[Nouvelle pour Asimov] Bas fonds
Texte incompréhensible
Je suis allongé. Je ne saurais pas dire si j’ai les yeux fermés ou non. Ni depuis combien de temps. Si j’ai mal quelque part ou non. En fait, peut-être que je suis à nouveau debout. Les sensations sont tellement diffuses, si peu perceptibles. Parfois, je me concentre du mieux que je peux pour essayer de saisir le début d’un volute, pas quelque chose d’aussi tangible qu’une image ou un son, mais l’idée d’une image ou l’idée d’un son. Ça fait vraiment longtemps que je cours après ces chimères sensorielles. J’ai même perdu le souvenir de la dernière fois où mes synapses ont pu se réactiver. Il me reste juste l’idée du souvenir, avant qu’elle-même ne s’évapore à son tour. Ça fait ténu, comme lien au monde. Même mes rêves sont devenus désincarnés de toute perception. Mais ça n’est pas bien grave, car il m’est devenu tout à fait impossible de différencier la réalité de cette matière sans couleur, sans odeur et sans goût dont sont faits mes songes. Et ça n’a pas la moindre importance. Pas plus que de rester allongé ici ou de reprendre la route. J’ai recommencé à marcher sans m’en rendre compte. Du moins, je crois.
Je me suis fait sécher. Quelle putain de truie, ce Chameleone ! Il a joué absolument n’importe comment et enchaîné les coups de chance avec une insolence dégueulasse. Et toujours ce sourire immonde qui révélait une rangée de dents du bas jaunes et noires... Mais la chance le dorlotait, prenait ce petit fruit pourri entre ses bras délicats et caressait ce crâne fripé avec une tendresse maternante. J’ai eu l’habitude de côtoyer le gratin de la lie de l’humanité, la crème de l’écume, je m’y suis même baigné sans rechigner, sans doute parce que je suis du même bois pourri. La plupart de mes fréquentations étaient du genre à se reproduire juste pour obtenir de nouveaux organes compatibles. Mais Chameleone, lui, il me révulsait. Viscéralement. Je te gerbe au cul, bâtard ! C’était au-dessus de mes forces ; j’ai pas pu laisser cette merde s’en sortir si bien, avec mes thunes et avec son sourire de batracien. Alors j’ai glissé une nano-mine dans ma dernière liasse.
Des éclairs. Mon crâne brûle. C’est fantastique. De la lumière. Sa violence me carbonise la rétine. Du rouge ? Est-ce que c’était ça, du rouge ? Du rouge comme du sang. Je réalise que j’ai les paupières fermées. Je les ouvre d’un coup. Je fais à nouveau face à Tzar Bomba. Comme en 2222. La lumière est si ardente que mon cerveau est chauffé à blanc par une persistance rétinienne qui durera toute la vie. Toute la vie... haha ! Des fractales kaléidoscopiques se déforment à un rythme fou. Peu à peu, le flash s’adoucit, laisse filtrer quelques nuances plus sombres. J’ai envie de crier. J’en ai l’impression. Puis le bathyscaphe tire une autre fusée enthalpique. Puis une autre. Et encore une. Ca ne s’arrête plus. Lorsque le phosphore de la centième et dernière est aspiré par le vide, le submersible a disparu. J’ai parfaitement saisi le message. Là-haut, quelqu’un pense encore à moi. Comme tous les dix ans, il me souhaite un joyeux anniversaire. Il doit sourire de toutes ses dents. J’ai cent ans.
« Une nano-mine. Mais tu as quel âge pour jouer avec ce genre de trucs ? » Chameleone me tournait le dos, affalé dans un fauteuil en fourrure d’ocelot du plus mauvais goût. Il ricanait en regardant un petit écran de contrôle sur lequel une silhouette découpée de vert et d’orange marchait lentement au milieu du néant. Puis subitement, il s’est tourné vers moi, l’écume aux lèvres. « Tu as fait exploser mes deux petites copines préférées, putain ! Mais tu es inconscient ou quoi ? Tu n’écoutes jamais tes amis ? » Quoi ? J’ai reçu un coup entre les épaules puis deux gorilles m’ont traîné derrière Chameleone, mes bras prisonniers de menottes constrictives, jusqu’au sous-sol. Attaché sur un siège incliné, Jean-Bao me fixait avec des yeux vides. Sa peau était grise et d’une drôle de matière, comme recouverte d’une couche extra-fine d’asphalte. « Bon, alors, pas besoin de faire les présentations, entama l’affreux. Pour la modique somme de 150 millions de dollars, ce bon vieux Jean-Bao a eu droit à à peu près tout ce qui se fait de mieux en terme de nano-biologie auto-régénérative. Quel veinard, celui-là ! Est-ce que tu te rends compte ? Non seulement ses cellules se régénèrent sans cesse, empêchant tout vieillissement, mais en plus son ARN messager entre en fusion froide. Du coup, pas besoin de manger, pas besoin de dormir, pas besoin de respirer, pas besoin de rien du tout, en fait. Complètement autonome, un surhomme... Bon, évidemment, il est un peu sonné mais il sera vite en pleine forme. Ah oui. Je vois que tu bloques un peu sur sa peau. Alors ça, c’est un petit chef-d’œuvre de technologie issu de mes labo. Ca s’appelle du chameleium. Oui, c’est un peu... bref ! Fin comme du tissu mais ça résiste à une pression de 3000 atmosphères. C’est vraiment pratique pour exploiter les gisements sous-marins, tu sais, ceux qui sont vraiment au fond du fond, là où il fait plus noir que tu ne peux l’imaginer. Hé ! Ca me donne une idée, tiens ! Si on l’y envoyait, dans les abysses ? Non ? Allez, fais pas la gueule : ça sera bien assez vite ton tour. »
Je marche. Je n’ai jamais la force d’avoir une pensée construite vraiment suivie. Je suis à l’étroit dans mon crâne, que la pellicule de chameleium empêche d’être à tout moment réduit en poussière sous-marine. À mon grand regret. Du coup, je n’arrive jamais vraiment à me distraire, à me raconter d’histoire en attendant une mort qui viendra dans tellement de temps... Si jamais elle daigne venir. Je marche au hasard. Depuis toujours. Parfois je heurte des choses, des formes, mais elles s’évanouissent toujours entre mes doigts. Un jour pourtant, j’ai rencontré une autre forme comme la mienne. Comme un homme. Nous nous sommes parcourus du bout des doigts, avons collé nos corps l’un contre l’autre pour essayer d’éveiller des souvenirs sensoriels, sensuels. Puis la forme a attrapé ma tête et l’a collée sous la sienne. Sur son cou. Elle m’a intimé un ordre très clair. J’ai obéi et j’ai mordu. De toute mes forces. J’ai mordu ce cou, cette autre pellicule résistante, jusqu’à la sentir se déchirer entre mes dents. Puis la silhouette a été prise de secousses et s’est ratatinée entre mes bras, jusqu’à n’être plus qu’une poussière fine et que j’imaginais lumineuse. L’espace d’un instant, j’ai sauvé un être humain de la prison du caméléon. J’ai jubilé, ri. Puis j’ai compris que j’avais rêvé.
19:36 - 16 mars 2016
Est-ce que c'est un de tes rêves romancé ?
20:11 - 16 mars 2016
Ce n'est pas du tout l'un de mes rêves.
C'est la narration fractionnée (un paragraphe dans le passé suivi d'un dans le présent et ainsi de suite) de la vie d'un type louche qui a ennuyé un autre type vachement plus louche et ce dernier l'a condamné à errer (ainsi que son camarade de forfaiture Jean-Bao) dans les profondeurs abyssales et sans lumière pour l'éternité. Alors au fur et à mesure de son errance silencieuse et aveugle, il perd pied et toute son existence devient un cauchemar absent de sensation, voire de souvenir de sensation, un véritable enfer océanique.
Et si c'est obscur, c'est vraiment que je l'ai mal raconté.
20:17 - 16 mars 2016
21:15 - 16 mars 2016
J'avais bien compris comme Nico a décrit, mais j'ai eu quelques difficultés moi aussi. Bien que chaque nouveau paragraphe effectue un bond temporel, je n'ai pas tout de suite qu'il y avait exactement deux époques (j'ai pensé peut-être 3, ou la théorie du rêve).
Mais une fois que j'avais compris, j'avoue que l'histoire était assez poignante. Le dernier paragraphe notamment ; le mec a bien touché le fond.
22:10 - 16 mars 2016
Ah, ouais.
Perso, ça m'a pas dérangé. J'ai trouvé ça assez bien ficelé au contraire, comme les deux trames avancent en parallèle.
J'aime beaucoup la dernière partie qui donne vraiment tout le sens à l'enfer océanique. Belle option aussi sur la contrainte de lieu non-confiné :D
Une victoire méritée ^^
"J'ai une âme solitaire"
22:42 - 16 mars 2016
Pour moi c'est passé.