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[Magie] Baie & Kiko I

D.A., Cassiopée

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4 nov. 2015 - 20:49






D.A. et Cassiopée

Chaque réponse est le fruit d'une écriture à deux mains, celle qui poste n'est pas à l'origine de l'intégralité des passages.



Le soleil pâle de l'aube montait lentement derrière la haute barrière des monts de Cristal. La blancheur des cimes rougissait sous la caresse des rayons. Mais l'aurore se cachait du regard des hommes. Seuls quelques rais à peine rosis atteignaient le sol. La masse nuageuse qui n'avait pas pu franchir le col de Gravelon barrait la route à la lumière. C'était ainsi chaque jour et personne ici n'en serait affligé.
Baie Listerlin ferma la fenêtre. L'humidité du petit matin envahit la pièce et elle frissonna.
Sa chambre, perchée en haut de la haute tour, lui offrait un spectacle qu'elle n’aurait manqué pour rien au monde. La contemplation du ciel à cette heure du jour était un privilège qu'elle appréciait et ne donnait à personne l'autorisation de voir. La fenêtre de sa chambre était le seul point de mire placé suffisamment haut pour offrir la vue des sommets surplombant la mer de nuages. Ce moment de la journée lui procurait une félicité tranquille.
Elle quitta sa chambre et passa dans la salle de soins où l'attendaient ses servantes. Toutes baissèrent humblement la tête à son entrée. Baie les salua d'un vague sourire et se glissa dans le bain fumant qui l'attendait. Le parfum de la rose se mêla à celui de la menthe en embaumant la pièce.
Lorsque, lavée, séchée, vêtue d’une ample et longue tunique de voile blanc, elle s’installa devant un haut miroir, celui-ci lui renvoya l’image lumineuse d’une grande et fine femme. Sa peau si claire qu’elle en paraissait transparente, comme ses longs cheveux soyeux et raides s’accordaient avec le camaïeu de blancs qui l’environnait.
Un profond soupir l’accompagna quand elle se dirigea vers la salle du conseil. Elle appréhendait déjà la longue journée de responsabilités qui l’attendait. Si longue ! Si pleine et si vide à la fois.
En pénétrant dans la salle du Conseil, elle constata que les sièges étaient déjà tous occupés et que tous les conseillers, comme à l’accoutumée, s’étaient levés à son entrée. Elle passa auprès d'eux sans un regard pour leurs faces baissées et leurs mains posées sur le cœur. Quelle importance, aucun ne la regarderait de toute manière.
En s'asseyant à l'extrémité de la longue table ovoïde, elle conserva la posture digne qui ne la quittait jamais. Pourtant la solitude qui l'habitait profondément était aujourd'hui à fleur de peau et s'insinuait dans chacune de ses pensées.
Sans un mot, sans un murmure de l'assemblée, elle souleva le Questeur* au dessus de sa tête puis l'abattit sans bruit sur la table de verre en le dirigeant vers le conseiller Otius. Il s'exprimerait, compterait les ressources disponibles et les frais indispensables, puis ce serait le tour de Galapian. A son tour il prononcerait le mots indispensables au rituel sur sa foi envers le Vohan. Et chacun parlerait, chacun énumérerait, développerait. Avec le minimum de mots, car la parole déchoit la force, elle livrerait son verdict. Sans commentaire, sans humeur.
Pourtant aujourd'hui, le vide qui s'emparait d'elle lui fit oublier son devoir d'entendre. Son corps se souleva en réprimant une nausée qui amplifiait son malaise. Soudain, elle se leva et tous les visages suivirent le mouvement inopportun. Les mots sortirent de sa bouche, mus par une force dont elle était la maîtresse presque involontaire. Une maîtresse réprimée depuis des années. Et sa voix résonna sous la voûte de la grande salle.
“Mes amis, j'écourte vos discours, car aujourd'hui ne sera pas la continuité d'hier. Aujourd'hui, je vous annonce que j'ai pris la décision irrévocable de m'absenter du Vohan pour une durée indéterminée. Je partirai demain à l'aube. Je veux qu’Opius et Debrahm occupent la régence en mon absence et maintiennent, ainsi qu'ils l'ont toujours fait, notre pays dans l'état où je le laisse. Ils en répondront de leur vie. Galapian, vous serez chargé de préparer notre expédition. Comptez que nous partons quelques mois et que nous devons voyager léger.”
Sur ces mots, elle quitta à grandes enjambées la pièce sans se retourner, sans voir les bouches ouvertes et les faces tragiques qu’elle laissait en plan.

   

Le petit cours d’eau qui serpentait dans la faille rutilait. Le ciel était chargé de nuages blancs, mais les serviteurs de Baie avaient l’impression tenace que plus ils avançaient, plus ceux-ci devenaient sombres. Un mauvais présage, encore… Pourquoi Baie ne voyait-elle pas les signes ? Ce voyage était un désastre. Deux de leurs compagnons étaient déjà morts sur la route. S’aventurer dans ce désert blanc aux frontières de leur royaume, un désert d’os composé d’une terre stérile, blanche et froide, que pouvait bien chercher leur reine au sein de cette désolation ? Hervad, l’un des jeunes valets, avait entendu certains autres chuchoter que Baie avait perdu l’esprit et les conduisait vers une mort certaine. Mais ça, il ne voulait y croire. Baie était si belle dans l’esprit d’Hervad, si pure, si enchanteresse. Il ne pouvait concevoir qu’il y eut ne serait-ce qu’une once de malveillance en elle.
Il glissa un regard dans sa direction. Dans son habituelle posture de reine, Baie regardait l’horizon figé devant ses deux grands yeux argentés. Une fine brume s’était levée et l’enveloppait, elle et sa suite. Elle regardait la surface du monde avec curiosité.
Les derniers hommes finirent de s’abreuver à l’étroite source d’eau. Ils l’espéraient potable… Cet endroit était forcément maudit.

Ils marchèrent plusieurs jours. Ils avaient atteint une autre terre, une autre sorte de fléau. Ils croisaient quelques arbres dispersés sur une lande de sable argileuse. Quelques fleurs étranges sortaient aléatoirement du sol et des rochers en pagaille. Les points d’eau étaient rares. Mais ce n’était pas encore le pire. De multiples espèces de fauves sanguinaires et autres prédateurs semblaient en avoir fait leur royaume. La suite de Baie Listerlin évoluait comme elle pouvait sous le soleil de plomb qui régnait maintenant au dessus de leur tête. Ils avaient quitté un enfer pour un autre, et retourner en arrière n’était plus envisageable. Leurs ressources étaient trop maigres pour tenter de rentrer chez eux. Certains avec perdu foi en Baie Listerlin, et bien qu’elle continua d’inspirer le respect de ses pairs, certains lui tenaient rancune pour cette folie qui les avaient amenés vers ces contrées dangereuses.


Un soir, Baie les réunit dans sa tente, seule capable de contenir la vingtaine d’hommes qui formait son escorte. Les visages étaient baissés, mais elle pouvait sentir leur regard porteur d’incompréhension.
Baie était assise, très droite sur la haute chaise qui présidait la tablée. Mais elle se leva pour parler :

“Mes amis, vous croyez que la folie m’a atteinte. Mais il n’est pas fou d’avancer vers le monde sans craindre de le rencontrer. Notre folie fut autre. Elle fut celle de ne rien voir, d’arrêter nos regards aux montagnes sans jamais percer les nuages pour comprendre ce qui se passait au delà. Savions-nous seulement ce que cet au-delà nous réserverait ? Vous trouvez que l’enjeu ne valait pas la mort de nos amis ? La mort n’est rien devant l’espoir. La solitude est pire que la mort.
Nous sommes partis à la rencontre de l’Autre. Nous sommes partis à la recherche de ce qui manque à notre monde pour être parfait. Car il ne l’est pas ! Notre tâche sera de trouver, d’abord, puis de rapporter ce trésor encore inconnu dans nos terres froides.
Ne sentez-vous pas déjà la douceur de l’air ? Ne voyez-vous pas le ciel devenir moins opaque ? Chacune de ces différences nous mène vers ce que nous cherchons. Nous sommes sur la bonne voie.”

Quelques têtes s’étaient levées. Peut-être que la différence s’opérait déjà ainsi. Mais dans l’ombre, d’autres yeux persistaient à blâmer la belle souveraine. Certains cœurs n’étaient plus à la portée de Baie. Hervad croyait aveuglément en elle, il soutenait ses opinions, partageait sa soif de savoir, bien qu’il appelât cela soif d’aventure. Dans sa tête de jeune homme, le désir bouillonnait. Ce voyage avait été pénible, cruel et parfois terrible, mais tout ce qu’ils allaient découvrir en valait forcément la peine. Doucement, il s’avança vers Baie qui sortait de la grande tente alors que les autres étaient restés à discuter.

Il n’osa lui attraper la main, aussi dit-il, à distance respectable, le plus simplement du monde :
“Je crois en vous, ma reine.”
Baie cligna des yeux, le visage impassible, d’une beauté à faire pâlir un saint. Aredian sourit pour eux deux et s’en alla sans dire un mot de plus.

Dans la tente, Galapian frottait ses mains endolories au dessus des braises. Il avait tout observé avec attention, depuis le début, absolument tout ce qui était susceptible de lui servir. Il avait su déterminer lesquels parmi ses compagnons pensaient comme lui que tout cela était un vaste désastre. Baie Listerlin ne devait plus être à la tête de cette expédition. Ce soir, il les avait rassemblés autour du brasero pour laisser germer l’idée de cet imminent renversement. Ils allaient devoir traverser ces steppes jusqu’au bout, un retour était inenvisageable étant donné les maigres ressources qu’ils leur restaient, mais pour Galapian et d’autres, il était exclu que la reine continue de les guider. Elle les menait à la mort. Ils n’étaient que quatre pour l’instant, mais ils ne tarderaient pas à en rallier d’autres à leur avis. Baie ne devait pas s’en rendre compte. C’était une magicienne redoutable, Galapian le savait pour avoir été de nombreuses fois aux premières loges tandis qu’elle exerçait l’étendue de ses dons. Il la connaissait, son conseiller depuis fort longtemps. Il se souvenait d’elle jeune et presque fougueuse. Il savait à qui il avait à faire. Il mettrait tous les autres en garde, resserrerait sa toile patiemment, sans se hâter, que la prise soit fructueuse.
Cette folie ne pouvait plus durer.




*Questeur : Objet symbolique passé de main en main pour octroyer la parole.


Dans l'Oeil du Serpent



Le serpent dans son paradis de fleurs vives. Kiko n'a jamais eu d'amour à donner qu'à sa fratrie reptilienne et aux oiseaux à plumes multicolores qui les tentent, perchés dans la canopée de la jungle. Pourtant, quand Kiko touche les feuilles vertes lustrées et les fleurs jaunes aux pétales coupants, le bout de ses doigts se charge d'électricité. Parfois, elle y trouve le sang que les animaux ont laissé et cela la fait sourire. Un de ses frères vient se lover contre elle et siffle contre sa joue, le désir de la chasse monte en eux comme un parfum capiteux, et ils s’élancent dans la verdure luxuriante à la recherche d’une bête à manger. Il mord, elle tord, il étouffe tandis qu’elle empoisonne, une des fleurs traîtresses de la jungle entre les mains, les dards roses et poilus, insidieux, qui se fraient un chemin sous la peau de la proie. La douce et féroce Kiko dans sa jungle labyrinthique, cernée d’êtres aux sangs froids et aux écailles rutilantes comme des feux verts, l’âme antique dans le corps de jeune fille, qui ne parle que pour laisser déferler la douleur ou extraire le poison des pires plaies. Elle est dualité, elle est fracturée, elle est presque entière. Un labyrinthe presque humain. Elle embrasse de ses doigts les murs de pierre et d’os où elle fait sa demeure, elle couche avec les serpents et s’endort à côté des caïmans. Les fleurs qui poussent dans sa jungle portent toutes les couleurs du monde qu’elle ne veut plus arpenter, et Kiko reste avec sa famille aux nobles peaux d’émeraude et de terre, enivrée de ses sortilèges, hypnotisée par sa propre magie.


Le boa aux écailles crémeuses s’enroula amoureusement autour de sa taille. A côté d’elle, un Orcoa aux larges feuilles poussait en spirale jusqu’aux cimes de la jungle. Du haut de cet arbre, Kiko pouvait apercevoir toute la vie qui s’agitait en contrebas, dans les fougères brillantes, les landes de rochers et de hautes herbes après la limite de l’éden vert, les poissons iridescents qui remontaient à contre sens les rivières et nageaient sous les cascades d’eau turquoise, en plein dans l’oeil sauvage de la végétation.
Kiko grimpa le long du large tronc en s’aidant des lianes qui croissaient autour, le serpent lové contre son corps, jusqu’aux plus hautes branches. Elle balaya le paysage d’un regard et distingua de curieuses lumières émaner de sous certains arbres, au beau milieu du paradis. Elle pencha la tête de côté. Jamais elle n’avait vu des lumières semblables.
Il y avait déjà eu des imprudents pour allumer des feux afin de s’éclairer la nuit dans la brousse, des fumées noires qui s’élevaient haut dans le ciel, et elle n’avait alors plus qu’à marcher dans le bon sens pour les retrouver et les mettre en pièces, mais ça n’avait jamais été de cette couleur. C’était comme si des lanternes de cristal colorées brillaient sous les feuilles. Kiko était curieuse. Cette terre était riche, tant d’émissaires de peuples lointains étaient venus ici pour la découvrir, la traverser ou tenter de se l’approprier. Elle y avait vu passer tant de variétés de gens différents. Certains portaient des robes bleues et dorées, de drôles de bijoux perçaient leurs oreilles et leurs nez, d’autres avaient des colliers d’ivoire, des soieries roses et jaune. Elle avait parfois approché leur groupe et assimilé leurs us et coutumes avant de les dévorer. C’était un fait, Kiko avait développé un goût certain pour les autres cultures…
Le serpent remua de plaisir et siffla près de son visage, ravi. Des étrangers ont atteint l’eldorado, sssss… Ils redescendirent ensemble jusqu’à la terre ferme et allèrent dans la direction des lumières. La nuit était tombée sur la jungle quand ils parvinrent à un bosquet cerné d’arbres géants, aux troncs recouverts de fleurs tropicales fermées par l’obscurité. Au matin, elles s’ouvriraient de nouveau pour empoisonner leurs proies ou offrir des sucs précieux capables de guérir les pires maux du monde. La végétation traîtresse suffisait à meurtrir la plupart des peuplades qui s’aventuraient dans le ventre du paradis. Il était merveilleux, riche en trésors et couleurs mais toujours inapprivoisé, pur et dangereux comme seul sait l’être l’instinct de la nature. Il aurait tôt fait d’avaler ces nouveaux arrivants. Kiko pouvait déjà percevoir le claquement sourd de sa mâchoire, son désir prompt à retourner la chair humide des os, ingérer chaque petite goutte de fluide vital hors de ces corps.
Une vingtaine étaient assoupis entre lianes et branches tortueuses d’Orcoas, parmi les fleurs vénéneuses, une dizaine de plus bien éveillés, faisant le guet dans l’obscurité profonde de la jungle. Kiko observa les lanternes qui flottaient dans l’air partout autour de leur campement improvisé. Des magiciens.

Kiko émergea des fougères arborescentes, le serpent ivoire enroulé autour de ses épaules. Dans les lumières psychédéliques, sa peau paraissait plus pâle, teintée d’un éclat irréel. La dizaine d’hommes éveillés la regardait d’un même œil surpris, admiratif. Leurs yeux s’arrêtaient sur ses cheveux coiffés de plumes multicolores, les formes exquises de son corps, les deux morceaux de tissu nobles qui couvraient ses attributs de femme. Kiko portait ce qu’elle trouvait dans les malles transportées par les voyageurs à travers la jungle inhospitalière. Et il y en avait eu tant… Dans son palais d’os et de pierre. De la cendre au paradis.
Tant d’âmes égarées. Tant d’âmes à manger...


Le capitaine de la garde entra sans ménagement dans la tente de Baie. Mais à peine en avait-il franchi le seuil qu'il prenait conscience du sacrilège commis. Pourtant, Baie le regardait avec étonnement sans sembler s'en formaliser outre mesure. Elle était debout, vêtue d'une longue toge de voile blanc.

-Votre Altesse, une femme vient de surgir sur le campement.

Baie Listerlin ne répondit pas. Elle se contenta de prendre son bâton et s'ouvrit un chemin parmi les hommes qui émergeaient de leur premier sommeil et prenaient position pour voir la femme. La garde était en place et formait un demi cercle de protection devant le campement.

Le silence était total et Baie nota le phénomène car depuis qu'ils avaient pénétré dans la partie dense de la forêt, celle-ci bruissait à ses oreilles de sifflements et de petits cris très caractéristiques qu'elle n'arrivait pas à identifier.

Mais, il fallait bien avouer que l'entrée sous la frondaison ne s'était pas passée sans soucis. D'abord, la perte de l'horizon apportait à chacun une impression d'écrasement. Même les hommes les plus ouverts aux découvertes souffraient de l'enfermement. Les branches, les troncs se présentaient à eux comme les barreaux d'une prison et le ciel n'était plus que le souvenir d'un espace de liberté.
Lorsqu'ils avaient essayé de se frayer un passage dans le sous-bois, ils durent sacrifier deux sabres pour faire office de machettes. Mais le pire de tout avait été les fleurs.
En pénétrant dans la forêt, tous avaient poussé un cri unanime d'admiration. Même les plus irréductibles étaient enthousiasmés par les couleurs qui éclataient devant leurs yeux. Les pétales multicolores se tendaient vers les mains curieuses et le drame ne s'était pas fait attendre. Ils avaient à peine franchi l'orée du bois que Pholime, jeune prêtresse du Vohan, voulut caresser le duvet soyeux d'une corolle rouge et mauve. Elle ne put que la frôler car elle se fit happer la main par la plante carnivore. Les soldats durent taillader la tige agressive pour qu'elle lâche sa proie. Depuis, Pholime était devenue bleue et sa main, recouverte de plaies, pourrissait à vue d’œil. L'ordre avait immédiatement donné de ne plus toucher le moindre buisson.
Ensuite, ce fut le tour de Palato, soldat de la garde personnelle de Baie. Alors qu'il suivait la caravane, en position pour protéger les arrières de sa reine, il effleura la végétation de son épaule. La réponse fut immédiate. Les tiges s'éveillèrent et commencèrent à s'élever au dessus de la tête du soldat qui n'avait rien vu. Elles retombèrent sur son cou avant que ses voisins ne l'écartent en criant. Elles s'enroulèrent autour de lui avec une vitesse prodigieuse. Palato fut soulevé du sol et Gracio qui cherchait à le protéger réussit à peine à couper quelques branches avant d'être à son tour attrapé par une tige vindicative. Les deux hommes disparurent dans la végétation sous les yeux perplexes des soldats.
Les gens criaient alors de tous côtés, réclamant à sortir du piège dans lequel ils s'étaient aventurés.
Mais personne n'osa s'opposer quand Baie prit la tête du convoi et ordonna une file unique et que chacun garde son arme en main. Ils devaient traverser et rien ne s'opposerait à leur progression.

Lorsqu'ils avaient atteint une grande clairière dégagée de végétation, ils avaient établi leur campement. Mais les visages étaient fermés, tristes. La mort rôdait dans les esprits.
Baie savait que bientôt le schisme viendrait, mais rien n'aurait pu la détourner de la voie qu'elle s'était imposée. Aussi, découvrir une femme dans ce paysage impitoyable lui assurait qu'elle avait raison tout en l'inquiétant au plus au point.

La femme n'avait pas plus bougé que les soldats qui la cernait. Elle était aux aguets, l'arme en main et surtout elle portait un long serpent d'une taille gigantesque autour du cou et du ventre. Baie n'en avait vu que dans le « livre du voyageur » de Thamas Lin. Il en avait fait des croquis qu'elle reconnaissait ici. Mais celui-ci lui paraissait d'une taille monstrueuse. La langue du serpent sortait et rentrait de sa bouche au sourire mauvais. Le sifflement qui accompagnait ce mouvement crissait dans chaque oreille.

Baie ne bougea pas de sa place, peu désireuse de faire fuir l'étrangère et peu encline à entraîner des réactions non prévisibles. Elle leva avec lenteur son bâton qui se mit doucement à luire d'une lumière blanche jusqu'à ce que son extrémité sculptée à l'image d'un cristal de glace atteigne une intensité brûlante. La clairière s'éclaira sous la lueur.


Au travers des nervures de chaque feuillage, la lumière perçait dans les ténèbres. Certaines fleurs semblaient apprécier la lumière du feu. Des milliers d'espèces avides de lumière mourraient chaque jour, étouffées par les plus grandes. La loi de la jungle. Et il y avait aussi ces espèces mauvaises, qui se nourrissaient de tout ee qu’elles pouvaient...
La clairière dans laquelle les serviteurs de Baie avaient choisi de se reposer était cernée par ces plantes traîtresses, cruelles jusqu'aux racines. Ces grandes inflorescences rouges émergeant de tubes violacés étaient une des pires espèces présentes dans les sous-bois. Elles attendaient. Kiko les entendait respirer avec dédain, attendre leur heure.

Baie la regardait droit dans les yeux. Kiko souriait. Elle était agréablement étonnée. D'ordinaire les voyageurs qui s'installaient sortaient des lances de fer et tentaient de s'emparer d'elle, de la maîtriser, parfois même de lui passer des chaînes aux poignets.
Cette femme leur était supérieure, tout en elle le manifestait. Elle valait plus que chacun d'entre eux. Peut-être même réunis. Une âme si belle... Kiko se demanda de quelle manière ses yeux la regarderaient si elle les avait un jour à sa disposition, dans un mortier. Elle pourrait sans doute fendre un monde en deux comme un fruit, avec l'un de ces yeux-là.
Elle jeta un regard circulaire aux hommes et aux femmes regroupés autour d'elle. Ils étaient tous silencieux. Il était évident qu'aucun ne parlerait avant que la dame en blanc le fasse. Ils la respectaient au moins autant qu'une lune dans le ciel. Rien dans leur manière de se tenir n'était belliqueux. Tout était curieux.

Kiko leva la main. Ils retinrent leur respiration. Elle fit signe à la magicienne de la suivre. Baie resta de marbre à cette invitation. Elle scrutait la sauvageonne et lui trouvait des airs de Gasha, la déesse aux dards de feu. Gasha, la traîtresse à la face limpide, celle qui transperce les cœurs de ses milliers d’aiguilles glacées. Mais Gasha était aussi l’expression du désir et de la tentation. Alors, Baie Listerlin choisit d’avancer.
Elle fit signe à sa garde de la suivre. Mais Kiko plissa sa face en une moue de désaccord et secoua la tête pour marquer son refus. Seule la prêtresse blanche la suivrait.
Un murmure désapprobateur circula parmi les voyageurs, mais Baie leva son bâton et le silence reprit sa place, pesant et lourd de signification.
Elle poursuivit sa marche et s’approcha si près de Kiko qu’elle pouvait sentir son odeur au parfum sirupeux et entêtant. Sa peau lui semblait vernissée sous l’effet des huiles dont elle lustrait son corps. Le boa qui l’enveloppait détendit ses anneaux pour sortir sa langue près du visage de Baie. Les yeux de la reine du Vohan ne se détournèrent pas. Ils contenaient la glace ancestrale et répondaient au sang froid du serpent. La différence des corps était aussi prégnante que celle de leurs mondes. Le velouté blanc de la peau de Baie semblait couvert d’une poudre délicate et ses longs cheveux blancs, légers, s’envolaient au moindre souffle quand ceux de Kiko lourdement tressés de plumes aux mille couleurs lui faisaient office de couronne. Deux femmes que tout opposait.

Le serpent se détacha du corps chaud de sa protectrice et glissa lentement pour ouvrir la marche, loin vers le centre de la forêt-labyrinthe.

Des milliers de langues fourchues parlaient entre elles quand Baie pénétra dans le hall du palais. Ce son sinistre, un grouillement de mauvais augure, lui emplit les oreilles. Ils parlaient de la pâleur de Baie, du goût qu'elle aurait une fois mise en pièces. Enfoncés dans l'ombre incertaine des voûtes, dans les crevasses de chaque mur, les caïmans au regard doré étudiaient l'inconnue avec une curiosité empreinte d'envie. Les crocodiles géants se prélassaient dans des points d'eaux intérieurs au complexe. Une lueur sauvage brillait dans leurs yeux d’émeraude. Derrière eux, après une série de marches creusées à même le sable, un trône gigantesque recouvert de peaux et de mues épaisses occupait l'espace. Il était si imposant que trois hommes auraient pu s'y asseoir confortablement. Baie imagina l'allure de Kiko là-dessus, à demi allongée, les jambes écartées en déesse de tentation, sa couronne de plumes sur la tête.

La prêtresse blanche tenta de masquer l'appréhension qui la saisissait. Mais tandis qu'elle observait plus attentivement l'endroit dans lequel elle venait de mettre les pieds, d'entrer de plein gré, elle laissa la peur gagner du terrain sur sa raison. Devant elle, Kiko ouvrait la marche et caressait langoureusement les murs d'os polis. Beaucoup d'entre eux étaient sans l'ombre d'un doute des os humains. Ils s'assemblaient en enchâssements compliqués pour sculpter les murs comme autant d'oeuvres macabres. Baie redoubla de vigilance. Pourtant, quelque chose en elle persistait à lui souffler que cette femme-serpent faisait partie intégrante du voyage qu'elle avait entrepris, qu'aller vers elle était dans l'ordre des choses. Baie croyait en son instinct. Baie avait une foi inébranlable. Le monde regorgeait de mille monstruosités. Si celle-là n'était pas la moindre - toutes ces âmes aux os sacrifiés - elle devait en passer par là. Sa route ne s'arrêterait pas entre les dents d'un crocodile.

Kiko jeta un regard en arrière pour s'assurer que la dame en blanc la suivait bel et bien. Elle pénétra la première dans une alcôve au plafond et aux murs peints de fresques anciennes, de symboles oubliés à la mort de leur empire. Elle sentit les muscles de Baie se relâcher un peu. Ici, Kiko entreposait ses plus belles trouvailles. Par terre et sur des bibliothèques bancales, des milliers d'ouvrages abîmés par le temps s'entassaient en spirales. Baie remarqua également la présence de fioles aux contenus étranges disposées sur certaines étagères. Au centre de la salle, deux larges sofas se faisaient face, d'aspect et de facture bien différents. D'ailleurs, en regardant bien, le palais de Kiko ressemblait à une mosaïque géante de cultures défuntes, de mondes que le temps avaient rappelés à lui et de restes humains venant des quatre coins de la terre. Cette jungle était un passage obligé pour bon nombre de trajets. Certains prétendaient qu'elle se trouvait au centre de toute chose, qu'elle était impossible à éviter, d'autres qu'elle se matérialisait quand on perdait la foi sur une route trop longue, d'autres que c'était une oasis prodigieuse. Et qu’ici, la terre était si fertile et les richesses aussi infinies d'insoupçonnées. Ils avaient été nombreux à venir pour tenter de s'en emparer. Kiko sourit en se remémorant le sang de ces idiots.

Elle s'installa sur le sofa couvert d'une tenture écarlate. Elle invita d'un regard appuyé la prêtresse étrangère à en faire de même. Intimement, Kiko n'attendait qu'une chose : qu'elle ouvre enfin la bouche pour parler. Elle avait entendu quelques mots criés par ses soldats quand ils l'avaient surprise dans les fougères, mais pas assez pour déterminer la langue dans laquelle ils parlaient. Les langues étaient pour Kiko comme autant de terrains de jeux fascinants, autant de couleurs avec lesquelles jouer. Et Kiko était une grande joueuse.

Les muscles tendus par l’effort qu’elle faisait pour appréhender la nouveauté, Baie s’assit à l’extrémité du canapé, se préservant ainsi une distance de sécurité. Mal à son aise, elle se sentait épiée et ne perdait pas une miette des éléments qui lui étaient donnés à voir. Elle pressentait le danger sans pourtant le fuir.  Les muscles du visage crispés, elle restait immobile, comme statufiée. Seuls ses yeux, mobiles, s’inséraient dans chaque recoin. Elle humait l’inconnu et par sa peau s’imprégnait du lieu.
Un long sifflement aigu derrière ses oreilles la fit se retourner plus vivement qu'elle l'aurait souhaité. Un énorme serpent sinuait le long du mur et se glissait à ses côtés. Il frôla son épaule, puis son bras pour atteindre son coude et ramper sur ses cuisses. Sa langue entrait et sortait. Elle accompagnait son sifflet ininterrompu de stridulations et modulait les sons. Le serpent parlait un langage qu'elle ne comprenait pas. Mais Baie était certaine qu'il communiquait avec la femme à ses côtés. Le corps du serpent était lourd sur ses genoux. Il enveloppait maintenant son thorax et sa tête reposait sur son épaule comme un ami aurait posé sa main. Elle sentait la finesse des écailles ventrales qui chatouillait doucement son épiderme.


La femme à ses côtés était comme un fruit mûr, voluptueux et gourmand. Attentive, elle détaillait la silhouette de Baie. Le sourire satisfait qui éclairait son visage avait des traces de jouissance. Baie décida d'interrompre la discussion qu'elle menait avec le reptile dont la peau froide et satinée se réchauffait à son contact.
Sans savoir si elle serait comprise de son interlocutrice, Baie s’exprima dans la langue de ses pères.

- Merci de m’accueillir dans ta demeure, étrangère. Je me nomme Baie Listerlin, originaire du Pays de Vohan. J’ai fait un long chemin pour t’atteindre. Tu es l’exacte vision que j'espérais mais ne pouvait inventer. Ton monde est une facette si différente du mien qu’il en est presque inconcevable. Je suis venue pour te connaître et le découvrir.

Kiko avait déjà entendu ces syllabes, des mots semblables. Non, pas entendus, cela lui revint à l’esprit. Elle les avait lus. Notamment dans un livre nommé “Failles”, écrit par Duhandal de Vohan. Elle se demanda un instant comment ce livre avait pu attérir dans sa tanière. S’en était-elle prise à un convoi de son peuple auparavant ? Curieux, parce qu’elle n’en gardait pas le moindre souvenir.

Quoiqu’il en soit, ce maigre ouvrage n’était pas assez pour comprendre tout ce que Baie venait de dire. Mais elle avait un nom et un lieu. Elle avait cru comprendre les derniers mots également.

Kiko sentait les gens, les intentions. La soif de connaissance qui émanait de Baie lui était familière. Une certaine perdition aussi, un courant d’air dans l’âme de la pâle enfant de Vohan.
Si ses souvenirs étaient exacts, son pays se situait au nord-ouest. Un peuple reclu sur lui-même.

Elle essaya d’utiliser les quelques mots qu’elle connaissait :

- Tu n’es pas - premier.

Baie n’eut pas l’air de comprendre. Kiko jeta un coup d’oeil à ses étagères. Si les deux femmes n’arrivaient pas à se comprendre, peut-être utiliseraient-elles un breuvage de son invention qui leur permettrait de pénétrer dans l’intimité de l’autre, directement dans l’esprit.
Là où la langue est universelle.

Kiko n’avait que peu d’occasions de perfectionner son talent dans les langues. Sa fratrie ne communiquait pas en parlant ; c’était resté pour elle un divertissement. Cependant, elle avait un certain talent pour assimiler les langues du Sud. Elle en aimait les sons sifflants.
Peut-être que cette Baie pourrait lui apprendre à parler dans la sienne.

Elle eut une moue dédaigneuse. Pourquoi Baie n’était-elle pas encore en morceaux éparpillés dans sa demeure ? Elle avait rarement gardé ses visiteurs vivants très longtemps.
Les lumières blanches dans la jungle lui revinrent en mémoire. Kiko aurait voulu savoir de quel genre de magie il s’agissait.

Mais il y avait autre chose sur lequel elle peinait à mettre des mots. Elle éprouvait une curieuse attirance pour la femme qu’était Baie. Sa manière d’être. Sa voix claire. Ses grands yeux vifs.

Etait-ce sexuel ? Kiko n’aurait su le dire. Elle n’avait jamais eu pour compagnons que les serpents. Celui qui se tortillait sur Baie n’était pas le moindre. L’idée la fit sourire.

- Tu peux - rester. Mais - (elle rassembla ses maigres ressources de vocabulaire) tu apprendras - moi.

Elle se désigna pour accentuer son propos et eut un geste vague vers le couloir qui menait à la porte du palais d’os.

- Ton - gens peut - être - ici.

Avant de se retirer dans une autre pièce, elle se retourna pour sourire à Baie.

- Dors bien


Compte utilisé par l'équipe rôliste.
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