelqu'un dans son bon droit ne demande pas, il convainc.

— J'ai peur, commandant...

Il arqua un sourcil.

— J'ai peur que Melnesis soit une nouvelle Galor.
— Vous faites allusion à la température en surface ?
— C'est cela. Si Galor est d'une froideur extrême, Melnesis est un fourneau. L'esprit de l'Homme n'est pas fait pour supporter de pareilles conditions.
— Pourtant nous vivons dans un huis-clos, Juris Prozumen. Spatieux, certes, mais limité.  Et chaque jour le courant de la transhumanité prouve que certains lambeaux de chair sont dispensables.

Comment s’y prendre pour changer l’avis de quelqu'un d’aussi cultivé que soi ?

— Nous nous sommes depuis longtemps habitués au manque de place et aux parois de métal. Au contraire, nous devons réapprendre à supporter le poids du ciel et l’immensité de l’horizon. Les saisons qui vont et viennent, le vent, le bruit des arbres… Nous connaissons ces mots mais pas les sensations. Les Galoriens ont vécu pendant quarante ans sous des dômes mal isolés qui peinaient à voir le jour, enfermés continuellement dans des combinaisons par -50°C, harcelés par le froid et l’impératif d’être rentables pour la Main Anthracite, sans compter le tribut à verser au Wilmar. Vous savez ce qu’il est advenu, commandant.
— Ils ont reprogrammé les androïdes, usinés des armes et se sont rebellés.
— Quand on pousse une communauté dans ses retranchements, la fureur éclate. Depuis les robots sont interdits, nous devons employer des engins excavateurs pourvus d’un poste de pilotage. Vous imaginez sortir de la poussière une ville par une chaleur étouffante à l’aide de tracteurs ?
— En clair, vous voulez faire lever le tabou sur les ouvriers droïdes ? demanda l’officier supérieur. Je doute que le Conseil vote une telle proposition, même avec mon hypothétique soutien. Vos opposants sont trop nombreux, Juris. Le bon sens n’a pas choisi cette planète pour sa richesse, mais dans l’espoir d’y voir votre perte et, à travers vous, celle de la Ligue. Il est louable, gouverneure, de souhaiter édifier sa colonie du mieux possible, néanmoins, la politique en a décidé autrement. La Fonction générale ne peut prendre parti.
— Même si les tributs ne sont pas satisfaisants ?
— Ce serait, en effet, regrettable, mais nous avons fait avec moins.
— Et si je vous proposais une alternative à la colonisation, commandant ?

Lamar se pencha en avant, intrigué. Il avait craint que Juris ne fût qu'une lâche de plus disposée à tout tenter pour échapper à Melnesis. Il était rassuré de rencontrer une syndiquée consciente des problématiques liées à l’essaimage.

— Je vous écoute.
— Ne colonisons pas, présenta-t-elle avec un mince sourire sérieux.
— Ha, il fallait y penser ! répondit-il, amusé. Déposer les volontaires sur une colonie précédente de la Ligue aurait pu être une solution, si nous n’étions pas à des années en temps réel de la plus proche et que l’exigence d’essaimer était si pressante. Sur les cinquante-cinq millions de Wilmarites, quinze doivent être débarqués. Il s’agit de la règle.
— Peut-être une voie est encore possible, amena doucement Juris. Elle est certes draconienne mais a le mérite de libérer autant de place que la loi l’oblige.
Juris devenait nerveuse. Sa peau la grattait et transpirait. Forte de son expérience en tant que numéro deux d’un des quatre groupes les plus influents du vaisseau, sa concentration reprit le pas et elle put se lancer :
— Ces quinze millions de colons, il n’est pas nécessaire de les amener sur la terre ferme…
— P-pardon ? Vous voulez dire les éjecter hors du Wilmar ?!
— Galor constitue un exemple que des éléments perturbateurs pourraient répéter. Les démocrates gangrènent de plus en plus les esprits influents, notamment ceux des gangs et des petits clans. Depuis longtemps, nous permettons à des criminels de vivre à nos dépens. Un jour, ils iront trop loin et vous ne pourrez pas les arrêter. Le vaisseau tombera entre leurs mains ou périra simplement. Ce que je propose, c’est d’empêcher en amont les risques de sabotages irréparables.

L’attitude de Lamar se fit distante soudainement.

— C’est là une politique sécuritaire qui n’a cessé d’être évoquée. Elle a connu une foule de formes et de dérives, des discriminations raciales aux exécutions sommaires. Accuser les basses couches de la société des pires maux est une redondance classique. Les pauvres contribuent effectivement dans une large mesure aux troubles physiques de l'ordre public, de là à les balancer par le sas, innocents compris…
— Le sacrifice peut être fait. Que sont quinze millions par rapport à la sauvegarde de l’humanité ? L’équilibre est précaire. Un rouage tournant en sens contraire paralyse la machine, voire la casse.
— Mater Galor a engendré de lourdes pertes, je le reconnais, mais à aucun moment les rebelles n’ont été une menace pour le Wilmar et ses colonies.
— Ce qui était un miracle au regard du matériel dont la Main Anthracite – le syndicat martial par excellence, ne l'oublions pas – y avait entreposé. Commandant, vous pensez réellement que les colons courberont pour toujours l’échine ? La soumission à une autorité centrale donnée ne dure pas. Plus le nombre de colonies augmentera, plus le Wilmar mettra du temps entre deux passages. Alors les tributs gonfleront et les populations seront mécontentes de devoir rendre des comptes à une autorité lointaine quasi-inexistante.
— Vous autres, gouverneurs, êtes justement mandés pour combler les besoins de proximité des colons. Vous amplifiez des inquiétudes qui n’ont pas lieu d'être, Juris. Les gouverneurs jouissent de pouvoirs étendus. L’empire  – ou fédération, qu’importe le nom qu’on lui prête – que fonde le Wilmar est trop jeune pour que cela saute aux yeux. Les dirigeants planétaires auront une situation prépondérante à l’avenir.

Il est fort, se dit-elle. Lamar lui faisait miroiter la puissance qu’elle allait posséder. Pourtant, la chose ne provoquait pas d’envie en elle. Elle ne dédaignait pas les positions de pouvoir, cependant elle préférait écraser ses adversaires et en avoir.

Sur Melnesis elle régnerait à cause de Morman, pas grâce à ses exploits.

Lamar et Juris se lorgnèrent, chacun revisitant son avis sur l’autre.

— Vous accepteriez d’accompagner les quinze millions de Wilmarites à sacrifier ? s’enquit le commandant.
— Les syndicats ont permis à l’humanité de survivre, ce n’est pas à nous de prouver notre attachement à l'espèce, trancha Juris.

Lamar hocha la tête avec tristesse.

— Je comprends, je comprends. Comme tous les syndiqués, votre place est à l’arrière.
— Pour qui vous prenez-vous, commandant ? La Fonction générale répète à bout de champ qu’elle n’assure que la protection du vaisseau et pas de ses habitants. Elle exécute des dizaines de personnes à la semaine, endoctrine les orphelins pour les intégrer à ses rangs, ne se mêle pas de politique ; et vous osez me juger ?
— Nous pensions que la sauvegarde de l’humanité était la mission octroyée par les syndicats eux-mêmes. Nous en avons fait autant, mais pour le vaisseau. Du moment que le Wilmar existe, les humains à bord ont une chance.
— Il peut être détruit, commandant. Rien n’est éternel.
— L’humanité aussi. Les colonies : pareil. Une pandémie ou une guerre civile est vite arrivée. La Fonction générale suit un cap. Nous ne prétendons pas qu’il s’agit du plus noble, ni du plus juste, mais au moins nous avançons. Je crains que les syndicats maintiennent une façade déplaisante qui consiste à pointer d’un commun accord une direction en pensant simultanément à une multitude d’autres. Voyez votre propre cas, gouverneure. Vous souhaitez fixer des règles pour quinze millions de personnes sans que cela ne vous atteigne. Aux yeux de la Fonction générale, les syndiqués ne sont pas au-dessus de la loi. Melnesis vous attend désormais. Ce foyer accueillera vos ambitions avortées. Au revoir, Juris, et bonne chance.

***


Avant de mettre un pied à bord de la navette, Juris se retourna une dernière fois. La finesse de sa robe blanche la faisait se démarquer de l'attroupement venu la regarder partir. Une myriade de teintes et de symboles habillaient le hangar. Au devant des curieux se démarquaient l'atome vert de la Ligue, le triangle rouge de la Fonction générale, le vaisseau violet et le soleil d'or de l'Édificat, l'éclipse du Syndicat Écariote et la paume de la Main Anthracite.

Juris eut un bref regret quand le nombre de visages satisfaits la submergea. Aucune compassion n'allait la suivre jusqu'au sol brûlant de Melnesis. De toute façon, elle se savait déjà reléguée au second plan de l'appareil politique de l'empire colonial puisque Morman et Lamar ne s'étaient pas déplacés pour elle.

La gouverneure se résigna à grimper la rampe du massif transport spatial. Haut d'une quinzaine de mètres et long d'une cinquantaine, l'appareil transportait une centaine de colons et leur matériel de construction.

Juris s'assit aux côtés du contingent de la Ligue qui formerait son gouvernement. Les syndiqués étaient silencieux. Lorsque les moteurs de la navette se mirent en route, des vivats éclatèrent sous leur pont. Les claniques et la basse classe exprimaient leur joie d'aller habiter une planète.

Juris maudit leurs chants et leurs rires. Elle, elle avait été applaudie par les conseillers du Wilmar, elle avait été respectée et crainte. Elle avait été quelqu'un, pas un de ces colons qui s'évanouissait rien qu'à imaginer de l'air frais. Mais très vite, sa rage retomba. Elle se remémora les mots du capitaine. Les dirigeants planétaires auront une situation prépondérante à l’avenir. Quinze millions de personnes sous sa coupe suffiront peut-être à étancher sa soif de pouvoir. Surtout s'il n'y avait pas d'opposants.

Juris sourit enfin. L'exil s'adoucissait. Sa détermination s'affirmait.


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