25 janv. 2016 - 18:38
Je ressors ce texte de la section "jeux littéraires" parce que je ne suis pas sûr que l'endroit est idéal pour le commentaire et le suivi.
C'est un texte écrit très vite et d'une traite sur une impulsion nocturne. Je l'ai un tout petit peu retravaillé et corrigé. Je me suis dit qu'il était assez dense pour avoir sa place dans l'aile de travail.
Frénésie occitane
Mon dernier souvenir, c'est quand je me suis endormi. Enfin, c'est mon dernier souvenir précis. Bien sûr il s'est passé d'autres choses dans ma vie avant que j'arrive ici. C'est juste que je m'en souviens pas bien. Voire pas du tout, ce qui est encore plus inquiétant.
J'ai repris conscience là. D'un coup. Je tiens un petit panier en acier recouvert d'une sorte de gilet en tissus synthétique avec le logo de Marionnaud dessus. Il est rempli à raz-bord de confections de parfums, de crèmes pour le visage, de lotions pour les mains, d'après-rasage, de petits savons de toutes les couleurs empaquetés individuellement, de rouges à lèvres, de poudriers, de soins pour le corps, de molécules d'ARN biologiques de Shisheido, d'extraits d'huiles essentielles, de placenta humain et de graisses de baleines, de principes hypoallergéniques, d'eau en poudre et de mascara sans paraben. Au dessus de moi il y a de petites ampoules led et des miroirs qui reflètent très fort toutes ces petites lumières. Encore plus haut, il y a une musique qui semble sortir des faux plafonds.
Je place ma main libre (celle qui ne tient pas le petit panier) en visière au-dessus de mes yeux. Je cherche les hauts-parleurs, je ne les trouve pas. Je ne sais pas d'où vient cette musique et ça me met dans un état de rage profond. Je pourrais pas dire pourquoi.
Sans doute parce que je viens de me découvrir une haine sincère envers Mylène Farmer, Miossec, Noir Désir et Louane, même si ses parents sont morts et que c'est triste. Je ne connais pas ces chanteurs personnellement, mais je les déteste. Je ne déteste pas leur musique. En fait si. Je les déteste eux et leur musique. Si je tenais Mylène Farmer en joue, là, tout de suite, si elle croupissait toute tremblante et apeurée de l'autre côté du canon d'un fusil que je pointais sur elle en ce moment, je crois que je lui tiendrais un discours peu cohérent à base de questionnements ontologiques sur le pourquoi d'une telle merde ? Pourquoi est-ce que depuis des années elle s'entête à ME faire chier avec des chansons aussi moches. En plus on comprend rien à ce qu'elle miaule. Sérieusement ? Pourquoi, Mylène, tu ne fais pas l'effort de PRO-NON-CER les mots correctement ? Pourquoi est-ce qu'on comprend un mot sur cinq dans toutes tes putains de chansons ?
À mon avis, elle serait dans l'incapacité de répondre et son eyeliner fondrait en grosses traces noires sur ses joues fardées. Je pourrais rien en tirer, alors autant la buter sur le champ.
BAM !
Je baisse mon bras-pistolet, assez content de moi. La vendeuse du rayon toilette intime me regarde, un peu effarée. Sans m'en rendre compte je viens de la viser et de lui tirer une balle invisible en plein front. Elle continue de me dévisager, interdite. Là, je devrais lui sourire et me sentir bête et esquisser un geste mi-navré mi-amusé pour mettre un terme immédiat à cette situation inconfortable. Elle me rendrait un sourire poli et commercial et feindrait d'aller chercher un lot de lait pour le corps au Ph neutre, et lorsqu'elle m'aurait tourné le dos, elle roulerait des yeux en s'éloignant, me considérant comme le plus gros débile qu'elle ait vu de la journée, mais quand même moins schlag que celui qu'elle avait trouvé un jour en train d'essayer de se foutre un tube de shampoing dans le cul, le caleçon à moitié baissé derrière l'affiche de tête de gondole Thierry Mugler.
Au lieu de tout ce merdier, je la fixe dans les yeux et avec des gestes mesurés, je retourne le petit panier et en déverse tout le contenu à mes pieds jusqu'à ce qu'il soit vide. Une fois vidé, je lui balance d'un air méchant sa saloperie de petit panier à la con. Elle se protège le visage et s'accroupit en lâchant un cri strident et bref. Le panier vient lui heurter le coude plié et lui arrache un second cri, de douleur cette fois. Je pense qu'elle a sincèrement mal. Je n'aurais pas aimé recevoir une cage d'acier sur le coin du coude. Ça fait comme une sorte de vilaine décharge électrique qui irradie toute l'articulation.
Je me casse. De toute manière je n'aurais jamais pu acheter toutes ces choses. Trop cher. Inutile.
J'ai envie d'une clope. Bon Dieu, ce que j'ai envie d'une clope. Et puis toutes ces odeurs de parfums mélangés, ça me vrille la tête. J'allume une cigarette à l'ancienne avec du papier, du tabac, du mercure, du goudron, de la nicotine, un filtre et de la braise et de la vraie fumée et je passe devant les caissières et les rombières sagement alignées. Un gros vigile accourt ; il va relever la vendeuse qui chiale derrière moi. Je recrache la fumée en plein dans la gueule d'une vieille peau décatie, hautaine et ridée. Elle porte un bonnet en mohair ou en cachemire, pour ce que j'en sais. Pour ce que je m'en fous. Elle toussote et me regarde, l'air sévère. Elle n'a pas traversé quinze guerres mondiales, vu tous les films d'Alain Resnais et connu les pires horreurs télévisuelles pour être traitée ainsi, avec si peu de respect. Je lui colle mon doigt du milieu contre la narine et lui dit d'aller bien se faire enculer.
Le gros vigile me sépare de la vioque avant que je lui colle un coup de boule. Il m'invite à le suivre, à éteindre la cigarette, à me calmer, à patienter dans la réserve avec lui jusqu'à l'arrivée de la police. Je lui réponds que je n'ai pas le temps, que je dois terminer mes courses de Noël, comme tout le monde et que s'il avait un vrai métier et un peu de temps disponible, il comprendrait toutes ces choses-là au lieu de passer sa vie à faire chier son monde et à reluquer les vendeuses en mini-jupe à longueur de journée. Je lui saisis la grosse paluche qu'il a posé lourdement sur mon cou. Je le fais valser et tourne sur moi-même pour renforcer ma clef de bras. J'ai vu faire ça à la télé. Peut-être à Koh Lanta ou dans une pub Nutella. Le gros – il est vraiment très gros, limite obèse – s'agenouille (ça rime avec n, c, d, p, b, m, r, t, s, f, gr, h...) et hurle comme un sale gros porc dégueulasse. D'un coup de semelle je le bascule par terre, face contre la moquette imbibée de litres de parfums vaporisés depuis des années. Je tire une dernière latte sur la clope et m'empare de la bouteille d'échantillon test de La Petit Robe Noire que transporte une salope de dix ans en état de choc. J'essaie d'en faire un lance-flamme en aspergeant une giclée dans la direction de la braise de ma clope. Ça marche pas. Ma main pue le Guerlain et ma clope s'est éteinte. Je suis dégoûté.
J'emmerde tous ces cons.
Je repense à Tyke.
Je me barre.
Je passe devant une boutique de jeux vidéos. Deux débiles sont en train de défourailler des tonnes de 5.56 Otan, manettes à la main, face à un écran où le sang gicle de toute part.
Je repense à Tyke.
Je reste planté un instant à l'entrée de ce magasin. J'hésite. J'hésite vraiment à passer les portiques antivol et attraper ces deux branleurs par le col pour leur écraser la tronche dans leur écran et leur montrer ce que ça fait réellement de se retrouver la tête dans l'horreur.
Des yeux pleins les pixels.
Mais ça ne serait pas raisonnable.
Je dois être raisonnable. Depuis un quart d'heure je fais que de la merde. Il est temps de reprendre le cours de ma vie.
Je balance le flacon de Guerlain dans l'écran de télé. Il dévie un peu de son axe. Penche légèrement vers l'arrière. Reste une ou deux secondes en équilibre parfait, puis rebascule vers la base de son socle. Un peu trop vite. Il rate sa position initiale et tombe sur les pieds des deux nerds. Un vendeur crie et se précipite, fâché. Je me marre et je me dirige vers les escalators.
À cette heure-ci, les escaliers mécaniques sont bondés. Je regrette ce choix. Très vite je m'aperçois que cet engin remonte deux étages d'un coup et qu'il avance très lentement. La foule compacte m'a pressé à une marche de distance de deux jeunes et jolies filles qui parlent fort et sont visiblement très heureuses d'être des européennes blondes de vingt ans. Elles portent des manteaux identiques (ou presque) avec des cols en fausses fourrures synthétiques.
Elles parlent comme des dames. Elles rient beaucoup. C'est insupportable. Elles ont toutes les deux des smartphones à la main et tiennent simultanément trois conversations à la fois. Une entre elles. Une par SMS et une dernière sur Facebook. Elles se moquent d'une tierce fille qui choisit toujours des jeans qui lui font un gros cul. En plus elle sait pas se maquiller et elle a la peau grasse et les cheveux qui fourchent. Elles vont passer prendre un café, il y a ce type, là, qu'une des deux a rencontré à la salle de gym, celui qui est chocolatier mais qui a aussi de vraies tablettes de chocolat, lol. Il est maqué, mais bon, d'un autre côté il est gavé gaulé, genre vlà beau, quoi. Mais promis elles resteront pas trop longtemps parce que Anne-Lyse les attend à quinze heure sur la place de la Mairie pour acheter un cadeau à sa mère au marché de Noël. Il y aura des marrons grillés et du vin chaud. Mais elles ne prendront pas le rouge, hein, c'est dégueux le vin rouge. Elles achèteront du blanc. À ce qu'il paraît en Alsace, ils boivent que du vin chaud blanc.
Je me penche vers elles et leur avoue que leurs cols ne sont pas en fait fabriqués en fourrure synthétique, mais en authentiques poils de chats ramassés dans les rues de Chongqing ou de Shenzen, parce que ça coûte moins chers de ramasser un chat dans la rue, de le dépecer vivant et de coudre sa peau sur un manteau de chez Mim ou Jennyfer, plutôt que de produire de la fourrure synthétique.
Elles font semblant de ne pas m'entendre.
Je leur dis que sur le marché de Chongqing ou de Shenzen elles partiraient à un bon prix, vendues comme putes à un oligarque ouzbek.
Elles tentent encore de m'ignorer, en me tournant bien le dos et en se concentrant sur leurs téléphones.
J'y suis presque. Il reste encore quelques mètres à gravir et elles seront sauvées de ce traquenard.
Je m'adresse désormais à leurs fesses et leur dis que c'est vraiment dommage que de si jolis petits culs soient greffées à des connasses pareilles.
Stupeur.
Un doigt vient tapoter nerveusement mon épaule. Un grand type chevaleresque m'exhorte à présenter mes excuses à ces deux jeunes femmes qui ne m'ont rien fait. Qui suis-je pour molester de la sorte des inconnues ? Ma mère ne m'a-t-elle pas appris le respect qu'on doit aux femmes ? Les sales porcs dans mon genre, on devrait les castrer. Pas de quoi, mesdemoiselles, c'est tout naturel ; c'est tout simplement hallucinant qu'au XXIème siècle on assiste encore à ce genre de comportements. Quant à moi, il m'a à l'œil : je n'ai pas intérêt à recommencer. Sinon.
Coup de front.
Ce grand connard tombe en arrière et se fait pourrir la gueule par le couple de vieux cons qu'il vient de malmener dans sa chute.
J'en profite pour mettre une main au cul à la pouffiasse de droite et pour arracher le téléphone de celle de gauche. Je m'expulse de cette pénible ascension et donne un coup de pied dans les couilles du chevalier blanc qui s'est aussitôt mis à ma poursuite. Un dernier regard à mes deux connasses et je laisse tomber le téléphone dans le vide. Il tombe en plein sur le crâne d'une gosse handicapée en fauteuil roulant.
Même pas fait exprès, mais j'adore !
Je m'engouffre dans la Fnac la plus proche.
Des coffrets de dvd de Stallone, d'Alain Resnais, de Hugh Jackman, de Hugh Grant, de Michel Galabru, des piles de cd en promo de Mylène Farmer, de Louise Attaque, de David Bowie, de Pierre Boulez, des monceaux de BD et de romans nouveauté et de prix littéraires de merde.
J'attrape le dernier Bernard Werber au passage et en arrache les pages une à une durant ma promenade dans le temple de la culture. J'aimerai dire de la « culture consensuelle », mais je viens de croiser un exemplaire de Paf & Encule. Alors, donc, bon. Voilà, quoi.
Je demeure un très long moment fasciné par les étals et les vitrines et les étagères remplies à donf de casques chromés, d'oreillettes méga-bass, d'oreillettes ergonomiques, de casques kawaii, de casques roses, de casques bleus, jaunes, verts, mauves, de casques énormes, de casques réglables, de casques confort. Ils sont magnifiques. J'ai envie de pisser dessus, ils sont si beaux, si éclatants, si clinquants, si pimpants. Au bout de vingt minutes de pure extase, un vigile, grand et Noir et jeune et sans doute musclé commence à me tourner autour nerveusement. Je le vois appeler des collègues sur son walkie-talkie. Est-ce que tous les vigiles de tous les magasins du centre commercial communiquent entre eux et se refilent le mot pour signaler les forcenés qui menacent l'ordre public ?
Le charme est rompu. Je déguerpis au moment où il s'approche enfin de moi, prêt à en découdre.
Petite course poursuite et je finis par le semer dans un espèce de salon de thé au milieu de la Fnac.
Je m'assoie sur une chaise face à une petite table sur laquelle trône une pile de bouquin.
Je regarde la couverture. Ça a l'air à chier. L'esplanade d'abord vide, commence peu à peu à se remplir. Je saisis le deuxième bouquin de la pile. C'est vraiment à chier : c'est le même que le premier. Bravo, l'originalité. Le troisième est identique. Le quatrième aussi. Pris d'un doute, je fais pivoter la pile pour apercevoir la tranche.
C'est bien ce que je pensais : toute la pile est composée du même bouquin. Et il y en a d'autres : à mes pieds un carton en est rempli, derrière moi il y a un kakemono qui représente le même putain de livre. C'est désespérant.
Une dame me tend un exemplaire, tout sourire. Elle porte des lunettes de retraitée. Elle a dans les soixante ans et elle est mignonne tout plein.
Derrière elle, il y a toute une file de jeunes retraitées très excitées. Elles s'assurent que leurs cheveux sont bien en place, que leurs jupes ne font pas de plis, que leurs chemisiers ne sont pas trop échancrés. C'est la foire à mémé.
La première s'appelle Jeannine et elle a adoré tous mes livres depuis le début, mais c'est vrai qu'elle a une petite préférence pour « J'ai donné mon corps à la nuit » qui marquait la première étape de ce qui devait devenir sa trilogie préférée.
Elle me demande si elle peut me prendre en photo pour la montrer à sa fille. Promis, elle ne la mettra pas sur Facebook, même si ça ferait enrager sa copine Charlène. Elle me tend toujours avec insistance la cinquième page ouverte de son livre. Elle tapote de son index l'espace blanc sous le titre. Là, ça sera très bien. Son nom c'est Jeannine. Après elle me fera signer un autre pour sa fille, Églantine.
Le grand Noir m'a retrouvé et me surveille ; à la moindre incartade, il va sans aucun doute me menotter et me déporter à Clermont-Ferrand ou dans un goulag similaire par le premier train.
Je DÉCIDE de me tenir tranquille pour un moment et de faire profil bas. J'empoigne le bouquin et cherche un crayon. Mamie me prête le sien et je m'attelle à la tâche. Elle est ravie, mais elle déchante un peu lorsqu'elle déchiffre ma dédicace personnalisée.
D'une part, elle ne s'appelle pas Mauricette et ensuite elle ne voit pas pourquoi je la remercie pour cette merveilleuse séance d'initiation à l'art du shibari. Elle me demande un peu de sérieux et veut recommencer depuis le début.
J'enfile des lunettes de soleil et souffle, très pro. Je lui souris et lui fais signe de dégager. D'un appel de la main, je propose à la minette suivante de s'avancer et de ne pas hésiter à pousser sa première camarade un peu con-con.
De là où je suis assis, je vois un immense écran de télé en démonstration. C'est un truc technologique de boloss avec écran incurvé, 3D et son surround 7.1.
Sur l'image aux coins carrés je vois défiler ma propre vie et mon propre enfer.
Dans le canapé format familial, je vois une fratrie d'enfants de trois à huit ans, qui assistent, morts de rire, à l'évasion de Tyke. Ils portent des déguisements de cowboy, d'indien, de princesse. Ils s'empiffrent de confiseries, de sucreries, de caramels, de bonbons. Ils rient jusqu'aux larmes devant ce fanion rouge. Les plus jeunes se pissent dessus tellement ils sont heureux et saisis d'un gaieté infatigable. La grande étoile jaune sur son front. Ils ne la quittent plus des yeux : elle est la dernière lumière de désespoir qui attache Tyke à son quotidien rangé, à son train-train balisé. Les gosses explosent de rire et font de grands gestes bravaches alors que Tyke massacre Campbell. Et puis vient l'apothéose. Le feu d'artifice. Le gamin en cowboy dégaine et vide son colt dans la masse grise. L'indien vise attentivement l'œil de la bête et exulte lorsque sa flèche abat le monstre. La petite fille a retourné sa baguette magique et s'en sert désormais comme d'une mitraillette pour achevé l'épiphanie grotesque.
Les Village People sortent des coulisses et viennent compléter le tableau. Ils entourent le canapé des enfants, leur ébouriffant la tignasse et les félicitant de leur témérité. Les parents, des humains magnifiques aux dents blanches et aux cheveux propres les rejoignent. La mère s'agenouille devant son engeance et lui tend sur un plateau d'argent des chocolats Kinder pour les récompenser, tandis que le père les regarde de haut, fier de ses rejetons. Dans un grand éclat de rire il claque le dos du Village People Policier puis pose son regard sur la croupe ondulante de sa femme qui s'approche désormais à quatre pattes de l'écran. Elle vient coller sa langue avide sur la surface poisseuse et lèche le sang de Tyke. Son mari imagine qu'elle est en train de laper du foutre, le sien, celui des Village People, le mien et celui de tous les dresseurs, de tous les redresseurs de tords et de tous les héros de Hawaii.
Mamie n°2 me rappelle à la réalité ; elle est en train de soulever sa jupe pour me montrer ses dessous chics : des porte-jarretelles en dentelles roses assorties à sa culotte. C'est immonde, je vomis aussi tôt sur les pieds du vigile Noir. Je lève les yeux vers lui. Il me déteste pour tout ce que je représente en cet instant : le non-ordre, l'imprévu, l'inacceptable. En plus, je n'ai même pas de carte bleue sur moi.
Je me redresse et monte sur la table. Je fous un grand coup de pied dans la pile de bouquins et je hurle. Je hurle. Ma voix couvre désormais tous les cris des chatons chinois démembrés, des enfants violés et des femmes voilées. Je les méprise tous d'être de sombres victimes innocentes. Je hurle toujours plus fort et mon cri se transforme en un déchaînement de riffs de guitares saturées, de basses crasseuses et de batteries malmenées.
Je n'ai plus aucun respect pour rien, ni personne et surtout pas pour moi. Je veux finir comme Tyke, dans un unique cri de rébellion stupide. Je veux m'arracher les tripes et arroser tous les spectateurs en mondovision. Je veux être la reine de beauté vendue aux enchères à un bal de charité du Lion's club. Je veux gagner l'Eurovision sous les vivats des producteurs de lait, qui sont et seront à jamais nos putains d'amis pour la vie. Dans ma tête résonne en permanence des spots publicitaires que j'ai entendu quand j'étais gamin et qui sont gravés là-dedans depuis trente ans et qui y tourneront en boucle pour l'éternité.
Mamie est en train de déballer ses loches et danse comme une furie au son d'un groupe garage punk qui joue depuis le parking souterrain du centre commercial. Un peu plus bas, juste en dessous, à quelques mètres sous terre, des esclaves chinois fabriquent des bitcoins à la chaîne, fouettés par des chats, des ours polaires et des blanchons vindicatifs.
Là-bas, autour du canapé, c'est l'orgie. Madame se fait chevaucher par le Village People Indien tandis que Monsieur roule des pelles au Village People Ouvrier de chantier. Les gosses jouent aux playmobiles et lancent des grains de pop-corn en direction de leurs parents pour attirer leur attention.
Moi pendant ce temps, je me suis allumé une clope et je continue à me dandiner au son de la musique.
Le gros vigile de Marionnaud arrive en courant, un flingue à la main. Il est venu avec du renfort. Derrière lui il y a le vigile de Séphora, celui de Douglas, celui de Eat Sushi, de Damart, de Darjeeling, de Nature & Découverte, de Boulanger, de Princesse Tamtam, de Cop.Copine, et tous les turfistes de la ville. Il y a aussi les gars du club de gym en sloggi et en marcel en lycra accompagnés de leurs pouffiasses attitrées. Et tous les clients des putes du Champs de Foire, leurs bites à la main. Je vois aussi, Axel Bauer qui se roule un joint et Patrick Bruel le nez plein de cocaïne.
C'est la teuf. La grosse Teuf de fin de calendrier Inca. Ils veulent tous ma peau, alors je leur offre une vraie bonne raison de me passer à tabac. Je déchire une affiche de Mylène Farmer en guise d'ultime provocation. Là, ils ont vraiment la rage. Ils veulent se faire justice, alors je me rue dans la foule et cours vers le rayon des jouets pour bébé. Il n'y en a pas à la Fnac ? Mais qu'est-ce que ça peut me foutre arrivé à ce point !
Je me jette sur un énorme éléphant en peluche et lui mords la gorge. J'arrache les coutures et y laisse une canine. Pas grave, j'en ai d'autres. La mousse ignifugée s'échappe des plaies de l'animal meurtri. Le guitariste garage entame son solo. J'en profite pour foncer tête baissée vers la sortie. Vers l'air, la lumière, les cieux et toutes ces saloperies de grandes métaphores à la con. Je m'agrippe à mon doudou. L'éléphant blessé doit survivre. C'est mon unique but dans la vie : sauver ce putain d'éléphant et lui rendre sa liberté. Fut-ce au prix de ma propre vie. Bah, ouais, allons-y carrément, quitte à être dans la surenchère.
Un pompier volontaire tente de me barrer la route au moment où j'atteins la sortie de la grande surface. Je glisse un peu sur le sol lustré, la peluche sous le bras. Le pompier en civil m'agrippe et tente de me fourrer son poing dans la gueule. Je me protège le visage à l'aide de mon otage en mousse. Et comme je suis à moitié par terre, je lui flanque un coup de poing dans les burnes.
Bien entendu tout ceci se passe au ralenti.
Je me relève et dévale les escalators désormais vides.
Le soir tombe sur la ville. Dehors les guirlandes de Noël clignotent et c'est un spectacle magnifique.
Non, je déconne : c'est à chier !
Je m'engouffre dans le sas entre les deux rangées de portes coulissantes, mais on me tire dans le dos.
Alors je meurs d'un coup, comme ça, d'une autre balle dans la tête.
Je ne pense plus à Tyke, puisque je n'ai plus de cervelle.
Mais je vous emmerde quand même.
Mon dernier souvenir, c'est quand je me suis endormi. Enfin, c'est mon dernier souvenir précis. Bien sûr il s'est passé d'autres choses dans ma vie avant que j'arrive ici. C'est juste que je m'en souviens pas bien. Voire pas du tout, ce qui est encore plus inquiétant.
J'ai repris conscience là. D'un coup. Je tiens un petit panier en acier recouvert d'une sorte de gilet en tissus synthétique avec le logo de Marionnaud dessus. Il est rempli à raz-bord de confections de parfums, de crèmes pour le visage, de lotions pour les mains, d'après-rasage, de petits savons de toutes les couleurs empaquetés individuellement, de rouges à lèvres, de poudriers, de soins pour le corps, de molécules d'ARN biologiques de Shisheido, d'extraits d'huiles essentielles, de placenta humain et de graisses de baleines, de principes hypoallergéniques, d'eau en poudre et de mascara sans paraben. Au dessus de moi il y a de petites ampoules led et des miroirs qui reflètent très fort toutes ces petites lumières. Encore plus haut, il y a une musique qui semble sortir des faux plafonds.
Je place ma main libre (celle qui ne tient pas le petit panier) en visière au-dessus de mes yeux. Je cherche les hauts-parleurs, je ne les trouve pas. Je ne sais pas d'où vient cette musique et ça me met dans un état de rage profond. Je pourrais pas dire pourquoi.
Sans doute parce que je viens de me découvrir une haine sincère envers Mylène Farmer, Miossec, Noir Désir et Louane, même si ses parents sont morts et que c'est triste. Je ne connais pas ces chanteurs personnellement, mais je les déteste. Je ne déteste pas leur musique. En fait si. Je les déteste eux et leur musique. Si je tenais Mylène Farmer en joue, là, tout de suite, si elle croupissait toute tremblante et apeurée de l'autre côté du canon d'un fusil que je pointais sur elle en ce moment, je crois que je lui tiendrais un discours peu cohérent à base de questionnements ontologiques sur le pourquoi d'une telle merde ? Pourquoi est-ce que depuis des années elle s'entête à ME faire chier avec des chansons aussi moches. En plus on comprend rien à ce qu'elle miaule. Sérieusement ? Pourquoi, Mylène, tu ne fais pas l'effort de PRO-NON-CER les mots correctement ? Pourquoi est-ce qu'on comprend un mot sur cinq dans toutes tes putains de chansons ?
À mon avis, elle serait dans l'incapacité de répondre et son eyeliner fondrait en grosses traces noires sur ses joues fardées. Je pourrais rien en tirer, alors autant la buter sur le champ.
BAM !
Je baisse mon bras-pistolet, assez content de moi. La vendeuse du rayon toilette intime me regarde, un peu effarée. Sans m'en rendre compte je viens de la viser et de lui tirer une balle invisible en plein front. Elle continue de me dévisager, interdite. Là, je devrais lui sourire et me sentir bête et esquisser un geste mi-navré mi-amusé pour mettre un terme immédiat à cette situation inconfortable. Elle me rendrait un sourire poli et commercial et feindrait d'aller chercher un lot de lait pour le corps au Ph neutre, et lorsqu'elle m'aurait tourné le dos, elle roulerait des yeux en s'éloignant, me considérant comme le plus gros débile qu'elle ait vu de la journée, mais quand même moins schlag que celui qu'elle avait trouvé un jour en train d'essayer de se foutre un tube de shampoing dans le cul, le caleçon à moitié baissé derrière l'affiche de tête de gondole Thierry Mugler.
Au lieu de tout ce merdier, je la fixe dans les yeux et avec des gestes mesurés, je retourne le petit panier et en déverse tout le contenu à mes pieds jusqu'à ce qu'il soit vide. Une fois vidé, je lui balance d'un air méchant sa saloperie de petit panier à la con. Elle se protège le visage et s'accroupit en lâchant un cri strident et bref. Le panier vient lui heurter le coude plié et lui arrache un second cri, de douleur cette fois. Je pense qu'elle a sincèrement mal. Je n'aurais pas aimé recevoir une cage d'acier sur le coin du coude. Ça fait comme une sorte de vilaine décharge électrique qui irradie toute l'articulation.
Je me casse. De toute manière je n'aurais jamais pu acheter toutes ces choses. Trop cher. Inutile.
J'ai envie d'une clope. Bon Dieu, ce que j'ai envie d'une clope. Et puis toutes ces odeurs de parfums mélangés, ça me vrille la tête. J'allume une cigarette à l'ancienne avec du papier, du tabac, du mercure, du goudron, de la nicotine, un filtre et de la braise et de la vraie fumée et je passe devant les caissières et les rombières sagement alignées. Un gros vigile accourt ; il va relever la vendeuse qui chiale derrière moi. Je recrache la fumée en plein dans la gueule d'une vieille peau décatie, hautaine et ridée. Elle porte un bonnet en mohair ou en cachemire, pour ce que j'en sais. Pour ce que je m'en fous. Elle toussote et me regarde, l'air sévère. Elle n'a pas traversé quinze guerres mondiales, vu tous les films d'Alain Resnais et connu les pires horreurs télévisuelles pour être traitée ainsi, avec si peu de respect. Je lui colle mon doigt du milieu contre la narine et lui dit d'aller bien se faire enculer.
Le gros vigile me sépare de la vioque avant que je lui colle un coup de boule. Il m'invite à le suivre, à éteindre la cigarette, à me calmer, à patienter dans la réserve avec lui jusqu'à l'arrivée de la police. Je lui réponds que je n'ai pas le temps, que je dois terminer mes courses de Noël, comme tout le monde et que s'il avait un vrai métier et un peu de temps disponible, il comprendrait toutes ces choses-là au lieu de passer sa vie à faire chier son monde et à reluquer les vendeuses en mini-jupe à longueur de journée. Je lui saisis la grosse paluche qu'il a posé lourdement sur mon cou. Je le fais valser et tourne sur moi-même pour renforcer ma clef de bras. J'ai vu faire ça à la télé. Peut-être à Koh Lanta ou dans une pub Nutella. Le gros – il est vraiment très gros, limite obèse – s'agenouille (ça rime avec n, c, d, p, b, m, r, t, s, f, gr, h...) et hurle comme un sale gros porc dégueulasse. D'un coup de semelle je le bascule par terre, face contre la moquette imbibée de litres de parfums vaporisés depuis des années. Je tire une dernière latte sur la clope et m'empare de la bouteille d'échantillon test de La Petit Robe Noire que transporte une salope de dix ans en état de choc. J'essaie d'en faire un lance-flamme en aspergeant une giclée dans la direction de la braise de ma clope. Ça marche pas. Ma main pue le Guerlain et ma clope s'est éteinte. Je suis dégoûté.
J'emmerde tous ces cons.
Je repense à Tyke.
Je me barre.
Je passe devant une boutique de jeux vidéos. Deux débiles sont en train de défourailler des tonnes de 5.56 Otan, manettes à la main, face à un écran où le sang gicle de toute part.
Je repense à Tyke.
Je reste planté un instant à l'entrée de ce magasin. J'hésite. J'hésite vraiment à passer les portiques antivol et attraper ces deux branleurs par le col pour leur écraser la tronche dans leur écran et leur montrer ce que ça fait réellement de se retrouver la tête dans l'horreur.
Des yeux pleins les pixels.
Mais ça ne serait pas raisonnable.
Je dois être raisonnable. Depuis un quart d'heure je fais que de la merde. Il est temps de reprendre le cours de ma vie.
Je balance le flacon de Guerlain dans l'écran de télé. Il dévie un peu de son axe. Penche légèrement vers l'arrière. Reste une ou deux secondes en équilibre parfait, puis rebascule vers la base de son socle. Un peu trop vite. Il rate sa position initiale et tombe sur les pieds des deux nerds. Un vendeur crie et se précipite, fâché. Je me marre et je me dirige vers les escalators.
À cette heure-ci, les escaliers mécaniques sont bondés. Je regrette ce choix. Très vite je m'aperçois que cet engin remonte deux étages d'un coup et qu'il avance très lentement. La foule compacte m'a pressé à une marche de distance de deux jeunes et jolies filles qui parlent fort et sont visiblement très heureuses d'être des européennes blondes de vingt ans. Elles portent des manteaux identiques (ou presque) avec des cols en fausses fourrures synthétiques.
Elles parlent comme des dames. Elles rient beaucoup. C'est insupportable. Elles ont toutes les deux des smartphones à la main et tiennent simultanément trois conversations à la fois. Une entre elles. Une par SMS et une dernière sur Facebook. Elles se moquent d'une tierce fille qui choisit toujours des jeans qui lui font un gros cul. En plus elle sait pas se maquiller et elle a la peau grasse et les cheveux qui fourchent. Elles vont passer prendre un café, il y a ce type, là, qu'une des deux a rencontré à la salle de gym, celui qui est chocolatier mais qui a aussi de vraies tablettes de chocolat, lol. Il est maqué, mais bon, d'un autre côté il est gavé gaulé, genre vlà beau, quoi. Mais promis elles resteront pas trop longtemps parce que Anne-Lyse les attend à quinze heure sur la place de la Mairie pour acheter un cadeau à sa mère au marché de Noël. Il y aura des marrons grillés et du vin chaud. Mais elles ne prendront pas le rouge, hein, c'est dégueux le vin rouge. Elles achèteront du blanc. À ce qu'il paraît en Alsace, ils boivent que du vin chaud blanc.
Je me penche vers elles et leur avoue que leurs cols ne sont pas en fait fabriqués en fourrure synthétique, mais en authentiques poils de chats ramassés dans les rues de Chongqing ou de Shenzen, parce que ça coûte moins chers de ramasser un chat dans la rue, de le dépecer vivant et de coudre sa peau sur un manteau de chez Mim ou Jennyfer, plutôt que de produire de la fourrure synthétique.
Elles font semblant de ne pas m'entendre.
Je leur dis que sur le marché de Chongqing ou de Shenzen elles partiraient à un bon prix, vendues comme putes à un oligarque ouzbek.
Elles tentent encore de m'ignorer, en me tournant bien le dos et en se concentrant sur leurs téléphones.
J'y suis presque. Il reste encore quelques mètres à gravir et elles seront sauvées de ce traquenard.
Je m'adresse désormais à leurs fesses et leur dis que c'est vraiment dommage que de si jolis petits culs soient greffées à des connasses pareilles.
Stupeur.
Un doigt vient tapoter nerveusement mon épaule. Un grand type chevaleresque m'exhorte à présenter mes excuses à ces deux jeunes femmes qui ne m'ont rien fait. Qui suis-je pour molester de la sorte des inconnues ? Ma mère ne m'a-t-elle pas appris le respect qu'on doit aux femmes ? Les sales porcs dans mon genre, on devrait les castrer. Pas de quoi, mesdemoiselles, c'est tout naturel ; c'est tout simplement hallucinant qu'au XXIème siècle on assiste encore à ce genre de comportements. Quant à moi, il m'a à l'œil : je n'ai pas intérêt à recommencer. Sinon.
Coup de front.
Ce grand connard tombe en arrière et se fait pourrir la gueule par le couple de vieux cons qu'il vient de malmener dans sa chute.
J'en profite pour mettre une main au cul à la pouffiasse de droite et pour arracher le téléphone de celle de gauche. Je m'expulse de cette pénible ascension et donne un coup de pied dans les couilles du chevalier blanc qui s'est aussitôt mis à ma poursuite. Un dernier regard à mes deux connasses et je laisse tomber le téléphone dans le vide. Il tombe en plein sur le crâne d'une gosse handicapée en fauteuil roulant.
Même pas fait exprès, mais j'adore !
Je m'engouffre dans la Fnac la plus proche.
Des coffrets de dvd de Stallone, d'Alain Resnais, de Hugh Jackman, de Hugh Grant, de Michel Galabru, des piles de cd en promo de Mylène Farmer, de Louise Attaque, de David Bowie, de Pierre Boulez, des monceaux de BD et de romans nouveauté et de prix littéraires de merde.
J'attrape le dernier Bernard Werber au passage et en arrache les pages une à une durant ma promenade dans le temple de la culture. J'aimerai dire de la « culture consensuelle », mais je viens de croiser un exemplaire de Paf & Encule. Alors, donc, bon. Voilà, quoi.
Je demeure un très long moment fasciné par les étals et les vitrines et les étagères remplies à donf de casques chromés, d'oreillettes méga-bass, d'oreillettes ergonomiques, de casques kawaii, de casques roses, de casques bleus, jaunes, verts, mauves, de casques énormes, de casques réglables, de casques confort. Ils sont magnifiques. J'ai envie de pisser dessus, ils sont si beaux, si éclatants, si clinquants, si pimpants. Au bout de vingt minutes de pure extase, un vigile, grand et Noir et jeune et sans doute musclé commence à me tourner autour nerveusement. Je le vois appeler des collègues sur son walkie-talkie. Est-ce que tous les vigiles de tous les magasins du centre commercial communiquent entre eux et se refilent le mot pour signaler les forcenés qui menacent l'ordre public ?
Le charme est rompu. Je déguerpis au moment où il s'approche enfin de moi, prêt à en découdre.
Petite course poursuite et je finis par le semer dans un espèce de salon de thé au milieu de la Fnac.
Je m'assoie sur une chaise face à une petite table sur laquelle trône une pile de bouquin.
Je regarde la couverture. Ça a l'air à chier. L'esplanade d'abord vide, commence peu à peu à se remplir. Je saisis le deuxième bouquin de la pile. C'est vraiment à chier : c'est le même que le premier. Bravo, l'originalité. Le troisième est identique. Le quatrième aussi. Pris d'un doute, je fais pivoter la pile pour apercevoir la tranche.
C'est bien ce que je pensais : toute la pile est composée du même bouquin. Et il y en a d'autres : à mes pieds un carton en est rempli, derrière moi il y a un kakemono qui représente le même putain de livre. C'est désespérant.
Une dame me tend un exemplaire, tout sourire. Elle porte des lunettes de retraitée. Elle a dans les soixante ans et elle est mignonne tout plein.
Derrière elle, il y a toute une file de jeunes retraitées très excitées. Elles s'assurent que leurs cheveux sont bien en place, que leurs jupes ne font pas de plis, que leurs chemisiers ne sont pas trop échancrés. C'est la foire à mémé.
La première s'appelle Jeannine et elle a adoré tous mes livres depuis le début, mais c'est vrai qu'elle a une petite préférence pour « J'ai donné mon corps à la nuit » qui marquait la première étape de ce qui devait devenir sa trilogie préférée.
Elle me demande si elle peut me prendre en photo pour la montrer à sa fille. Promis, elle ne la mettra pas sur Facebook, même si ça ferait enrager sa copine Charlène. Elle me tend toujours avec insistance la cinquième page ouverte de son livre. Elle tapote de son index l'espace blanc sous le titre. Là, ça sera très bien. Son nom c'est Jeannine. Après elle me fera signer un autre pour sa fille, Églantine.
Le grand Noir m'a retrouvé et me surveille ; à la moindre incartade, il va sans aucun doute me menotter et me déporter à Clermont-Ferrand ou dans un goulag similaire par le premier train.
Je DÉCIDE de me tenir tranquille pour un moment et de faire profil bas. J'empoigne le bouquin et cherche un crayon. Mamie me prête le sien et je m'attelle à la tâche. Elle est ravie, mais elle déchante un peu lorsqu'elle déchiffre ma dédicace personnalisée.
D'une part, elle ne s'appelle pas Mauricette et ensuite elle ne voit pas pourquoi je la remercie pour cette merveilleuse séance d'initiation à l'art du shibari. Elle me demande un peu de sérieux et veut recommencer depuis le début.
J'enfile des lunettes de soleil et souffle, très pro. Je lui souris et lui fais signe de dégager. D'un appel de la main, je propose à la minette suivante de s'avancer et de ne pas hésiter à pousser sa première camarade un peu con-con.
De là où je suis assis, je vois un immense écran de télé en démonstration. C'est un truc technologique de boloss avec écran incurvé, 3D et son surround 7.1.
Sur l'image aux coins carrés je vois défiler ma propre vie et mon propre enfer.
Dans le canapé format familial, je vois une fratrie d'enfants de trois à huit ans, qui assistent, morts de rire, à l'évasion de Tyke. Ils portent des déguisements de cowboy, d'indien, de princesse. Ils s'empiffrent de confiseries, de sucreries, de caramels, de bonbons. Ils rient jusqu'aux larmes devant ce fanion rouge. Les plus jeunes se pissent dessus tellement ils sont heureux et saisis d'un gaieté infatigable. La grande étoile jaune sur son front. Ils ne la quittent plus des yeux : elle est la dernière lumière de désespoir qui attache Tyke à son quotidien rangé, à son train-train balisé. Les gosses explosent de rire et font de grands gestes bravaches alors que Tyke massacre Campbell. Et puis vient l'apothéose. Le feu d'artifice. Le gamin en cowboy dégaine et vide son colt dans la masse grise. L'indien vise attentivement l'œil de la bête et exulte lorsque sa flèche abat le monstre. La petite fille a retourné sa baguette magique et s'en sert désormais comme d'une mitraillette pour achevé l'épiphanie grotesque.
Les Village People sortent des coulisses et viennent compléter le tableau. Ils entourent le canapé des enfants, leur ébouriffant la tignasse et les félicitant de leur témérité. Les parents, des humains magnifiques aux dents blanches et aux cheveux propres les rejoignent. La mère s'agenouille devant son engeance et lui tend sur un plateau d'argent des chocolats Kinder pour les récompenser, tandis que le père les regarde de haut, fier de ses rejetons. Dans un grand éclat de rire il claque le dos du Village People Policier puis pose son regard sur la croupe ondulante de sa femme qui s'approche désormais à quatre pattes de l'écran. Elle vient coller sa langue avide sur la surface poisseuse et lèche le sang de Tyke. Son mari imagine qu'elle est en train de laper du foutre, le sien, celui des Village People, le mien et celui de tous les dresseurs, de tous les redresseurs de tords et de tous les héros de Hawaii.
Mamie n°2 me rappelle à la réalité ; elle est en train de soulever sa jupe pour me montrer ses dessous chics : des porte-jarretelles en dentelles roses assorties à sa culotte. C'est immonde, je vomis aussi tôt sur les pieds du vigile Noir. Je lève les yeux vers lui. Il me déteste pour tout ce que je représente en cet instant : le non-ordre, l'imprévu, l'inacceptable. En plus, je n'ai même pas de carte bleue sur moi.
Je me redresse et monte sur la table. Je fous un grand coup de pied dans la pile de bouquins et je hurle. Je hurle. Ma voix couvre désormais tous les cris des chatons chinois démembrés, des enfants violés et des femmes voilées. Je les méprise tous d'être de sombres victimes innocentes. Je hurle toujours plus fort et mon cri se transforme en un déchaînement de riffs de guitares saturées, de basses crasseuses et de batteries malmenées.
Je n'ai plus aucun respect pour rien, ni personne et surtout pas pour moi. Je veux finir comme Tyke, dans un unique cri de rébellion stupide. Je veux m'arracher les tripes et arroser tous les spectateurs en mondovision. Je veux être la reine de beauté vendue aux enchères à un bal de charité du Lion's club. Je veux gagner l'Eurovision sous les vivats des producteurs de lait, qui sont et seront à jamais nos putains d'amis pour la vie. Dans ma tête résonne en permanence des spots publicitaires que j'ai entendu quand j'étais gamin et qui sont gravés là-dedans depuis trente ans et qui y tourneront en boucle pour l'éternité.
Mamie est en train de déballer ses loches et danse comme une furie au son d'un groupe garage punk qui joue depuis le parking souterrain du centre commercial. Un peu plus bas, juste en dessous, à quelques mètres sous terre, des esclaves chinois fabriquent des bitcoins à la chaîne, fouettés par des chats, des ours polaires et des blanchons vindicatifs.
Là-bas, autour du canapé, c'est l'orgie. Madame se fait chevaucher par le Village People Indien tandis que Monsieur roule des pelles au Village People Ouvrier de chantier. Les gosses jouent aux playmobiles et lancent des grains de pop-corn en direction de leurs parents pour attirer leur attention.
Moi pendant ce temps, je me suis allumé une clope et je continue à me dandiner au son de la musique.
Le gros vigile de Marionnaud arrive en courant, un flingue à la main. Il est venu avec du renfort. Derrière lui il y a le vigile de Séphora, celui de Douglas, celui de Eat Sushi, de Damart, de Darjeeling, de Nature & Découverte, de Boulanger, de Princesse Tamtam, de Cop.Copine, et tous les turfistes de la ville. Il y a aussi les gars du club de gym en sloggi et en marcel en lycra accompagnés de leurs pouffiasses attitrées. Et tous les clients des putes du Champs de Foire, leurs bites à la main. Je vois aussi, Axel Bauer qui se roule un joint et Patrick Bruel le nez plein de cocaïne.
C'est la teuf. La grosse Teuf de fin de calendrier Inca. Ils veulent tous ma peau, alors je leur offre une vraie bonne raison de me passer à tabac. Je déchire une affiche de Mylène Farmer en guise d'ultime provocation. Là, ils ont vraiment la rage. Ils veulent se faire justice, alors je me rue dans la foule et cours vers le rayon des jouets pour bébé. Il n'y en a pas à la Fnac ? Mais qu'est-ce que ça peut me foutre arrivé à ce point !
Je me jette sur un énorme éléphant en peluche et lui mords la gorge. J'arrache les coutures et y laisse une canine. Pas grave, j'en ai d'autres. La mousse ignifugée s'échappe des plaies de l'animal meurtri. Le guitariste garage entame son solo. J'en profite pour foncer tête baissée vers la sortie. Vers l'air, la lumière, les cieux et toutes ces saloperies de grandes métaphores à la con. Je m'agrippe à mon doudou. L'éléphant blessé doit survivre. C'est mon unique but dans la vie : sauver ce putain d'éléphant et lui rendre sa liberté. Fut-ce au prix de ma propre vie. Bah, ouais, allons-y carrément, quitte à être dans la surenchère.
Un pompier volontaire tente de me barrer la route au moment où j'atteins la sortie de la grande surface. Je glisse un peu sur le sol lustré, la peluche sous le bras. Le pompier en civil m'agrippe et tente de me fourrer son poing dans la gueule. Je me protège le visage à l'aide de mon otage en mousse. Et comme je suis à moitié par terre, je lui flanque un coup de poing dans les burnes.
Bien entendu tout ceci se passe au ralenti.
Je me relève et dévale les escalators désormais vides.
Le soir tombe sur la ville. Dehors les guirlandes de Noël clignotent et c'est un spectacle magnifique.
Non, je déconne : c'est à chier !
Je m'engouffre dans le sas entre les deux rangées de portes coulissantes, mais on me tire dans le dos.
Alors je meurs d'un coup, comme ça, d'une autre balle dans la tête.
Je ne pense plus à Tyke, puisque je n'ai plus de cervelle.
Mais je vous emmerde quand même.
↓
Et pour les chercheurs d'indices :
Tout ceci n'est pas sans me rappeler autre chose
23:19 - 25 mars 2016
J'adore inconditionnellement au-delà de tout.
Plus d'une fois à deux doigts de dégueuler de rire.
Merci, mec.
18:32 - 26 mars 2016
De rien, c'est un hommage, gros.
Pour Tyke !
Et là, je sens la colère remonter.
"J'ai une âme solitaire"