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6 sept. 2016 - 09:56

Travaux en cours



No Rest for the Wicked



L’homme resserre les pans de sa veste pour bloquer le vent glacial qui souffle dans la nuit. L’hiver prend doucement le pas sur l’automne, venant recouvrir de sa froideur Paris et ses faubourgs. Instinctivement, il rentre son cou découvert dans ses épaules et coince ses poings sous ses aisselles pour les protéger de la bise. Le geste lui arrache un gémissement de douleur. Il secoue sa main droite qui commence déjà à se marbrer d’une grosse ecchymose bleue. Il a une pensée furtive pour sa femme qui l’attend à la maison. Il l’a peut-être cognée un peu fort. Une bouffée de colère le submerge. Elle l’avait mérité, cette idiote. De rage, il crache par terre en débouchant sur la grande place qui flanque l’église Saint Sulpice. Il n’a jamais eu l’intention de venir ici. Il a envie d’une bière. Il s’avance jusqu’à la fontaine silencieuse, scrute l’endroit éclairé par la lumière chiche des lampadaires. Pas d’épicerie en vue. Il balance un coup de pied dans le vide, effrayant des pigeons qui se dandinent un peu plus loin. Il les regarde s’éparpiller jusqu’aux marches qui montent vers la grande église. C’est là qu’il la voit.

Assise sur les degrés de pierre, dans l’ombre que projettent les colonnes du perron. Quelque chose s’éveille en lui quand elle tourne la tête dans sa direction et que leurs regards se croisent. Quelque chose de sombre et de secret qui le submerge totalement. Il titube vers elle, l’esprit lourd, engourdi de désir. Arrivé à sa hauteur, il se laisse tomber à ses pieds, dévorant du regard son corps juvénile. Qu’il serait doux de la toucher et de frapper sa peau si claire. Ses yeux glissent de ses bottes à la robe blanche aux manches longues qui recouvrent ses poignets, remontent sur sa gorge immaculée. Il ne remarque ni les gants de cuir qui dissimulent ses mains, ni la coupe étrange de sa robe, un drapé d’un autre temps. Il voit son visage d’enfant, une bouche rouge et pulpeuse, une masse de cheveux bruns qui encadre des pommettes hautes. Elle l’observe, les lèvres entrouvertes, de ses yeux couleur de bronze qui semblent luire dans la nuit. L’homme n’arrive pas à se détacher de ce regard, son cœur bat vite, il a chaud malgré le vent froid. Elle hausse un sourcil interrogateur et il sent la chose sombre en lui se déchainer. Avec un râle de convoitise, il se jette sur elle.

*


Obscure regarde le corps déchiqueté qui git à côté d’elle, se léchant consciencieusement le bout des doigts. Quelques pigeons téméraires se sont avancés pour festoyer sur le cadavre, sans trop s’approcher d’elle pour autant. Elle a l’impression qu’ils guettent sa réaction, se demandant si ce repas l’a assez satisfaite pour qu’elle les laisse tranquille. Cette pensée lui arrache un rictus qui fait frémir les volatiles. La jeune fille lève les yeux vers le ciel, captant au passage les fresques qui ornent le plafond au-dessus d’elle. Cette église n’a jamais été sa préférée. En observant le bâtiment, elle ne peut s’empêcher de ressentir de la pitié pour les hommes, qui craignent tant la mort. Ainsi tout passe sur la terre. Le froissement d’un battement d’ailes la tire de sa rêverie. Les pigeons affamés ont disparu. La jeune fille ne bouge pas, elle sait qui se tient debout dans son dos. Elle sait ce qui l’attend et la guette dans le noir.

— Obscure, mon enfant, lance une voix rauque et féminine, enfin je te trouve.

Obscure laisse échapper un soupir, remet ses gants noir sur ses ongles crochus et se retourne finalement. Une femme au profil acéré la regarde avec inquiétude, ses deux grandes ailes sombres dépassant par-dessus ses épaules. Elle porte une simple toge plissée et ses longs cheveux volent librement dans la bise. Obscure ne peut s’empêcher de regarder les serres qui prolongent les pieds d’Aello, une pointe de jalousie au fond du cœur. Elle sait ce que la nouvelle venue va lui dire. Elle l’attend depuis si longtemps, chacune de ses actions a tendu vers ce moment précis. Malgré tout, elle redresse fièrement la tête pour faire face à l’inéluctable.

— Tu m’observais, mère ? demande-t-elle simplement.

La femme s’approche pour dévisager Obscure et une moue lasse crispe son visage de statue grecque.

— Il m’est difficile de te trouver lorsque tu te dissimules de la sorte, reprend-elle en désignant d’un geste la robe de sa fille.
— Pourtant, tu m’as trouvée.
— La nécessité m’amène. J ’ai peur pour toi, répond Aello en contemplant le cadavre mutilé à leurs pieds. Je ne comprends pas pourquoi tu fais cela.
— Tu ne comprends pas ? Je ne fais que ce pourquoi je suis née. Ce pourquoi nous sommes faites.
— Tu caches ta véritable apparence sous des artifices et des mirages. As-tu honte ? Si vraiment tu embrasses ce pourquoi tu es faite, pourquoi te cacher ?
— Je ne me cache pas ! Je fais ce qui doit être fait pour punir les pêcheurs, répond Obscure en désignant sa dernière victime. C’est ainsi que cela doit se finir, dans le sang ! Et tu es faible si tu ne le vois pas. Nous incarnons la Vengeance.

La colère flamboie un instant dans les yeux gris d’Aello. Ses ailes immenses battent furieusement l’air autour d’elle. Quelque chose passe sur son visage, de la tristesse peut-être, espère Obscure qui la toise toujours avec orgueil, attendant la sentence.

— Nous sommes la vengeance nécessaire, celle qui intervient en paiement d’une dette. Nous ne provoquons pas le destin. Nous ne chassons pas les innocents.
— Personne n’est innocent, assène la jeune fille. Personne.
— Obscure, je dois te dire quelque chose. Tout cela, dit la femme ailée en balayant le cadavre de la main, tout cela ne peut plus durer. Les stryges se sont réunies et ont pris une décision. Elles ont parlé, tu es reniée.
— Je sais oui. Podarge me déteste, je m’y attendais, cette vieille harpie !
— Ceci est notre dernière rencontre. Tu comprends pourquoi nous faisons cela n’est-ce pas ?

Le silence s’étire entre les deux femmes. Obscure se sent vide, elle pense à ses pieds d’humaine, à ses ailes atrophiées qui ne lui permettent même pas de voler. Deux moignons inutiles. Elle pense à son corps et son âme, imparfaits, ratés. A tous ces sentiments qui encombrent son esprit, à ce qu’elle peut voir dans le cœur des hommes, aux secrets qu’elle leur extirpe d’un regard. Au bien-être malsain qu’elle en retire. Obscure baisse la tête mais elle sait qu’Aello a lu tout cela sur son visage. On ne peut rien cacher à sa mère.

— Ta façon de faire est cruelle. Prendre la vie ne te suffit donc pas ? N’est-ce pas déjà un plaisir suffisant ? Réponds-moi ! crie Aello devant le silence de sa fille. Vicieuse, voilà ce que tu es, c’est ainsi que nous aurions dû te nommer.
— Je suis peut être juste trop humaine. Je ne suis que le fruit de tes erreurs.

Aello vacille sous la pique, comme touchée en plein cœur. Obscure se détourne de celle qui l’a toujours accompagnée et, sans un mot, s’éloigne en laissant le cadavre et sa vie derrière elle. Personne ne la retient.

Elle marche lentement jusqu’à s’enfoncer dans les rues sombres, et se met à courir. Aussi vite que ses jambes le lui permettent. Elle débouche rue Vaugirard, éblouie par l’éclairage, elle poursuit sa course, sa fuite en avant. Elle dévale Raspail jusqu’aux grilles de fer du Cimetière du Montparnasse. Accrochée aux barreaux, le souffle court, Obscure essaie de pleurer, de déverser sa rage en larmes salées, mais rien ne lui vient. Parce qu’au fond, elle n’est pas triste, pas vraiment. Elle a dépassé les limites, outrageusement et avec panache, et il n’y aura pas de pardon pour elle cette fois-ci. Mais elle n’a pas de regret car cela n’est pas dans sa nature. Alors elle se redresse, remet de l’ordre dans ses cheveux et rajuste ses gants au-dessus de ses poignets recouverts de duvet doux et soyeux. Le front appuyé contre l’acier, elle écoute la ville qui dort. Elle a faim. Elle veut se gaver d’oubli. Elle pense aux pigeons stupides qui se méfient d’elle, et qui ont bien raison. Une pulsation infime monte du sol et se répercute dans ses os creux. Un battement puissant et lointain en même temps qui agite ses instincts et sa gourmandise. Un sourire s’esquisse sur son visage de poupée alors qu’elle franchit l’entrée du cimetière.

*


Elle connait bien les lieux, ce n’est pas la première fois qu’elle vient et elle sait où elle va. Elle connait les entrées des demeures silencieuses qui attirent tant les vivants dans leurs dédales de ténèbres. Obscure avance en promenant ses mains gantées sur les pierres tombales. Elle marche droit vers son but. L’escalier est caché dans la végétation. Elle hume l’air qui s’échappe du tunnel dans lequel plongent les marches de pierre. Elle sent la sueur et la vie, les cœurs qui battent en rythme, le parfum du désir et de l’interdit. Elle entend le froissement des vêtements et la chaleur que l’alcool répand dans les veines. Les paroles d’Aello résonnent sous son crâne, comme une litanie dont elle n’arrive pas à se défaire. Un instant, elle est tentée de faire demi tour, de courir jusqu’à sa mère et d’implorer son pardon. Elle sait que c’est impossible, elle n’a pas le droit au pardon. Mais elle sait qu’Aello la surveille, une dernière nuit et elle peut accepter sa punition avec orgueil. La tourmenter une dernière fois. Les paroles de sa mère tourbillonnent dans sa tête et elle décide de les prendre au pied de la lettre.

Elle retire ses gants et les laisse tomber au sol. Délace ses bottes et sa robe qui se fane sur ses chevilles. Ses ailes se déploient dans son dos et elle agite ses plumes dans la brise. Trop menues pour lui permettre de voler, elle replie les membranes qui lui chatouillent le dos, sous les omoplates. D’un œil curieux, elle observe le plumage qui recouvre son corps, passe un doigt sur ses clavicules duveteuses et la peau de son cou, si lisse et chaude. Ses pieds d’humaine captent le froid et les vibrations du sol. Obscure secoue la tête pour dissoudre le l’illusion qui masque son visage. Ses yeux retrouvent leur profonde couleur de bronze et reflètent la lumière de la lune. Son nez se busque légèrement et ses cheveux se changent en rémiges soyeux. Elle étire les serres qui prolongent ses ongles et inspire l’air de la nuit. Aello a raison, il est bon de ne plus se cacher.

Sans hésitation, elle pénètre dans l’ossuaire. Une fois sous terre, c’est un nouveau monde qui se déploie, un monde qu’elle a souvent arpenté. C’est un univers sombre qui brille à la lueur des bougies et des lampes torches, un endroit éloigné du monde réel où se regroupent une population étrange et secrète. Elle suit les pulsations du sol qui cognent au rythme de son cœur pour s’orienter dans le noir. Les couloirs immenses et rectilignes se succèdent, ponctués de ronds-points et de plaques indiquant le nom des rues au-dessus, dans le monde réel. Une atmosphère particulière nimbe les lieux. A marcher ainsi dans le noir, un frisson de nostalgie lui parcourt l’échine. La Grèce lui manque, la chaleur de son soleil et les embruns de la mer. L’obscurité lui rappelle la fraicheur des temples pendant les nuits d’été. Elle secoue la tête pour chasser les souvenirs qui viennent danser dans le noir et se concentre sur les frémissements de la roche.

Ses mains trainent toujours contre les parois humides. La texture sous ses doigts changent soudain et Obscure comprend qu’elle vient d’atteindre le premier carrefour des morts. Le grès est remplacé par les os lisses et polis. Elle poursuit son chemin. Le battement se fait plus puissant, plus profond, il s’accompagne maintenant d’une mélodie, encore étouffée et lointaine. Les salles se succèdent, les couloirs aussi. Finalement, la musique se fait plus distincte et des bougies posées à même le sol éclairent le chemin. Ils sont plus nombreux qu’on ne le pense à chercher refuge dans les souterrains de la ville, ils viennent danser et se regrouper, une faune éclectique qui préfère la nuit et l’inconnu, et retirer le masque de leur quotidien pour arborer celui de leur choix. Obscure les connait bien, elle leur rend souvent visite, ils sont un sérail appétissant pour celle qui cherche à forcer le mal hors de sa cage de chair humaine. Mais c’est la première fois qu’elle vient sans fard, sans déguisement. Une liberté sauvage court dans ses veines, grandissant à chaque pas, grondant dans sa gorge. Ses plumes frémissent de plaisir anticipé.


Plusieurs petites salles encombrées d’ossements se succèdent à sa droite, envoyant un air frais se perdre dans son plumage. Obscure les dépasse sans un regard, son attention est fixée ailleurs. Elle peut déjà sentir la présence des hommes et des femmes qui se massent sous terre, les vivants et les morts, si nombreux. Elle les trouve enfin, les oreilles pleines du bruit des enceintes, les yeux mi-clos dans la caverne d’ombres et de lumière, le cerveau saturé de psychotropes. Son troupeau de pécheurs. C’est un cortège de corps qui dissimulent leurs visages, au milieu des crânes qui observent cet étrange festival de leurs orbites vides. La jeune femme se laisse envahir par la chaleur ambiante, la présence humaine, l’odeur de cette vie qui l’entoure. Elle s’en délecte comme d’un parfum délicat, sent le duvet qui la recouvre se dresser à nouveau d’impatience. Il n’y a pas de repos pour les égarés. Elle s’avance.

Obscure danse et se mêle à la foule. Elle reconnaît les habitués et observe les nouveaux initiés. Leurs masques sont des œuvres d’art, leur corps tout entier la toile qu’ils essaient en vain de modifier. Cette mascarade la fait sourire. Elle connaît les hommes depuis si longtemps, elle sait ce qu’une apparence, un bijou ou une attitude ne peuvent masquer. Elle sait ce qu’ils cherchent tous dans ce lieu oppressant. Le danger, l’interdit, le frisson qui fait se sentir vivant. Elle a pitié d’eux lorsqu’elle sent leur regard glisser sur son corps, lorsqu’on la félicite entre deux beats surpuissants pour son costume. Elle rit de leur naïveté, eux qui pensent avoir saisi quelque chose d’essentiel en venant dans les catacombes troquer leurs masques pour un autre. Elle nage à contre-courant de la foule car elle sait ce qu’elle cherche. Une aura sombre qui s’échappe faiblement d’un corps, ne demandant qu’à exploser enfin. Elle est le déclencheur inattendu. Il est là, elle le sent comme le prédateur hume sa proie. Elle fend le flot des corps qui s’abandonnent, vague solitaire avec un but précis.

Obscure danse contre le rythme de la musique. Elle sait qu’il l’observe. Elle l’a déjà vu trainer par ici, le regard avide et les lèvres humides, il la cherche, suit son ombre en espérant l’attraper. Elle sait ce qui l’excite et l’attire dans cet endroit où s’entassent les exclus et les marginaux. La jeunesse, l’étrange beauté de ces gamines au corps mutilé, tatoué, qui survivent tant bien que mal dans leur enfer personnel en scarifiant leur corps. Obscure est un fantasme qu’il rêve de capturer au détour d’un couloir. Comme s’il pouvait sentir sa différence, l’arôme des siècles qu’elle a traversés. Elle sent son regard qui dévale ses épaules et son dos. Sans même le vouloir, elle sait qu’elle a fait jaillir la partie sombre tapie au creux de son âme.

Elle consent enfin à lui accorder un coup d’œil. Son souffle est happé par le vide et son cœur s’emballe un instant, il sait. Il lui rend son regard, œil pour œil, tout en se frayant un chemin vers elle, des centaines de crânes évidés observant leur face à face. Obscure se fige tandis qu’il arrive à sa hauteur, lève la tête vers son visage séduisant. Deux perles turquoise dans un écrin blond qui semblent briller à la lumière tremblotante des bougies. Il passe un doigt sur la ligne de sa mâchoire, la faisant frémir sous la caresse. Elle le laisse se noyer dans ses yeux de métal liquide. Elle sait ce qu’il y voit, la surface d’un lac doré qui miroite, une promesse qu’il a enfouie loin en lui, là où la honte n’existe pas, une promesse dont elle peut le libérer. Sans un mot, ses mains suivent la ligne de son cou et se perdent dans le duvet de sa poitrine à peine formée. Il poursuit son chemin, traçant une ligne de feu dont elle retrouve l’écho dans ses yeux fiévreux et griffe doucement les petites plumes qui recouvrent le dos de ses mains et ses poignets, un air d’extase et de ravissement sur ses traits délicats.

— Es-tu seulement réelle ? demande-t-il au creux de son oreille.

Obscure sent le piège millénaire se refermer sur sa proie consentante, sans qu’elle puisse l’arrêter ni le prévenir. Elle reste silencieuse, acquiesce d’un léger mouvement de tête, son instinct prédateur la submergeant telle une vague de fond. Ses mains toujours prisonnières dans celles de l’homme, elle se laisse entraîner hors de la grande salle voûtée.
Il la tient fermement, comme s’il avait peur qu’elle s’échappe et disparaisse dans le néant. Il ramasse une des bougies au sol pour guider leur errance. Ils croisent un flot continu de danseurs qui suivent la musique comme un appel. Ils marchent à contre-courant, jusqu’à ce que les lumières disposées pour guider les aventuriers nocturnes disparaissent à leur tour et que le noir les enveloppe. Dans l’ombre de la flamme, ils se regardent.

— Qui es-tu ?
— Celle que tu cherchais, répond Obscure en posant une main sur la poitrine de l’homme.

Il demande son nom. Obscure lui répond par un haussement d’épaule évasif, comme si cela n’avait pas d’importance. Car cela n’en a pas. Elle le laisse se rapprocher, poser une main sur sa taille. Elle le trouve intéressant, parce qu’il sait, il a compris, percé la carapace et qu’il ne fuit pas.

— Tu es au courant.

Ce n’est pas une question. Son regard lui dit, qu’effectivement il sait. Il lui sourit avec confiance, comme pour la rassurer. Elle peut sentir le rythme de son cœur qui pulse contre ses doigts, le secret bien caché dans la chair qui se déploie lentement en lui, telle une fleur qui éclot dans le noir. Il la dévore du bout des cils, ses mains parcourent son corps. Plus tout à fait enfant et pas encore femme. Depuis si longtemps. Elle ferme les yeux, se laisse aller à la sensation qu’il fait naitre en elle. Peut-être a-t-elle aussi un secret honteux enfoui dans son sang d’hybride. Elle entend presque le désir remonter à la surface, rouler sous la peau de l’homme jusqu’à ses lèvres. Elle retire sa main.

— Qu’attends-tu de moi ? demande-t-elle dans un souffle.
— Tu es magnifique, dit-il en déposant un baiser sur les plumes à la base de son cou. J’attendais ton retour depuis si longtemps, j’ai arpenté les couloirs et les soirées pour te revoir enfin, et tu es là. Dis moi que tu n’es pas juste une hallucination due à la drogue ?

Dans toute sa nudité, Obscure attend. Elle scrute de son regard liquide le visage de l’homme. Une lueur sauvage brille au fond de ses yeux qui trouve un écho dans les prunelles pales qui la dévisagent. Il a le souffle court quand il parcourt du bout des mains son plumage mordoré. Son index suit délicatement la courbe de son bras puis de son ventre. Il semble perdu dans un rêve, vacillant au bord d’un abime que lui seul peut voir. Obscure comprend ce qu’elle a réveillé chez cet homme. Un interdit s’est levé dans son cœur, plus fort que le stupre et la luxure qu’elle rencontre habituellement chez ses victimes. Il lui met la bougie entre les mains et presque immédiatement il referme les siennes sur ses bras, la plaque contre le mur. Il s’accroche à elle dans le noir et, sur ses traits, elle lit l’envie et la douleur qu’il ressent à l’idée de la contempler, de la posséder. Il lève vers elle un visage déformé par la convoitise.

— Tu es le plus beau monstre qu’il m’ait été donné de voir, murmure l’homme d’une voix éraillée.

Obscure penche la tête sur le côté, ses lèvres s’entrouvrent légèrement. Elle lit dans cet homme le destin des femmes qu’il a abusées et enfermées. Elle repense à Aello, à ses ailes puissantes et aux serres qui ornent ses pieds délicats. Elle aurait été un monstre encore plus appétissant à ces yeux dépravés, pense-t-elle. Et cette idée noie son cœur dans une colère ancienne, plusieurs fois centenaire et tenace. Obscure sera toujours inachevée, imparfaite. Elle le comprend maintenant. Elle connait déjà le vice qui roule sous sa propre peau, cela fait longtemps qu’elle vit avec. Elle ne sera jamais vraiment humaine, ni vraiment comme sa mère. L’homme s’accroche à elle, l’épingle à la pierre. Obscure sait qu’il n’y a pas de repos pour ceux qui ont le mal en eux. Il les taraude sans cesse comme une blessure qui ne cicatrise pas et les démange jusqu’à la folie. Elle fait partie de ceux-là et, cette nuit comme pour les celles à venir, la faim la tenaille avec violence. C’est une chasse sans fin qui gronde dans ses entrailles. Elle cède à ce besoin impérieux qui la dévore et la comble tout à la fois. Elle peut déjà sentir l’âme de cet homme rouler sur sa langue. Elle se délecte du doute que son sourire fait naitre sur le visage de sa victime. Elle arrondit sa bouche parfaite et souffle la bougie, les plongeant dans l’obscurité envahissante des catacombes, où seuls ses yeux de rapace luisent encore faiblement.


Please Little Girl be Brave.
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Message posté le 20:19 - 3 oct. 2016

Texte lu ce matin dans le métro, du coup je commente d'après souvenir :

Dans la première ellipse, tu maîtrises bien le principe "pas la peine d'écrire ce que le lecteur peut savoir tout seul" : on sait que le premier personnage homme finit mal et dans une certaine mesure on est content qu'il finisse mal. Je pense d'ailleurs que cet effet pourrait être augmenté avec un chouia plus de descriptions du genre :

Qu’il serait doux de la toucher et de frapper sa peau si claire.

Cette phrase est percutante car elle mêle la description de la beauté au désir de violence, de détruire cette beauté. Mais la description de la fille qui suit devient plus plan-plan par la suite alors que tu aurais pu continuer sur ce désir monstrueux. (Après je dis ça, mais ça peut être compliqué voire éprouvant de décrire ce genre de violence, même si elle n'est que dans la tête d'un personnage).

J'aime bien la fin à la façon tragédie grecque : les protagonistes sachant que ça va forcément mal finir, mais ne peuvent ni ne veulent rien changer à leurs destins.

Dans l'ensemble, j'ai bien aimé ce texte.

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