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14 nov. 2015 - 19:53

Alex, Matthieu et Jean-Etienne se connaissent depuis l'âge de dix ans. À présent, ils vivent en colocation. Quand trois tels amis se retrouvent – si proches que les uns sont présents dans les rêves des autres –, qui sait quelles aventures extraordinaires peuvent arriver ?

Commentaires : ICI
Version complète "comme un vrai livre" avec Bookland ici :

Équipe Épique & Colégram
Un recueil de sketches tissé de la matière même de mes rêves et de ceux de mes colocataires.
SOMMAIRE [10/13]
1. Un matin comme les autres
(2 pages)
2. Fiches techniques
(1 page)
3. Choix cornélien
(8 pages)
4. La Rasta Ball
(4 pages)
5. Kaméhaméha
(3 pages)
6. Opération réveil
(10 pages)
7. Les taches de sang
(12 pages)
8. L'Invraisemblable conte de la pieuvre au fond de l'eau
(3 pages)
9. Le classico !
(18 pages)
10. Un cauchemar presque parfait
(2 pages)
11. L'Empire des bovins
(42 pages)
(suite en cours d'écriture...)


(approximation utilisée : 1 page ~ 2500 caractères, soit le format d'un roman de poche)

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Message posté le 19:55 - 14 nov. 2015

1. Un matin comme les autres


— J'ai fait un rêve cette nuit, marmonna Alex.

Sa voix était pâteuse, ses gestes lents, ses yeux dans le vague. Il était sept heures, et comme tous les matins il mangeait sa traditionnelle brioche — qu'il tartinait parfois de beurre ou de confiture quand il en avait la force. Toujours du même couteau, il s'en coupait une large part, puis avec une adresse incroyable, il la plongeait dans son bol de lait chocolaté. Jamais une goutte ne tombait à côté. Jamais une miette ne venait s'aventurer hors du précieux écrin qu'était le paquet de brioche.

— Moi aussi... répondit mollement J-E.

Pas plus réveillé que son colocataire, il se tenait debout, totalement immobile. Son regard d'huître était fixé sur le bol d'Alex. Il le regarda manger sans bouger pendant cinq minutes, comme éteint, avant de se secouer et de se rappeler pourquoi il était venu dans cette cuisine.

— Il a cours Matthieu aujourd'hui ? demanda-t-il, les sourcils froncés.
— Mmmh... Je crois que oui, normalement.
— Tu penses qu'il va se lever ?
— J'en sais rien. Hier il a dit qu'il était motivé pour retourner à l'université.

J-E se dit que ce n'était pas la première fois que son ami faisait de telles promesses, et qu'il avait souvent pour habitude de se faire parjure. Puis il retomba dans la contemplation de la brioche. L'idée de faire une petite farce le titilla alors, et il parcourut la pièce du regard à la recherche d'un objet qu'il pourrait utiliser. Ses yeux se posèrent sur une fourchette perdue au beau milieu d'un plan de travail. Il se faufila discrètement jusqu'au couvert solitaire, le saisissant silencieusement...

Quand il vit son colocataire s'approcher de lui, Alex était bien loin de se douter de ses noires intentions. Mais alors qu'il plongeait de nouveau sa brioche dans son lait — presque amoureusement — J-E frappa. Il planta la fourchette au cœur de la brioche, la faisant tomber des mains de son ami ; puis il appuya, noyant impitoyablement sa victime au fond du bol. Du lait avait éclaboussé. Des miettes s'étaient éparpillées.

— Putain, tu fais chier ! s'exclama Alex ; mais en même temps un sourire amusé venait poindre sur son visage.

J-E avait relâché son arme et s'était un peu éloigné. Ses yeux réjouis guettaient avec avidité la réaction de son coloc : Alors, qu'est-ce que tu vas faire ? Hein ? Qu'est-ce que tu vas faire ? semblaient-ils dire, provocateurs.

Un instant, il sembla qu'Alex n'allait pas riposter. En vérité, son esprit fonctionnait à toute allure : comment contre-attaquer ? Il répertoriait la moindre de ses possibilités. Plus vif qu'un serpent il saisit alors une bouteille presque vide, qu'il lança à toute vitesse sur son ami. Celui-ci se protégea en poussant un étrange et puissant jappement, entre l'humain et le chiot. À peine le projectile l'atteignit-il qu'Alex avait déjà saisi deux autres bouteilles — une bouteille de lait dans la main droite, une bouteille d'eau dans la gauche — et le frappait partout, le forçant à reculer, l'acculant jusqu'à l'évier.

Autant étourdi par cet assaut effréné que par son propre rire, J-E ne pouvait malgré tout se laisser faire. Se sentant inférieur en combat loyal, il décida de ruser. Il ouvrit le robinet qui se trouvait à côté de lui, se saisit d'un verre dans l'évier, et aspergea son adversaire.

— Non ! s'écria Alex en fuyant.

Il se réfugia derrière une chaise. Profitant de ce court répit, J-E s'empara d'une casserole et d'une poêle.

— Je suis mieux armé que toi à présent... Tu n'as aucune chance de me vaincre !
— Ah ouais ? C'est ce qu'on va voir ! rétorqua-t-il, et il chargea, poussant la chaise comme une brouette.

J-E n'eut d'autre choix, pour éviter l'attaque dévastatrice, que de sauter pieds joints sur le siège. Avec un peu d'adresse et beaucoup de réussite il parvint à y tenir debout ; mais Alex le tira vers lui, et ils tombèrent tous les deux. À peine touchaient-ils le sol que ce dernier lui saisit le bras droit, l'immobilisant en une prise surprenante.

— Relâche-moi ! Relâche-moi ! grogna J-E, sur le ventre.
— Jamais ! Avoue-toi vaincu !

Mais J-E, tenace, gigota dans tous les sens ; tant et si bien qu'il parvint à se retourner. Aussitôt sa poêle vola jusqu'au cou de son adversaire.

— Si je tombe, je ne tomberai pas seul... menaça-t-il dans un murmure rauque.

Les deux hommes se lancèrent un tel regard, que si un insecte avait osé passer à travers les rayons de défi que lançaient leurs yeux, il aurait disparu.

C'est alors qu'ils avisèrent, à l'embrasure de la porte, une silhouette qu'ils n'avaient pas remarqué, et qui les observait depuis quelques temps. Un grand sourire parcourait tout son visage.

— Tiens, tu as réussi à te lever ? s'étonna J-E, pas du tout gêné par son étrange position.
— Oui... répondit Matthieu.

Et ce simple « Oui » était empreint d'une telle gravité, qu'il semblait alourdi d'une centaine de significations différentes. On ne pouvait douter que derrière ces yeux bruns (qui eux-mêmes se dévoilaient à travers une paire de lunettes fort charmantes), s'agitaient les pensées les plus sublimes et les plus poétiques. Même son caleçon ridicule — qu'il avait ramassé dans la rue quelques jours plus tôt — renforçait l'idée qu'on avait affaire à une personnalité extraordinaire.

— … mais je vais me recoucher.

Matthieu bâilla, et repartit aussi fantomatiquement qu'il était apparu.

— Bon, bah c'est pas aujourd'hui qu'il ira en cours ! railla J-E.

Alex relâcha sa prise, et les deux amis tâchèrent de ranger le petit bordel qu'ils avaient créé.

— Au fait, c'était quoi ton rêve ?
— Mmmh... réfléchit Alex. Laisse-moi me rappeler. Il y avait un empire du mal... Je devais le combattre. Toi et Matthieu étiez dans mon rêve aussi, mais vous êtes arrivés plus tard. Au début, je me rappelle, je faisais équipe avec Emma Watson et Yvonne Strahovski, la blonde dans Chuck. Elles pensaient que j'étais le meilleur guerrier de la Terre...
— Oh ! Le salaud ! s'écria J-E, scandalisé. Avec Emma Watson ! Le salaud !

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Message posté le 20:01 - 14 nov. 2015

2. Fiches techniques


Alex
Âge. 23 ans.
Description physique. 1m79. 70 kilos. Stature fine, élancée. Muscles peu visibles, cependant étonnamment puissants et agiles. Cheveux courts, d'un brun peu prononcé. Yeux verts (porte des lentilles). Quelques tâches de rousseur sur le visage et les bras. Tête large : peu de chapeaux lui vont. Pilosité normale.
Profession. Travaille depuis un an. Actuellement intérimaire dans un bureau d'études.
Personnalité. Stable. Généreux. Calme. Loyal. Soigné. Aime inventer de nouvelles expressions.
Motivations. Reste simple dans ses ambitions. Il connaît ses limites, et attend de voir ce que le futur lui réserve.
Centres d'intérêts. Le sport (cependant sa jambe est blessée, ce qui l'empêche de courir de façon trop intensive). La cuisine. Les jeux vidéos. La lecture.
Particularités. Extraordinairement photogénique. Même le photographe le plus talentueux sera dans l'impossibilité de saisir un cliché où Alex serait ridicule. Comme par magie, il adoptera toujours une pose qui le mettra en valeur (de façon parfois presque abusive).
Phrase favorite. « Faut pas pousser mémé dans les orties ! »


Jean-Etienne (J-E)
Âge. 23 ans.
Description physique. 1m78. 74 kilos. Corpulence plus solide que ses deux colocataires. Cheveux bouclés, châtain clair, courts. Yeux verts, légèrement myopes (porte des lunettes depuis peu). Belles jambes bien formées. Grossit du ventre et des joues s'il mange trop. Pilosité normale.
Profession. Étudiant en double cursus de mécanique/bio-mécanique.
Personnalité. Farceur. Intellectuel (cependant complexé par sa propre intelligence). Compétiteur. Romantique. Soigné. Imaginatif.
Motivations. Réussir une thèse en mécanique. Trouver une copine. Devenir enseignant-chercheur à la fac (il déteste le travail en entreprise).
Centres d'intérêts. Les études. Embêter les gens. Les robots.
Particularités. Adore enchaîner les acrobaties, une fois qu'il a suffisamment bu. Co-inventeur, avec Matthieu, d'une pirouette particulièrement délicate qui se fait à deux, et qu'il a lui-même nommé « Fusion MB ».
Phrase favorite. « Hé, on fait une fusion MB ? »


Matthieu
Âge. 22 ans.
Description physique. 1m80. 67 kilos. Mince. Cheveux châtains, mi-longs, qui frisent parfois aux extrémités. Yeux noisette. Myope (porte des lunettes depuis l'enfance). Beau visage, étonnamment féminin. Hanches larges. Torse glabre.
Profession. Étudiant en mathématiques. Donne quelques cours de trompette pour alléger les fins de mois.
Personnalité. Pantouflard. Original, parfois même excentrique. Poète. Compréhensif. Fêtard.
Motivations. Bien qu'il étudie les mathématiques depuis des années, il reste persuadé de devenir un jour la star d'un show de télé-réalité.
Centres d'intérêts. La poésie. L'alcool. La programmation. La musique.
Particularités. Ramasse tous les objets qu'il trouve dans la rue (particulièrement les plus inutiles). Tente régulièrement des expériences loufoques. Ne sait pas trop quoi faire de sa vie.
Phrase favorite. « C'est pas cool ! »

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Message posté le 20:10 - 14 nov. 2015

3. Choix cornélien


Ils étaient trois, à se faufiler furtivement à travers les bois : un homme et deux femmes. Il faisait nuit. On entendait parfois au loin d'étranges coups de feu dont l'écho résonnait sinistrement. Dans le ciel, de puissants projecteurs lançaient leurs rayons lumineux. Toute menace potentielle était aussitôt éradiquée ; bien des oiseaux avaient cruellement explosés, percutés par un missile plus gros qu'eux. Les volatiles avaient appris à éviter ce terrifiant no bird's land.

— Ô Alex, merveilleux Alex, nous sommes arrivés...

C'était Emma qui, le visage à la fois ému et concentré, vint lui prendre la main. Elle était si belle dans sa tenue de combat moulante. Ses brillants yeux de biche exprimaient une adoration sans borne. Yvonne, comme jalouse de sa compagne, attrapa son autre main. Son visage vint se placer à quelques centimètres du sien, son doux souffle caressa les lèvres du jeune homme.

— Le camp ennemi est juste devant nous. Tu es le plus puissant guerrier de la Terre... Toi seul peut vaincre le mal qui réside en ces lieux. Si tu élimines leur commandant suprême, alors le bien triomphera !

Alex ne répondit pas tout de suite. Il ne comprenait toujours pas pourquoi Emma et Yvonne étaient persuadées qu'il possédait d'incroyables pouvoirs. En vérité il n'était rien de plus qu'un homme comme les autres, tout à fait ordinaire. Mais quand, trois jours plus tôt, ces deux merveilleuses femmes avaient surgi du ciel, brisant les fenêtres de son appartement et s'écriant : « Notre héros ! Nous t'avons enfin trouvé ! », comment aurait-il pu ne pas sauter sur ses pieds, et ne pas leur répondre au tac-au-tac : « Vous en avez mis du temps ! » ? Comment aurait-il pu s'empêcher de bondir dans leur hélicoptère sans perdre une seconde ?

Et voilà où il se trouvait à présent : en face d'un terrifiant camp fortifié, protégé par une enceinte en béton armé de dix mètres de haut, où plus d'une centaine de dangereuses mitrailleuses pointaient leurs museaux belliqueux. Il ne perdit pas contenance cependant — après tout, c'était un héros — et adopta une posture si extraordinaire qu'Yvonne et Emma en gémirent de plaisir.

— Allons mes poulettes, il y a du concombre à éplucher...

Sa voix était irrésistiblement magnétique. D'un pas assuré, il se dirigea vers la gigantesque porte de la forteresse ennemie.

Mais à peine avait-il fait quelques pas, qu'une terrifiante alarme retentit. Il s'était approché trop près, trop maladroitement, et le système de sécurité l'avait repéré. Les mitrailleuses crachèrent leur métal furieux dans sa direction.

— Alex... s'horrifia Emma, qu'as-tu fait ?

Ils rejoignirent tous trois le couvert des arbres. Alex, jetant un coup d’œil discret derrière lui, aperçut la grande porte s'ouvrir, puis vomir un long flot de soldats cybernétiquement modifiés. Le jeune homme vit là une occasion de se rattraper.

— C'était le moyen le plus simple pour ouvrir leur porte ! expliqua-t-il. À présent occupez-vous de ces misérables sbires, ils ne méritent pas mon attention.
— Oh, Alex ! soupira Emma. Tu es un génie...

Le regard transi de la jeune femme exprimait toute la force de l'attrait qu'il exerçait sur elle. Elle l'adorait, c'était évident, mais en même temps il l'intimidait, et cela créait comme une barrière entre eux ; barrière qu'Alex comptait bien briser une fois cette petite histoire terminée. Yvonne était bien moins complexée : elle pétrit sa fesse d'une main musclée avant de déposer un léger baiser sur sa joue.

— On s'en occupe, mon petit chou, susurra-t-elle. Garde tes forces pour le commandant suprême.

Les deux jeunes femmes se lancèrent à l'assaut. Alex en profita pour se cacher derrière un buisson. Seule sa tête curieuse dépassait.

Esquiver les balles des deux cents mitrailleuses était un jeu d'enfant pour Emma et Yvonne. Quand elles atteignirent les rangs des soldats cybernétiques, elles dégainèrent de longs katanas qui brillèrent sous le feu des projecteurs. Leurs lames étaient si bien aiguisées que rien ne résistait à leur tranchant ; elles devinrent des engins de mort pour les hommes-machines. Les deux femmes dansaient sur le champ de bataille telles deux déesses de grâce et d'efficacité. Chaque coup faisait mouche, et tuait sur-le-champ.

Bientôt il ne resta plus un seul soldat ennemi. Les mitrailleuses automatiques continuaient à cracher leur feu, mais ce n'était qu'une nuisance à peine ennuyante pour les deux guerrières de la liberté. Elles pénétrèrent le fort par les portes à présent grandes ouvertes, et désactivèrent le système de défense des remparts.

Une fois que tout danger fut écarté, Alex sortit de son buisson. Sa démarche était majestueuse. Quand il passa souverainement le grand portail, l'alarme ne se fit plus terrifiante, mais terrifiée. Ses deux acolytes l'accueillirent le regard plein d'amour, éblouies par son style.

— Le commandant suprême se terre au fond de son bunker, dans les étages inférieurs, enchaîna Yvonne. Il y a un passage par là, il suffit de détruire la protection électronique. Suivez-moi.

Ils rentrèrent dans le complexe, puis filèrent à travers les couloirs métalliques. Ils arrivèrent finalement devant une porte haute sécurité.

— Tu veux t'en occuper ? demanda Yvonne. Ça doit être un jeu d'enfant pour toi.
— Non non, allez-y, je vous en prie... fit Alex. Je ne voudrais pas me mettre sans cesse en avant.
— Héroïque, et galant... apprécia Emma en sortant ses outils.

La petite porte devait être vraiment bien protégée, car au bout de cinq minutes les filles n'étaient toujours pas parvenues à la déverrouiller.

— Allons, dépêchez-vous ! les pressa Alex. Si nous attendons trop, ils vont nous retrouver... La forteresse entière doit être sur le branle-bas de combat !
— Pardon... s'excusa Yvonne, penaude. Nous y sommes presque.

Emma poussa un cri de victoire au moment où la porte s'effaçait. Devant eux se dessina un long corridor entièrement blanc, qui descendait rapidement à travers les profondeurs de la terre.

— Je connais les plans, leur souffla-t-elle. Ce tunnel fait près de deux kilomètres. Il ne nous reste plus qu'à le parcourir et éviter les dangers qu'il contient, puis nous arriverons devant le commandant suprême.

Les trois compères se regardèrent avec complicité.

— Prêtes à détruire le mal ? sourit Alex.

Emma et Yvonne acquiescèrent avec énergie.

Le conduit était incroyablement long, mais ils avançaient à bonne allure. Alex courait au même rythme que les deux femmes sans se fatiguer ; pour une fois sa blessure à la jambe ne le faisait pas souffrir. Les virages, les couloirs, s'enchaînaient les uns après les autres. Le blanc parfaitement lisse des murs était hypnotique. Alex se demanda quand cela finirait enfin.

Un petit détail attira alors son attention, détail qu'Yvonne et Emma n'avaient pas remarqué. Il les laissa devant et fit quelques pas en arrière pour vérifier qu'il avait bien vu. Dans ce décor entièrement blanc, il ne pouvait en être sûr... mais il y avait bien un embranchement ! Et à cet embranchement se trouvaient deux hommes, entièrement recouverts de mousse à raser, occupés à avancer furtivement contre les murs. Alex reconnut aussitôt, quoiqu'avec surprise, ses deux colocataires. Quels génies ! s'enthousiasma-t-il. Utiliser de la mousse à raser pour se camoufler dans des couloirs aussi blancs !

— Alex ! chuchota Matthieu en l’apercevant. Tu es là ! Viens, rejoins-nous...

Malgré le regard insistant de Matthieu, Alex hésita. Emma et Yvonne continuaient à avancer sans avoir remarqué sa disparition. Quel groupe devait-il rejoindre ? Deux femmes splendides, extraordinairement talentueuses, qui l'adulaient... ou bien ses deux vieux amis, qui avaient l'air de tellement s'amuser avec leur mousse à raser ? Il ne savait qui choisir !

— Qu'est-ce que vous faites là ? leur demanda-t-il.
— On t'a suivi quand tu t'es fait capturer par l'hélicoptère, répondit simplement J-E.
— On s'y est si bien pris qu'on a fini par te devancer, observa Matthieu.

Alex se balança sur place, ne sachant quel camp choisir. Il tourna la tête et regarda les jeunes femmes continuer à avancer précautionneusement. Leur gracieux déhanché semblait lui crier de les rejoindre...

— Bon allez, je vous suis ! se décida-t-il. Il vous reste de la mousse à raser, j'espère ?
— Plein ! sourit Matthieu.

J-E sortit de sa ceinture plusieurs bombes de mousse qu'Alex avait d'abord pris pour des grenades. Il se déshabilla, puis ils l'aspergèrent joyeusement, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus voir que ses yeux et sa bouche.

— Et voilà, tu es parfaitement camouflé... apprécia Matthieu. Maintenant suis-nous, on a découvert un passage pour descendre plus rapidement.

Il ouvrit une trappe dans le mur, et sauta sans la moindre hésitation. Un toboggan ridiculement long les attendait. La mousse à raser les faisaient glisser à toute vitesse. Alex se dit qu'il avait bien fait d'abandonner Emma et Yvonne. Après de nombreux loopings et une dernière glissade, ils atterrirent dans une vaste salle, entièrement noire.

— On a l'air malin, en blanc... On ne voit plus que nous.
— C'est pas grave, dit J-E, on est presque arrivé. Il faut juste trouver la sortie...

Ils avancèrent en tâtonnant dans le noir. Au bout de plusieurs minutes de recherches infructueuses, Alex, qui avançait comme un crabe contre une des cloisons, appuya sans le faire exprès sur un étrange bouton. Un large pan du mur s'écarta pour laisser place à un conduit à peine plus haut qu'eux dont les murs brillaient d'une inquiétante lueur rouge.

— Tu as trouvé ! se réjouit J-E. Ah, c'est une salle rouge... Pour ce genre de couloirs, il faut être très rapide. Dès que tu poses le pied sur le sol rouge, des lasers apparaissent. Si tu n'avances pas assez vite ils te rattrapent, et tu finis en mille morceaux.
— Mince ! réagit Matthieu. Ça a l'air dangereux...
— C'est pour cela qu'il faut qu'on court le plus vite possible et qu'on parte tous les trois ensemble. Alex, ça va ta jambe ?
— Ça va. Je crois que je suis guéri.
— Bon. Parfait. Vous êtes prêts ?
— Prêt, répondirent les deux autres.
— Ok. On part tous les trois en même temps, à mon signal. (J-E inspira et se positionna fermement sur ses jambes) Bon. Un... Deux... TROIS !

Alex partit comme une flèche. Derrière lui, il entendait les lasers grésiller, cherchant à le rattraper. Pourvu que J-E et Matthieu s'en sortent ! se dit-il, mais il n'avait pas le temps de se retourner, pas le temps de voir s'ils parvenaient à suivre son rythme. Il cavala à toute allure pour être certain de ne pas les ralentir. En un dernier bond qu'il arracha férocement à ses muscles surtendus, il se précipita hors du couloir mortel. Aussitôt il se retourna, essoufflé.

Matthieu et J-E étaient à l'autre bout du couloir, tous souriants derrière la barrière de lasers. Ils lui faisaient de grands signes.

— On a préféré te laisser y aller tout seul ! s'écria J-E.
— C'était beaucoup trop dangereux ! ajouta Matthieu d'un air très compréhensif. On se revoit plus tard. Bonne chance avec le commandant suprême !

Alex les regarda s'en aller avec un goût de trahison dans la bouche. Comment ses deux amis avaient pu l'abandonner ainsi ? J'aurais dû rester avec les deux filles ! songea-t-il amèrement.
Par dépit, il ôta une partie de la mousse à raser de son visage. Le chemin continuait, de nouveau blanc. Il se dit qu'au moins il était toujours plus ou moins camouflé, et que par chance il retrouverait peut-être Emma et Yvonne.

Motivé par cette idée, il reprit sa route gaillardement. Mais à peine fit-il un pas, qu'un impressionnant cyborg de guerre surgit au détour du couloir. Alex s'étala aussitôt contre le mur, espérant que ce qui lui restait de camouflage suffirait à le rendre indécelable.

Le cyborg approcha de ses pas lourds. Il se dirigeait vers la salle rouge, apparemment alerté par le mécanisme de défense. Il s'apprêtait à dépasser Alex sans se rendre compte de sa présence, quand il s'arrêta soudainement ; comme s'il prenait conscience que quelque chose de totalement incongru se trouvait à sa gauche. Lentement, il se tourna vers le jeune homme — toujours parfaitement immobile, les yeux ouverts comme un poisson — puis l'observa de son triple système de caméra. Les trois objectifs pointés droit sur lui s'agitèrent avec circonspection. Visiblement le cyborg — qu'il soit humain ou robot — ne savait pas quoi penser. Alex garda un calme héroïque. Pas un de ses cils ne bougeait.

Les secondes s'écoulèrent, sans que rien ne se passât. Puis les secondes devinrent des minutes. Les caméras remuaient toujours aussi étrangement. Sa proximité avec la créature robotique devenait presque intime... Alex ne savait pas comment réagir. Peut-être a-t-il buggé ? espéra-t-il ; mais en même temps il craignait que s'il faisait le moindre geste, son dangereux ennemi ne reprenne ses esprits.

Il attendit dix bonnes minutes avant de conclure qu'il ne pouvait plus continuer ainsi. Faire un concours d'immobilité avec une machine était clairement la chose la plus stupide au monde. Il se décida donc à bouger. Les yeux tout d'abord, à droite, puis à gauche. Ensuite les mains, les bras, la tête ; et pour finir, les jambes. Le robot ne réagissait toujours pas.

— J'ai hypnotisé le cyborg ! se félicita Alex, et il se dit qu'Emma et Yvonne seraient bien époustouflées d'entendre cette histoire.

Il lui apparut alors tout à fait normal d'avoir vaincu ce terrible cyber-combattant : c'était le plus grand guerrier de la Terre après tout, pourquoi donc avait-il douté de lui ? Plus confiant que jamais, il saisit le fusil à antimatière du cyborg et sa ceinture de grenades avant de reprendre reprit son chemin.

Une nouvelle porte se dressa rapidement devant lui. En l'ouvrant, Alex eut l'intuition que c'était la dernière, que bien des révélations l'attendaient. Derrière, il faisait complètement noir. Le jeune héros avança doucement, d'un pas calculé. Il ne voyait plus rien à présent ; pas même ses propres mains. Cela l'inquiéta, malgré son courage olympien, et il se dit qu'il était peut-être tombé dans un piège.

C'est alors qu'un grand bruit éclata. De puissantes lumières l'aveuglèrent. Privé de ses sens, la première réaction d'Alex fut de tirer partout autour de lui. Des flots d'antimatière se déversèrent de tous côtés.

— RAAAAAH ! rugit-il, bien qu'il ne pouvait s'entendre.

Il aurait sûrement tué le commandant suprême — et toute forme de vie dans un rayon d'un-demi kilomètre — s'il n'avait été entouré d'une cage de force indestructible. Il s'en rendit compte lorsque sa vue lui revint, et il arrêta aussitôt de tirer.

— Ah ah ah ah ! se gaussa une voix maléfique. Voilà donc tout ce dont est capable le plus grand guerrier de la terre ? Je m'attendais à mieux !

La créature qui lui parlait avait sa place dans les rêves du plus fou des hommes. C'était un horrible caniche totalement imberbe, aux muscles si saillants que son entier corps en était monstrueusement boursouflé. À la place de sa tête se trouvait une gigantesque télé, où s'agitait un autre caniche, poilu et beaucoup moins musclé. Mise en abîme perturbante, lui aussi arborait un téléviseur au niveau du cou. Sur cet écran dans l'écran, s'affichait le terrible visage du commandant suprême.

— Tu te demandes sûrement comment je me suis retrouvé dans un tel corps ? demanda celui-ci d'une voix lente et désagréable, un sourire mauvais aux lèvres.
— Non, répondit Alex, car cela lui semblait parfaitement logique.

Il avait beau être fait comme un rat, et être prisonnier d'un des hommes les plus dangereux au monde, il travailla sa posture. Son buste se redressa, ses épaules se firent provocantes, son menton se leva orgueilleusement, et il toisa son adversaire d'un air supérieur.

— Quel classe ! siffla le commandant, admiratif. Mais tu feras moins le fier quand tu auras remarqué que tu n'es pas le seul à être tombé entre mes pattes... J'ai également capturé tes amis !

Alex aperçut alors, sur les côtés et dans des prisons semblables à la sienne, Emma, Yvonne, Matthieu et J-E. Ses quatre compagnons avaient l'air désespéré. Les filles étaient cruellement blessées. Du sang tachait leurs beaux visages et collaient leurs cheveux. Yvonne semblait avoir perdu conscience. Emma le regardait avec de grands yeux implorants. « Sauve-nous... » lui murmurèrent ses lèvres carmin. Face à la détresse de la jeune femme, l'horrible caniche fut secoué d'un grand rire.

— Mon plan s'est déroulé comme prévu ! Les deux lionnes sont enfin à moi... Sais-tu qu'elles ont vaincu pas moins de quarante de mes soldats d'élite, avant de se laisser attraper ? J'ai dû mobiliser la moitié des troupes de ma forteresse ! Ces jolies demoiselles étaient le dernier obstacle à ma domination la plus totale... (Il ricana une nouvelle fois, puis tourna son téléviseur vers Matthieu et J-E ; une moue de pur dédain lui déforma les traits) Quant à ces deux gusses... Ils se sont eux-mêmes assommés en tentant de fuir un robot ménager.

Ses deux vieux amis baissèrent les yeux, honteux et désolés.

— On a voulu se battre, se justifia J-E, mais on n'avait plus de mousse à raser ! Alors on a un peu paniqué...

Sa remarque fit rire le commandant suprême.

— Ceci dit, j'ignore comment ils sont parvenus à entrer dans ma forteresse... Mais ignorons-les pour l'instant, et parlons un peu tous les deux. Vois-tu Alex, je t'ai toujours bien aimé. Ces derniers mois, lorsque je n'avais rien à faire, que l'ennui me prenait, je te regardais à travers les caméras que j'avais camouflées partout chez toi. J'aimais te regarder lire, manger, dormir jouer avec ta rasta ball, ou prendre ta douche. Peu à peu, une relation de proximité s'est installée entre nous — bien que tu n'en avais sûrement pas conscience. (Son ton se fit plus doux, presque ému) Tu es devenu comme un frère pour moi...

D'une démarche aussi sautillante que repoussante, il se rapprocha. Son visage tenta de se faire bienveillant, sans vraiment y parvenir. Alex restait impassible ; sa posture, d'un fabuleux indicible.

— Et je ne tue pas mon propre frère. Ou du moins, pas le frère que je me suis choisi. Alors oui, je vais te laisser la vie sauve. Mais tu devras faire un choix ! Un choix qui déchirera ton petit cœur...

Le maître du mal se tut un instant, pesant ses mots, cherchant à obtenir le meilleur effet.

— La première option, se délecta-t-il avec lenteur, est la suivante : je tue Emma et Yvonne, mais tes amis restent en vie. Vous finirez les restants de vos jours dans cette forteresse, à me servir. Vous vous occuperez de mon bain, de ma litière, vous me masserez régulièrement avec vos corps nus, vous limerez mes ongles, nettoierez mon derrière. Oh ! Comme la vie nous sera douce !

Un instant il resta rêveur, un sourire béat aux lèvres.

— La deuxième option ! reprit-il soudainement. Je tue, puis torture tes meilleurs amis... mais j'épargne ces deux adorables femmes. Vous vivrez alors tous les trois dans une aile spéciale de ma forteresse qui vous sera réservée, relativement libres de vos faits et gestes. Votre seule mission sera de m'offrir, chaque année, un mignon petit bébé... Ah ! soupira-t-il. Comme je rêve de découvrir les joies de la paternité ! Quels beaux enfants vous aurez ! Quelle belle famille nous serons !

De nouveau il sembla plonger dans de doux songes, le regard au loin.

— Alors, Alex ? s'enquit-il doucement, un sourire pixelisé se dessinant sournoisement sur ses lèvres perfides. Qui vas-tu sacrifier ? Vas-tu condamner à mort ceux avec qui tu as grandi... juste pour de jolies filles ? Vas-tu...
— Tais-toi, chien, l'interrompit Alex.

Le ton de sa voix était si majestueusement nonchalant, que le caniche maléfique en fût comme muselé. Alex changea de position. Avec noblesse, sa jambe droite s'avança de quelques centimètres. Son corps entier pivota légèrement, jusqu'à ce qu'il s'offrît de profil. Sa fière poitrine gonfla, ses épaules s'élargirent, et de ses bras émana soudain une impression d'incroyable puissance. Puis il inclina la tête vers l'avant, pour jeter à son ennemi un regard où brillaient les reflets brûlants de l'héroïsme. Il savait ce qu'il avait à faire.

— Tais-toi... Et libère J-E et Matthieu.

Son ton était sans appel.

— Ouais ! s'écria J-E.

C'est à ce moment que tout commença à devenir flou. Les sons, les images, se déformèrent. Alex comprit que son rêve était en train de se terminer. Il observa presque avec regret les derniers fragments du songe s'étioler, puis disparaître, comme de fragiles pages de journal s'abandonnant au feu vorace et implacable de la réalité. Juste avant que tout ne disparaisse, Alex aperçut — dernière image fugace — le visage tout à fait surpris, voire consterné, du commandant suprême ; et celui, déchiré, dévasté par les larmes, d'Emma. Dans ses beaux yeux bruns coulait une tristesse qui ne pouvait s'épancher : la tristesse de ce qui aurait pu se passer, de ce qui n'était pas arrivé, et de la mort qui l'attendait.
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Message posté le 20:14 - 14 nov. 2015

4. La Rasta Ball


Il est impossible de dresser un portrait pointilleux d'Alex sans évoquer ce petit objet, d'apparence anodine, mais qui au fil des années a pris une place considérable dans sa vie. La légendaire Rasta Ball donc, est une simple petite balle en plastique d'environ dix centimètres de diamètre, joyeusement habillée des couleurs de la Jamaïque. Sur le côté est inscrit, en petites lettres noires : Rasta Ball.

Il est dit qu'Alex appréciait le sport en général ; hé bien il était également friand de jeux d'adresses. À l'époque où il venait de faire l'acquisition de cette balle — il ne savait pas encore qu'il allait tomber sous son emprise — il subissait régulièrement de violentes crises d'ennui. Le pauvre Alex, après être rentré du travail, se trouvait à tel point désemparé qu'il vagabondait sans but dans sa chambre, dans la cuisine ou dans le salon. C'est un jour comme les autres, alors qu'il s'installait mornement sur son lit, qu'il aperçut d'un œil fatigué la petite balle rouge, jaune et verte. Comme mû par un instinct supérieur, il saisit la balle, puis, toujours allongé, il s'amusa à la lancer en l'air, et la rattraper.

Rapidement, il se rendit compte combien cette simple occupation l'amusait. Il pouvait passer des heures entières, allongé sur sa couverture, à lancer cette balle, la rattraper, la lancer, la rattraper... La disposition de son lit, situé juste sous la fenêtre, était particulièrement bien adaptée à cette fascinante occupation. Quand il faisait beau, Alex ouvrait grand les battants, et transporté par les rayons du soleil le vent venait doucement lui caresser les poils, courant le long de sa peau. Au contact de la nature, réconforté par l'inaltérable répétition du mouvement de son bras, son esprit se reposait, s'épanouissait. Il était bien.

Ses colocataires ne tardèrent pas à remarquer que cette activité se faisait de plus en plus récurrente. L'image d'Alex allongé sur son lit au fond de sa chambre en train de lancer et relancer sa petite balle, laissa avec le temps une marque durable dans leur mémoire. Souvent, ils s'arrêtaient au pas de sa porte pour le regarder avec curiosité. Ils se demandaient alors tout à fait légitimement : À quoi donc est-il en train de penser ?

La vérité était qu'Alex ne pensait pas à grand-chose. Cependant, une certaine fierté l'empêchait de l'avouer, autant à lui-même qu'à ses deux amis ; aussi quand il se savait observé il adoptait toujours une mine mystérieuse, le regard songeur. Il donnait alors l'impression de vivre une expérience extraordinaire, que de simples profanes ne pouvaient comprendre.

Ce comportement finit par chatouiller l'intérêt de Matthieu. Un jour où lui non plus n'avait pas grand-chose à faire, il entra dans la chambre de son ami — Alex venait de lancer pour la quatre-vingt-dix-septième fois consécutive fois sa balle sans la faire tomber, il n'était pas loin de son record ! — et l'observa quelque temps. Puis il demanda :

— Tu penses à quoi, quand tu lances ta balle ?

Alex adopta son air mystérieux.

— À beaucoup de choses... éluda-t-il, énigmatique.

Cette réponse était loin de satisfaire Matthieu.

— Par exemple, avant que j'arrive, tu pensais à quoi ?

Alex plissa les yeux, ennuyé par la question. Il finit par dire la première chose qui lui passa par la tête :

— J'étais en train de me demander : si j'étais un fromage de chèvre... qui avait le pouvoir de voyager dans l'espace... qu'est-ce que je ferais ?

Il n'en fallait pas plus pour attirer l'attention de son ami. Une lueur d'intérêt étincela furtivement dans son regard.

— Je peux essayer ? s'enquit-il.
— Si tu veux... Tiens, prends cette balle-là.

Il sortit du tiroir de sa table de chevet une autre balle de taille similaire, mais blanche et bleue, avec des zones jaunes qui évoquaient comme des lacs ambrés sur une petite planète. Au milieu d'une de ces zones était finement écrit, en lettres italiques : Supreme Ball. Elle était moins moelleuse que la Rasta Ball, mais elle tenait mieux en main.

Fier et impatient, Matthieu s'allongea par terre, au milieu de la chambre de son ami. Il prit soin d'adopter une posture similaire, le pied droit posé sur le genou gauche et une main derrière la tête, avant de lancer sa balle à son tour. Il se demandait avec curiosité vers quelles directions surprenantes ses pensées allaient se diriger.

À son tour, il lança la balle, la rattrapa, la relança... Mais il avait beau tout faire comme son ami, aucune idée extraordinaire ne lui venait, aucune pensée prestigieuse ne venait même pointer le bout de son nez. Tout ce qu'il était capable de se dire, c'était combien le plancher était inconfortable, combien cela lui faisait mal aux fesses et à la tête. Il vérifia qu'Alex, lui, continuait bien à voguer parmi les plus hautes sphères de l'esprit humain :

— Et maintenant, tu penses à quoi ? l'interrogea-t-il.
— Je suis en train de voyager sur la lune, improvisa ce dernier. J'y suis venu chercher ma mie, la princesse des tartines, pour me marier à elle. Nous allons célébrer cela dans le micro-onde géant du royaume de Lune de Miel.

Matthieu fut très impressionné. La Rasta Ball semblait réellement décupler les facultés mentales d'Alex — et particulièrement son imagination. Pourquoi cela ne marchait-il pas avec lui ?

— Je vais chercher un coussin... Le sol est trop inconfortable : je n'arrive pas à me concentrer.

Il se leva, et revint avec un oreiller, qu'il se mit derrière la tête. Mais c'étaient ses fesses qui à présent le gênaient douloureusement. Il repartit chercher un deuxième oreiller pour se réinstaller plus agréablement. Cette fois-ci ce fut son dos qui, s'échouant entre les deux coussins, n'était pas à son aise. Matthieu tenta de s'enfoncer dans un large pouf, sans plus de succès : aucune position ne lui convenait. Finalement il regagna sa chambre, fit voler sa couette, et ramena le matelas de son gigantesque lit.

Faire rentrer un si grand matelas dans la petite chambre d'Alex tenait de l'exploit, mais quand Matthieu avait une idée en tête, il était difficile de l'en décourager. Sans qu'Alex comprit comment, son ami parvint à faire passer son matelas, puis le poser totalement à plat. Poussant un grand soupir de bien-être, Matthieu s'y allongea. Il observa alors la Supreme Ball avec intensité. À présent, livre-moi tes secret ! lui ordonna-t-il, impérieux.

Comme son ami, il lança sa balle, et la rattrapa. Plus aucune sensation d'inconfort ne venait troubler sa concentration. Il lança la balle, la rattrapa. La lança, la rattrapa.

— Trois ! se réjouit Matthieu haut et fort, mais il rougit aussitôt en se disant que ce n'était pas le genre de pensées à avoir.

Ignorant le sourire supérieur d'Alex, il se recentra ; persuadé qu'après un certain nombre de lancers, quelque chose d'extraordinaire lui arriverait, que la simple répétition du geste hypnotiserait son esprit, élèverait sa conscience, sublimerait son âme. Il s'appliqua à la tâche, plus fervent que jamais.

Mais dix minutes plus tard, il dut se rendre à l'évidence : malgré toute sa volonté, absolument rien ne venait agiter ses neurones. Plus il lançait cette balle, plus il avait le sentiment d'avoir une coque vide à la place du crâne. L'échec était complet. Il n'était pas parvenu à atteindre l'état d'esprit d'où le surplombait Alex. Cependant, pour rien au monde il n'allait assumer sa défaite devant son colocataire.

— Oh la la... Je pense à tellement de choses... se vanta-t-il, l'air de rien.
— Moi aussi, riposta Alex. Si tu savais !

Les deux hommes mentaient outrageusement. Pas un n'osait demander à l'autre à quoi il pensait, de peur que ce dernier, à son tour, ne l'interroge. Ils continuèrent donc simplement à lancer leur balle, et à la rattraper.

La lancer, la rattraper.

La lancer, la rattraper.

La lancer, la rattraper.

*


Pendant ce temps, J-E travaillait avec ardeur dans sa chambre. Cela faisait trois heures qu'il tentait de résoudre un exercice particulièrement ardu de mécanique. Son esprit, à force de vouloir percer les insondables mystères de la science, en surchauffa. Il en eut assez de cet exercice, de cette logique implacable qu'il lui demandait, et qui ne laissait nulle place à l'inattendu ou à l'imagination. Il voulait s'amuser. J-E s'étira, décidant de prendre une petite pause.

C'est alors qu'il prit conscience de l'étrange silence qui régnait dans l'appartement. Il fronça les sourcils.

— Qu'est-ce qu'ils peuvent bien être en train de faire... se murmura-t-il à lui-même.

Il sortit de sa chambre pour jeter un coup d’œil dans celle de Matthieu, juste à côté de la sienne. Elle était vide. Sa curiosité piquée, il rejoignit celle d'Alex, et ouvrit la porte. Le plus affligeant des spectacles l'attendait.

Alex et Matthieu étaient mollement étalés contre leurs matelas, balançant d'une main larvaire leur balle respective. Ce temps que J-E avait passé à furieusement réfléchir, eux l'avaient dépensé à jouer avec un petit ballon.

J-E ne put s'empêcher de sourire en les voyant ainsi. Après trois heures sans la moindre surprise, trois heures dénuées du plus petit émerveillement, celui-ci agit comme un baume de fraîcheur sur son esprit brûlant.

— Vous avez l'air tellement con... leur asséna-t-il, secouant la tête d'un air affligé.

Mais en vérité, cela voulait dire : Merci.
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Message posté le 20:17 - 14 nov. 2015

5. Kaméhaméha


J-E marchait lentement sur la plage déserte. Il pouvait sentir les grains de sable se faufiler entre ses doigts de pied, les vagues lui lécher les genoux. Il faisait beau : le soleil chauffait généreusement le cuir de sa peau. Pour une fois le vent s'était fait calme, caressant ; comme s'il avait senti que le jeune homme, pour une heure au moins, n'aspirait qu'à une douce quiétude.

Sa journée avait été éprouvante. Horriblement éprouvante. L'intégralité de ses connaissances, y compris celles qu'il appréciait le plus, avaient toutes décidées d'être stupides et désagréables en même temps. La bêtise et l'étroitesse de l'administration, l'hypocrisie de certains de ses camarades de promo, l'égoïsme et le manque de professionnalisme des enseignants, avaient peu à peu rongé, au fil des heures, sa bonne humeur naturelle. Il avait bien tenté de se faire entendre, d'apporter un peu de raison à cette société de fous ; mais on avait toujours ignoré ses remarques. Quand enfin il était rentré à l'appartement — espérant trouver calme et réconfort — il avait été accueilli par un Alex et un Matthieu surexcités, qui semblaient s'être lancés dans un duel de mauvaise foi aussi insupportable qu'interminable.

À cela s'ajoutait la fatigue de se lever si tôt chaque matin, et de travailler si dur jusqu'à
tard le soir. Il ne pouvait se souvenir à quand remontaient ses dernières vacances.

Alors J-E était parti faire un tour. Il avait besoin de se retrouver seul, et dans la solitude, de réfléchir à ce monde étrange dans lequel il évoluait. Sa voiture avait quitté la ville, puis il l'avait emmenée jusqu'à une plage qu'il affectionnait particulièrement, étrangement cachée par les dunes, de telle sorte que très peu de gens connaissaient son existence. Il s'était déshabillé et avait plongé dans l'eau, laissant la fraîcheur de la mer vivifier son corps et lui changer les idées. Il avait nagé, longtemps, jusqu'à rejoindre une des ces charmantes petites îles que l'on apercevait au loin.

À présent il avançait lentement le long du rivage. Il avait beau se trouver dans le plus petit appareil, étonnamment, il n'avait pas froid. Au large, il s'amusa à observer une grande île, sur laquelle se trouvait une unique maison. Un petit chemin descendait de la masure, serpentait pendant une bonne cinquantaine de mètres, puis se terminait en une large plage située en face de la sienne. Le jeune homme se surprit à y distinguer, très clairement malgré sa mauvaise vue, une petite fille en train de s'amuser avec un cerf-volant. Le vent étant paresseux, la voile blanche se mouvait paisiblement. Cette vision réjouissait J-E. Une douce sérénité l'envahit. Il leva la tête vers le ciel, souriant.

C'est alors qu'il discerna, se frayant un chemin enflammé à travers les nuages, ce qu'il prit tout d'abord pour un avion en train de chuter.

— Il est en feu ! s'écria-t-il les yeux écarquillés, comme si ce qu'il voyait était impossible.

Stupéfait, il regarda l'objet tomber du ciel. Il fut alors convaincu de deux choses : premièrement, ce qui déchirait de ses traînées sombres l'azur du firmament n'était pas un avion, mais une météorite ; et secondement, que celle-ci s'apprêtait à tomber très précisément sur l'île de la petite fille.

Non ! songea-t-il violemment, car l'idée que cet être innocent meure lui était insupportable. Cependant, que pouvait-il faire pour empêcher cela ? Quel pouvoir avait-il ? Il serra les poings de frustration ; une sourde colère, qui réclamait justice, cognait contre sa poitrine. Le terrifiant son du météore en train de fendre l'atmosphère retentit, avec plus de force chaque seconde. L'objet de mort continuait implacablement sa course, et personne ne pouvait rien y faire.

J-E sentit alors une incroyable force le traverser, remuer en chaque parcelle de son corps. Il n'avait aucune idée d'où lui venait cette force ; mais il avait la certitude que s'il devait l'utiliser, c'était maintenant.

Il planta ses jambes dans le sable. Les vagues qui venaient lui frapper les cuisses, s'attaquaient à un roc. Le jeune homme fléchit légèrement son corps en arrière, joignant ses mains l'une à l'autre. C'était en ce point focal, parfaitement situé entre sa dextre et sa senestre, qu'il devait concentrer toute l'énergie qu'il sentait vibrer en lui.

— Ka… mé…

Un instant, il se dit que ce qu'il était en train de faire était ridicule. Qu'espérait-il donc ?

— …ha… mé…

Il fixa le météore d'un regard brûlant. Il pouvait le faire. Toute sa colère se concentra entre ses paumes.

— …HAAAAAAAAA ! rugit-il, et ses mains se tendirent furieusement vers l'astre sombre.

Mais rien ne se passa. Aucun flot d'énergie ne quitta son corps, et la météorite continuait toujours sa funeste progression. Elle faisait un bruit effroyable à présent, apocalyptique. La petite fille avait arrêté de jouer avec son cerf-volant, et levait en l'air son minois stupéfait. Ses deux parents terrifiés surgirent de la maison pour se précipiter vers elle.

J-E ne pouvait rester sans rien faire. Bien que sa première tentative ait lamentablement échoué, il reprit sa position. Ses mains se réunirent de nouveau. Il devait le faire ; dût-il réessayer des centaines de fois.

— Ka…

Une étrange sensation l'envahit ; il sentit quelque chose remuer en lui.

— …mé…
— …ha…

Tout son corps frissonnait. Il avait l'impression de briller. Il savait que quelque chose allait se passer ; quelque chose d'extraordinaire, de surpuissant, que rien ne pourrait empêcher. Son esprit exultait malgré lui.

— …MÉ…

Jamais il n'avait senti une telle force en lui. Tous ses poils se dressèrent. Sous son épiderme frémissant, son corps était pure électricité : l'eau de mer s'évaporait avant même d'effleurer sa peau. Il ferma les yeux.

— …HAAAAAAAAA !!!

Ce fut comme une digue qui s'ouvre. La puissance surgit de lui en d'éclatantes trombes d'énergie. Sa colère et sa frustration se mêlèrent à sa volonté ; ils se concentrèrent en un unique rayon, d'une intensité insoutenable, dirigé droit sur le météore. De ses paumes tendues vers le ciel, se déchaînèrent d'immenses et destructeurs traits de lumière aux couleurs chatoyantes.

J-E ne s'arrêtait pas de crier. Autour de lui, la mer se cabra ; le sable, emporté par un pouvoir trop grand pour lui, formait de chaotiques tourbillons d'une extrême violence. Le vent s'était soudainement levé, rugissant aux côtés du jeune homme. La nature elle-même n'était rien devant sa puissance. L'énergie qui s'accumulait en lui depuis si longtemps était enfin délivrée, et jetait des flots de pure destruction.

Jusqu'à ce qu'il ne restât plus rien ; jusqu'à ce que J-E se fût entièrement vidé. Exténué, anéanti, il s'effondra à terre, au centre d'un cratère qui n'était pas là une minute plus tôt. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne pouvait dire si tout était devenu extrêmement calme, ou si c'était lui qui était devenu totalement sourd.

La petite fille... songea-t-il, faiblement.

Il ouvrit les yeux et, réunissant ses dernières forces, il jeta vers le ciel un regard éperdu d'espoir.

Il avait mal visé. La météorite continuait toujours son noir chemin.

En revanche, la petite fille, son cerf-volant, sa maison et son île, avaient disparu.
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Message posté le 20:27 - 14 nov. 2015

6. Opération réveil


Matthieu avait toujours eu des difficultés à se réveiller. Un jour, il raconta à ses deux colocataires comment, même enfant, c'était la croix et la bannière pour qu'il daigne se lever. Chaque matin son esprit luttait si violemment pour goûter au plaisir de quelques minutes supplémentaires de sommeil, qu'on en venait à se demander s'il ne valait pas mieux le laisser tranquillement dormir.

Or il vint une sombre époque, où les études se firent particulièrement éprouvantes, et surtout, extrêmement matinales. Se lever chaque jour à huit heures était un devoir que le jeune homme se fît un point d'honneur de respecter ; jusqu'à ce que la fatigue se fisse si accablante que malgré les attaques furieuses de son réveil, dormir restait toujours la meilleure option. Matthieu parvint à se lever à l'heure pendant le premier mois ; suite de quoi, il manqua systématiquement les cours du matin.

Cette situation ne pouvait durer. Quelles chances le jeune homme avait-il de réussir ses études, si son métabolisme faisait tout pour qu'il échouât ? Lui fallait-il inlassablement se battre contre lui-même ? C'était un combat qu'il ne pouvait gagner...

Ou du moins, qu'il ne pouvait gagner seul. Un soir, alors qu'il dégustait avec Alex et J-E un délicieux cheesecake, il demanda leur aide.

— Mes amis, l'heure est grave. Cela fait à présent huit jours d'affilée que je n'arrive pas à me lever pour aller l'université. Ce cheesecake en est la preuve : comment aurais-je eu le temps de le faire, sinon ? Mais voilà : mon niveau baisse de jour en jour, et si ça continue ainsi, mes prochains partiels risquent d'être un obstacle que je ne saurais surmonter. C'est pourquoi j'ai besoin de vous.
— Tu veux qu'on te réveille ? s'étonna J-E.
— Oui. C'est ma seule chance si je veux réussir. Les alarmes n'ont plus le moindre effet sur moi : je les éteins sans même m'en rendre compte. Mais une présence humaine, j'en suis sûr, saura rallumer ma conscience.

Les trois amis restèrent un instant silencieux ; le gâteau était diablement bon.

— Pour nous ce ne sera pas un problème, jugea Alex. On se lève avant toi de toute façon. Il nous suffira de se relayer. À quelle heure tu veux qu'on vienne frapper à ta porte ?
— Vers sept heures et quart, ce serait parfait. Ça me laissera le temps de manger et de me préparer.
— Ok. Faisons comme ça alors.

Ainsi, la fin de ce cheesecake marqua le début d'une ère nouvelle, qui n'allait durer que quelques mois seulement, mais qui allait laisser une empreinte durable dans la vie des trois jeunes hommes. L'ère où Alex et J-E devaient s'occuper de réveiller Matthieu.


1er réveil.
Il était précisément sept heures et quart quand Alex, après avoir pris sa douche, vint toquer à la porte de Matthieu. Il poussa doucement la poignée, et sa tête bienveillante s’immisça dans la pièce.

— Il est sept heures et quart... prévint-il doucement.

Au fond de la chambre, Matthieu s'éveilla délicatement. Il s'étira avec grâce, puis poussa un petit grognement de contentement.

— Ah, mon brave Alex, souffla-t-il.
— Tu veux que j'allume la lumière ? demanda ce dernier.
— Je veux bien, oui... Merci.

Matthieu s'assit sur son lit. Pendant plusieurs minutes, il laissa les pensées matinales fourmiller agréablement sous son crâne. Il était certes fatigué, ses yeux s'ouvraient avec difficulté, mais il souriait : il était heureux d'être parvenu à se lever, d'être prêt à affronter cette nouvelle journée. Huit heures de mathématiques l'attendaient aujourd'hui ; il savait que sans ses colocataires il en aurait manqué la moitié.

— Allez, c'est parti... grogna-t-il d'une voix rauque en cherchant ses habits d'un regard pas encore très alerte.


4e réveil.
Ce matin, ce fut J-E qui ouvrit sa porte. Comme son camarade jusque-là, il se montra prévenant et attentionné.

— Debout, Matthieu ! chantonna-t-il joyeusement. Il est l'heure de se lever !

Le cadavre qui gisait sur le lit s'agita brutalement, produisant les sons les plus désagréables.

— Allume la lumière s'il-te-plaît, demanda Matthieu d'une horrible voix.

Il se sentait tellement fatigué.... Après d'intenses efforts, il parvint à quitter sa position allongée. Une étrange grimace déformait ses traits. Quel calvaire de se lever si tôt. Ne pouvait-il donc profiter un peu plus de ses matinées ?

Il saisit ses vêtements d'une main dépressive.


8e réveil.
— Toc toc toc... fit la mélodieuse voix d'Alex.
— Grmmbl... grommela Matthieu d'un ton peu commode.

Alex alluma la lumière. Son ami poussa alors un terrible cri, et se tortilla dans tous les sens.

— Noooon ! Pas la lumière ! gémit-il. Éteins-la, éteins-la !

Alerté par le ton déchirant de sa voix, Alex s'exécuta. Néanmoins il resta un instant debout devant l'embrasure de la porte, comme hésitant. Puis il demanda :

— Tu vas réussir à te lever ?
— Oui, oui... Laisse-moi juste un peu de temps. Je vais allumer la lumière moi-même.

Alex ne savait pas trop s'il devait croire ou non son ami. Finalement, décidant de lui faire confiance, il referma la porte.

Mais sitôt que le noir envahit la chambre, Matthieu se rendormit.


11e réveil.
Cela faisait trois matins de suite que Matthieu ne se levait pas, et cela n'avait pas échappé à ses deux colocataires. Aujourd'hui c'était au tour de J-E d'aller toquer à sa porte.

— C'est stupide, dit-il à un Alex intensément concentré sur sa brioche. Il veut qu'on vienne le réveiller, mais juste après il se rendort !

Alex se contenta d'acquiescer. Il se disait que c'était le problème de Matthieu, qu'eux tentaient juste de l'aider. Si ça ne suffisait pas alors il n'y avait rien à faire, ils n'allaient pas le forcer. Mais J-E était d'un autre avis ; de nombreuses pensées le travaillèrent. D'un air fourbe, il murmura finalement :

— J'ai une idée...

***


Matthieu dormait d'un air serein, un sourire candide aux lèvres et la tête profondément enfouie dans son oreiller, quand sa porte s'ouvrit soudainement.

— MATTHIEUUU !! rugirent ses deux colocataires.

La lumière éclata dans la pièce en même temps qu'ils plongèrent sur son lit.

— IL FAUT SE REVEILLER ! gueulèrent-ils.

J-E saisit son ami endormi par le cou, puis tenta de le tordre comme s'il égorgeait un coq. L'effet fut réussi : jamais Matthieu ne s'était réveillé aussi rapidement. D'une pulsion des jambes il renversa J-E en arrière et tenta de s'arracher à sa prise ; mais ce dernier s'accrochait à lui de toutes ses forces.

— Vas-y Alex, je le tiens !

À cette époque, le lit de Matthieu était plus utilisé en tant que ring qu'autre chose : sa grande largeur et ses deux mètres de longueur permettait les combats les plus épiques. De plus, entre le mur et le bout du lit se trouvait la « fosse », un espace réduit où l'on pouvait facilement faire tomber une personne de taille humaine, et qui faisait également office de dépotoir pour le linge sale de Matthieu. Les féroces bastons sur ce lit n'avaient qu'une seule règle : le dernier qui n'était pas tombé dans la fosse, était le vainqueur.

Aussi, quand Alex vit ses deux amis empêtrés, il vit là l'occasion de remporter une victoire éblouissante. Il les chargea, et prenant appui sur le bois-de-lit, les poussa de toutes ses forces.

— Noooon ! s'écria J-E. Traître !
— Allions-nous, J-E ! cria Matthieu. C'est notre seule chance !

Les deux amis se jetèrent sur un Alex prêt à défendre chèrement sa vie.

Dix minutes plus tard, le combat se terminait, laissant les jeunes hommes essoufflés. Personne n'était tombé dans la fosse — Alex s'était héroïquement défendu — mais il était l'heure pour les trois compères d'aller au travail.

— Tu vas réussir à te lever, ce coup-ci ? fit Alex.
— Je ne vois pas comment je pourrais réussir à me rendormir ! rigola Matthieu.
— Mission accomplie, alors, observa J-E. Tu peux nous remercier : un réveil aurait été bien moins efficace.
— C'est vrai... Merci. Mais ne me faites pas ce coup-là tous les matins !


16e réveil.
Au fil du temps, il avait fini par s'établir une petite routine. Alex et J-E avaient abandonné l'idée de parvenir à faire se lever Matthieu chaque matin ; néanmoins, cela les amusait de venir l'embêter. Souvent, J-E réfléchissait à comment il pourrait bien le surprendre. « Il faut qu'on trouve des façons amusantes de le réveiller... » dit-il un jour à Alex.

Or ce matin-là, en observant les casseroles dans la cuisine, il eut une très bonne idée.

***


L'entrée de J-E fut fracassante. Il défonça la porte, écrasa l'interrupteur, puis bondit au milieu de la pièce.

— JE SUIS UN DINDON ! gloussa-t-il puissamment.

Les jambes ridiculement arquées, les fesses tendues en arrière, il se mit à sautiller grotesquement en agitant furieusement une pauvre casserole, qu'il frappait à l'aide d'une cuillère en bois.

— JE SUIS UN DINDON ! répéta-t-il en caracolant à travers toute la pièce. JE SUIS UN DINDON !

En roulant abusivement des fesses, il rapprocha son postérieur frémissant juste devant le nez de Matthieu. Ce dernier l'observait d'un œil vide. J-E se trémoussa audacieusement tout en caquetant comme une vulgaire volaille. Il se retourna ensuite, donna un puissant coup de cuillère contre la casserole, puis il repartit de sa démarche si particulière.

— JE SUIS UN DINDON ! affirma-t-il une dernière fois.


18e réveil.
Un pied surpuissant enfonça la porte de la pauvre chambre.

— Matthieu, allons-y, on nous attend ! clama Alex d'une voix transpirante de noblesse.

L'endormi tourna une tête perplexe vers son ami. Celui-ci s'était déguisé en ce qui semblait être une caricature de super-héros. Au-dessus d'une paire de chaussures de sport, il arborait un caleçon moulant d'un bleu très clair, lui-même surmonté d'un slip rayé de blanc et d'orange. Un marcel blanc venait mettre en valeur les muscles fins de ses bras ; ce dernier tenait une serviette verte qui tombait dans son dos comme une large cape. Enfin, couronnant le tout, une passoire mise à l'envers faisait office de casque.

Matthieu bondit aussitôt de son lit pour se précipiter vers son armoire. Il fit voler des frasques dans tous les sens, cherchant une tenue qui pourrait rivaliser avec celle d'Alex.

— Quelle est notre mission ? s'enquit-il d'un air sérieux.
— La vieille de l'immeuble est coincée dans l'ascenseur avec son chien claustrophobe, répondit gravement Alex. Celui-ci devient fou, et il est train de la manger... Il faut aller l'aider !
— Bon sang, pauvre chien... jura Matthieu. C'est bon je suis prêt, allons-y !

Il avait enfilé une longue perruque gothique et une chemise à fleurs largement ouverte sur le torse. Des chaussettes de ski roses lui remontaient jusqu'aux genoux, fermement tenues par une vieille paire de sandales. Une couche pour adulte trop grande bouffait fièrement au niveau de ses hanches. De ses menaçants gants cloutés, Matthieu frappa ses mains l'une contre l'autre.

— Il est temps d'en finir une bonne fois pour toute avec cette vieille maléfique... cracha-t-il.

Ils s'élancèrent courageusement hors de la chambre.

Quand J-E — qui rêvassait tranquillement dans le salon — vit Alex ainsi accoutré lui déclarer solennellement : « L'heure est venue d'aller faire vomir du chien... », il ne sut trouver ses mots. Puis Matthieu le rejoignit, jeta à son tour un regard de feu à J-E, et les deux super-héros quittèrent l'appartement d'une allure immensément brave.


20e réveil.
— Hi hi hi !

Ce rire inquiétant fut le premier son qui parvint aux oreilles de Matthieu. Pressentant que quelque chose d'anormal se tramait, il se retourna. Il eut tout juste le temps d'apercevoir un J-E entièrement nu, avant que celui-ci ne se faufile sous sa couette.

— Mais !... réagit Matthieu, consterné.
— Hi hi hi !

J-E s'était simplement allongé à côté de lui, attendant patiemment — avec toute la rigueur d'un esprit scientifique — de voir combien de temps Matthieu allait tenir avant de se lever.

Cela ne fut pas bien long : presque aussitôt, celui-ci quitta couette, matelas et oreiller, et sortit de sa chambre d'un pas vif. J-E, très fier de lui, décida de rester un peu plus longtemps afin d'être certain qu'il ne revienne pas. Et puis le lit était extrêmement confortable : pourquoi ne pas en profiter ?

Cependant, les minutes passaient, et Matthieu ne réapparaissait toujours pas. Il faut pourtant bien qu'il revienne chercher ses vêtements, réfléchit J-E, perplexe. L'appartement — en-dehors du son régulier de la douche d'Alex — était totalement silencieux ; à tel point que cela finit par l'intriguer. Qu'est-ce qu'il trafique ? songea-t-il. Curieux, il se leva, enfila le caleçon qu'il tenait dans sa main, avant de partir à la recherche son colocataire.

La cuisine était vide. Le salon aussi. La salle de bain était occupée par Alex. Il ne restait plus qu'une seule possibilité : sa propre chambre ! J-E s'y précipita... et ne put que constater sa défaite. Matthieu avait éteint la lumière, et s'était allongé sur son lit.

Il dormait profondément.


23e réveil.
04h02. Quelques heures avant l'aube, la chambre de Matthieu baignait dans un silence serein. L'obscurité qui y régnait était presque palpable ; il semblait que la gravité en était plus forte, comme enveloppant la pièce de son étau rassurant. Tout au fond, Matthieu était mollement écrasé contre son matelas.

Sa respiration était douce, silencieuse. Parfois il inspirait un grand coup, un large bol d'air, qu'il relâchait en un long soupir. Ses joues étaient légèrement rouges, sa peau chaude et sèche ; lorsqu'il remuait, c'était une caresse mutuelle échangée avec sa couette. Oh ! Comme il avait l'air bienheureux ! Comme il semblait innocent ! Qui serait assez cruel pour interrompre son...

La porte s'ouvrit soudainement.

— MATTHIEU ! cria J-E.

Il semblait furieux. Matthieu leva aussitôt les yeux vers lui, comme s'il attendait sa visite. Étonnamment, un grand sourire illumina sa face, et il éclata de rire devant le visage mi-colérique, mi-indécis de son colocataire.

— C'était à mon tour de te réveiller, J-E ! se réjouit-il. J'espère que tu ne l'as pas trop mal pris. J'ai entendu dire que se réveiller au milieu de la nuit aidait à se remémorer ses rêves... On va peut-être avoir des histoires à se raconter, demain !

J-E ne répondit rien. On sentait qu'il était perturbé. Il ne savait s'il devait s'énerver ou non. Finalement il décida que ça n'en valait pas la peine, et il se contenta de poser le téléphone de son ami — qu'il tenait dans la main — sur son bureau.

— À demain, J-E ! fit Matthieu. C'était sympa de se parler à cette heure-là de la nuit... Ça n'arrive pas souvent, hein ? Dors bien.
— Ouais... Toi aussi, grommela J-E avant de rejoindre sa chambre.


03h59. Quelques minutes plus tôt, J-E dormait comme un bébé. Il n'avait pas fermé ses volets pour laisser filtrer un peu de lumière : il n'aimait pas se retrouver dans le noir le plus complet. Sa chambre était parfaitement rangée, presque minimaliste, bien loin du fouillis surprenant dans lequel débordait toujours celle de Matthieu. Sa couverture reposait, légère, sur son torse. Il était parfaitement calme. Sous ses traits immobiles, son esprit travaillait courageusement, frémissant de vie et d'intelligence. Son imagination totalement débridée ressassait les évènements les plus marquants de sa journée et les réutilisait à sa façon : les mêlant à ses espoirs, ses ambitions et ses peurs, pour l'emmener vivre les aventures les plus excitantes. Ah ! En cette heure réservée au sommeil, qui oserait interrompre ces doux rêves ? Ce serait un réel sacrilège que de...

Une horrible musique explosa furieusement.

Atrocement rappelé à la réalité, J-E sursauta violemment. Les yeux affolés, totalement épouvanté, il tourna la tête dans toutes les directions. Que se passait-il ?...

— I'M... A... MOTHERFUCKEEEEER !!! vomit une voix qui semblait surgie droit des enfers.

J-E était complètement perdu. Tout son corps tremblait. Il avait l'impression de devenir fou. D'où venait donc ce son monstrueux ?

— I'M... A... MOTHERFUCKEEEEER !!! répéta la voix.

Le jeune homme se secoua, puis se frotta les yeux. Il se força à réfléchir. Ayant quelque peu récupéré ses esprits, il pencha alors la tête sous son lit ; un petit téléphone y rugissait furieusement :

— RAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!!

J-E ramassa l'appareil. Une petite icône de réveil s'agitait joyeusement sur l'écran. En-dessous était inscrit le texte :
« Bon réveil mon p'tit J-E ! Le death metal à 4h du mat', il n'y a rien de mieux pour commencer la journée, ça a été prouvé :,D Bisou — Matthieu ».

— I'M... A... MOTHERFUCKEEEEER !!!

Passablement énervé, J-E éteignit le téléphone, se demandant quand Matthieu était venu le glisser sous son lit.


22h46. Lorsqu'il vit J-E se diriger vers les toilettes un livre à la main, Matthieu étouffa un ricanement perfide. En de petits pas furtifs il infiltra sa chambre, puis déposa le téléphone piégé. Il repartit sans que quiconque l'ait repéré.

Hé hé hé ! À mon tour de frapper ! songea-t-il fièrement.


26e réveil.
La porte s'ouvrit en trombe.

— MATTHIEUUU !!

Alex et J-E le chargèrent.

— La couette, Alex ! s'écria J-E. Prenons sa couette : sans elle, il n'est rien !

Les deux amis tirèrent la couverture d'un coup sec, mais Matthieu, d'un ultime réflexe, avait réussi à poser ses griffes dessus. Il s'accrochait à elle comme si sa vie en dépendait ; tout d'abord parce qu'il ne pouvait se résoudre à quitter la molle chaleur de sa couche, mais aussi parce que cette nuit-là, il s'était endormi totalement nu.

Surpris devant sa farouche résistance, incapables de le séparer de son précieux édredon, Alex et J-E tirèrent plus fort encore. Matthieu devait faire un choix : soit le matelas, soit la couette. Il choisit la couette. Avec l'énergie du désespoir il s'enroula totalement autour d'elle, puis se laissa tomber du lit.

Ses deux colocataires, tenant chacun un bout de la couverture, le firent alors glisser sur le sol, l'emmenant hors de sa chambre. On eût dit qu'ils déplaçaient une chenille réfugiée dans son cocon. Ils le traînèrent ensuite tout le long du couloir.

— Ouvre la porte de l'appart ! rigola Alex.

J-E, enthousiasmé par cette idée, s'empressa d'aller la déverrouiller. Puis ils balancèrent leur victime sur le palier, et refermèrent la porte de l'intérieur.

***


Toujours totalement emmitouflé dans son épaisse couverture, Matthieu se réinstalla confortablement. Il ne ressemblait plus à une chenille, mais à une vulgaire crotte.

— Vous pouvez me laisser dehors aussi longtemps que vous voulez, grogna-t-il, tant que j'ai ma couette, je suis content.

Et en effet, il n'était pas malheureux : cela lui apparaissait comme une nouvelle expérience de sommeil qui était loin d'être désagréable. À travers la couverture il posa sa tête contre la porte et ferma les yeux. Il tenta de retrouver son rêve.

C'est alors qu'il entendit un son qui le pétrifia. Une des voisines du palier d'en face ouvrait sa porte, et s'apprêtait à sortir. L'esprit de Matthieu se mit à fonctionner à toute vitesse. Elle allait bientôt l'apercevoir... comment allait-elle réagir ? Et lui, comment devait-il réagir ? Il résolut de ne pas bouger d'un poil. Au moins, sa couette le camouflait.

Il l'entendit refermer la porte derrière elle, se retourner... puis s'immobiliser. Il savait qu'elle l'observait, qu'elle se demandait pourquoi ce tas informe se trouvait là. Trois légers coups de talon retentirent contre le sol : intriguée, elle s'approchait. Je n'existe pas... je n'existe pas... se répéta Matthieu.

Mais il eut beau faire tous les efforts du monde pour disparaître, il n'en resta pas moins physiquement présent devant son palier, entortillé dans sa couette.

— C'est quoi ce truc... fit sa voisine d'un ton dégoûté.

Elle prit alors conscience que ce "truc" camouflait un humain. Hésitante, elle ajouta, plus curieuse que concernée :

— Ça va ?...

La moelleuse crotte ne daigna pas lui répondre.

La jeune femme tendit alors une main vers l'édredon, afin de découvrir ce qui se cachait dessous.
Elle ne va tout de même pas ôter le seul rempart à ma nudité ?! s'insurgea Matthieu.

— Oui, oui, je vais bien ! assura-t-il des tréfonds de sa couette. J'ai juste besoin de me reposer. J'ai passé une nuit épouvantable...

En même temps il fit surgir sa main des replis de la couverture : après une courte bataille, il repoussa fermement celle de son agresseur.

Étonnée — peut-être même consternée — elle l'observa un instant. Puis le son léger de ses talons claqua de nouveau tandis qu'elle s'éloignait et descendait les escaliers. Matthieu soupira. Il attendit qu'elle fut partie, avant de toquer à la porte de son appartement ; rapidement, J-E vint lui ouvrir. Sa couette dignement enroulée autour de la taille, Matthieu rentra dans le salon et s'assit sur le canapé.

— Mes amis, annonça-t-il calmement, je crois que nous venons de ruiner notre réputation auprès de nos voisines d'en face.

Il étouffa un long bâillement. Ses deux colocataires souriaient : ils devinaient plus ou moins ce qui avait dû se passer.

— Déjà qu'elle était pas glorieuse... observa Alex.
— Je suis sûr que la prochaine fois, on a moyen de les surprendre plus encore, suggéra J-E. Il ne faut jamais qu'elles sachent à quoi s'attendre !
— Tu penses à quoi, par exemple ? demanda Matthieu, amusé.
— Je n'ai pas encore d'idée, mais il suffit d'y réfléchir un peu.

Les trois camarades plongèrent profondément dans leurs pensées.

— Il reste des couches dans ta chambre ? demanda soudainement Alex.
— Au moins sept, répondit Matthieu. Pourquoi ?
— On pourrait en enfiler une chacun, et un soir, venir leur proposer une « soirée couches ».

J-E et Matthieu rigolèrent, enthousiasmés. Une idée en amenant une autre, ils discutèrent gaillardement, trouvant sans cesse de nouvelles farces ou situations cocasses qui n'attendaient que d'être mises en œuvre (bien que la plupart ne le seraient jamais). Puis, profitant d'un instant de silence qui se prolongea, Matthieu soupira longuement, et déclara :

— Pour ce qui est de mon réveil... Je crois qu'il est temps qu'on arrête là. On s'est bien amusé, et cela m'a vraiment aidé au début, mais à présent ça commence à prendre des proportions démesurées. Entre moi qui réveille J-E à quatre heures du matin, et vous qui m'enfermez dans le couloir... on ne pourra pas tenir ce rythme très longtemps. Alors voilà : je vous remercie pour votre aide, mais je vais de nouveau tenter de m'en sortir seul.

J-E acquiesça — regrettant néanmoins de ne pas avoir eu le temps de réveiller Matthieu de toutes les façons qu'il avait imaginées.

— Comment tu comptes t'y prendre ? demanda Alex.
— Je vais essayer d'en parler avec des gens, répondit-il. Peut-être qu'ils m'apporteront des éclaircissements, des idées, qui me permettront de vaincre mon mal.
— Si tu veux, je peux t'inscrire chez les « Endormis Anonymes », proposa J-E.

Matthieu rigola.

— Bon ! s'exclama-t-il ensuite en se frottant le ventre. J'ai faim !

Il lança un regard concerné à ses deux colocataires.

— Il reste du cheesecake d'hier, j'espère ?
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Message posté le 20:35 - 14 nov. 2015

7. Les taches de sang


J-E et Alex étaient confortablement installés dans le salon, chacun allongé sur un canapé. Alex jouait nonchalamment avec sa Rasta Ball, tandis que son ami s'amusait sur son téléphone. Dehors, le soleil dardait encore quelques courageux rayons qui peinaient à traverser les larges vitres. On était samedi.

— Au fait, demanda J-E, tu sais ce que c'est, les traces rouges sur la porte des toilettes ? On dirait du sang.
— Je me posais justement la question ! C'est bizarre. Je n'avais pas remarqué avant aujourd'hui.
— Si ce n'est pas toi, c'est sûrement Matthieu alors. Il a dû saigner du nez, et s'être levé au milieu de la nuit pour chercher du papier toilette.
— Ouais... De toute façon c'est toujours de sa faute, plaisanta Alex.

C'est ce moment que choisit Matthieu pour rentrer dans l'appartement. « Yo les asticots ! » s'écria-t-il du bout du couloir. Il ôta manteau et chaussures, puis rejoignit le salon.

— Vous ne devinerez jamais ce que j'ai trouvé dans la rue... fit-il, tout jovial.

Alex sourit : combien de fois depuis qu'ils avaient emménagé, l'avait-il vu arriver avec cette expression réjouie, et leur poser toujours la même question ? Les bibelots qu'il avait ramassés s'entassaient sur un large meuble. On pouvait compter trois gants, un bonnet coloré, un étrange bonhomme en plastique, un lacet, un chausson rose « Snoopy », une écharpe, un éthylotest usagé, un petit boîtier aux couleurs de la Bretagne et une peluche en forme de singe.

— Une chaussette pour enfant ? proposa-t-il à tout hasard.
— Faux ! se réjouit Matthieu, tout fier. J'ai trouvé... ceci !

Et il brandit un objet innommable. La babiole, d'un brun foncé, tenait toute entière dans la paume de sa main.

— Qu'est-ce que c'est ? grommela J-E en fronçant les sourcils.
— Je n'en ai strictement aucune idée. On dirait une sorte de statuette. Si on l'observe assez longtemps — ce que j'ai fait — on peut discerner des yeux, et peut-être des bras et des jambes... En tout cas c'est assez hypnotique. Tiens, regarde.

Il tendit l'objet en bois à son ami. D'un bond gracieux, Alex se rapprocha pour l'observer également.

— C'est trop laid ! s'exclama-t-il.
— Ne dis pas ça, réagit Matthieu, tu vas la vexer ! Comme elle a l'air triste à cause de toi !
— Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air de rien du tout, le contredit J-E. Sa tête est juste... dérangeante.
— Vous êtes méchants ! Tiens, pour la consoler, je vais dormir avec elle cette nuit. Hein, ma jolie petite statuette ? Ça te dit ? On va dormir ensemble !
— J'aurais peur, à sa place... sourit Alex.

J-E rendit sa trouvaille à son ami.

— Je préfère qu'elle soit dans ton lit plutôt que le mien, conclut-il avant de changer de sujet. Au fait, Matthieu, Alex et moi on a une question très importante à te poser... Une question assez... personnelle.

L'intéressé fronça les sourcils. Son regard se fit inquiet. Que voulaient-ils donc savoir ? J-E le fixait intensément.

— Matthieu... dit-il gravement. Est-ce que tu as tes règles ?

Le jeune homme sembla défaillir. Ses yeux s'écarquillèrent.

— Comment avez-vous deviné ? murmura-t-il dans un souffle.
— T'as mis du sang partout sur la porte des toilettes, prévint Alex.
— Ah, ça. (Matthieu cessa de jouer la comédie) Du coup, lequel d'entre vous a saigné du nez cette nuit ? J'ai jeté un coup d’œil ce midi : il s'y est pris comme un cochon !

Ses deux amis tiquèrent.

— Mais... s'étonna J-E, indécis. Ce n'est pas toi qui a taché les toilettes ?
— Bah non. La dernière fois que j'ai saigné ça remonte à deux mois, quand je me suis blessé en tentant de faire une acrobatie.

Une étrange tension traversa alors la pièce. Matthieu jeta un regard inquisiteur à J-E, qui en renvoya un plus féroce encore vers Alex. Celui-ci examinait ingénument sa Rasta Ball.

— Il n'y a que trois possibilités, calcula Matthieu (ses yeux plissés auraient fait honte au plus perspicace des détectives). Première possibilité : l'un d'entre nous ment, et a saigné du nez cette nuit. Deuxième possibilité : un inconnu blessé a fait effraction chez nous pendant notre sommeil, a utilisé les chiottes, puis est reparti en prenant soin de ne rien déranger. Troisième possibilité : quelqu'un, dans cet appartement, est somnambule.

Il scruta plus attentivement encore ses colocataires, qui n'osèrent pas défier son regard.

— Est-ce que l'un d'entre vous est somnambule ? grinça-t-il d'une horrible voix mièvre.
— Non, répondit Alex, surpris.
— Moi non plus, fit J-E.

Ils avaient tous deux l'air très innocents. Matthieu croisa les bras sur sa poitrine et haussa le menton.

— Hé bien moi, il m'est arrivé de l'être, quand j'étais petit...
— Tu veux dire, s'étonna Alex, que ce serait toi le coupable ?
— Je n'en sais rien. C'est juste une supposition. Je me suis peut-être levé cette nuit sans m'en rendre compte. J'ai dû vagabonder dans l'appartement, sans but. Puis je me suis cogné la tête contre un mur et cela m'a fait saigner du nez. Alors quand j'ai ouvert la porte des toilettes — pour faire je ne sais quoi — j'ai mis du sang partout.

Alex eut une moue dubitative. Il ne semblait pas du tout convaincu par cette hypothèse.

— Tu sais que ça me ferait vraiment flipper, intervint J-E, si je te voyais dans un tel état au milieu de la nuit ?

Un sourire pernicieux vint retrousser les lèvres de Matthieu. Faire peur à son ami avait toujours été un de ses petits plaisirs.

— Je suis sûr que même inconscient, je ferais tout pour t'effrayer, ricana-t-il.

J-E sourit, puis avisa l'heure sur son téléphone.

— Il est l'heure, Alex, prévint-il. Il faut qu'on y aille.

Les deux hommes quittèrent leur canapé pour se préparer.

— Vous partez ? demanda Matthieu, surpris.
— On est invité à une soirée dans une petite ville de campagne, à une demi-heure d'ici en voiture.
— Vous... vous m'abandonnez ?...

Il avait mis toute la tristesse du monde dans sa voix. Ses grands yeux vulnérables auraient fait pleurer un ange. Tout en laçant ses chaussures, J-E lui jeta un regard nonchalant.

— Bah tu peux venir, si tu veux. Par contre tu ne connaîtras personne.
— Non, c'est bon, rigola-t-il. Je vais rester ici, je suis trop fatigué pour sortir de toute façon. Et puis on a une enquête à mener : pendant que vous vous amuserez, je vais tenter de découvrir le mystère que cachent ces curieuses taches de sang.
— On compte sur toi, dit Alex. T'as intérêt à avoir trouvé le coupable avant notre retour, qu'on lui fasse sa fête.
— Aucun problème. Ce sera quoi la punition ?
— Déjà, il devra commencer par nettoyer les toilettes, décida J-E. Et tant qu'à y être, il fera le ménage dans tout l'appartement.
— Puis, quand il aura terminé, on lui tordra le cou, ajouta Alex tout naturellement.

Matthieu rigola à haute voix.

— Alors je vais faire en sorte de ne pas être le coupable ! J'ai déjà quelques soupçons sur l'un de nos voisins... Ce serait la victime idéale.
— Tant que le ménage est fait et que je ne finis pas le cou tordu, tout me va, s'accorda J-E en enfilant sa veste. (Il adopta un ton très parental) On te laisse l'appartement, Matthieu. Ne fais pas trop de bêtises, compris ? On risque de revenir vers les quatre heures du matin. Alex s'est généreusement proposé de ne pas trop boire pour pouvoir nous ramener.
— Ne pas faire de bêtises ? Tu sais bien qu'une telle promesse m'est impossible. En tout cas, amusez-vous bien. Si vous avez de la chance, peut-être qu'une surprise vous attendra...

Les yeux de Matthieu brillaient d'une étrange malice.

***


Il faisait nuit. Les deux hommes marchaient dans les ruelles obscures du village : l'un
sobre, l'autre titubant misérablement. Tous les lampadaires étaient éteints depuis des heures ; seul un croissant de lune éclairait faiblement leur chemin.

— Alex..., gémit J-E, rappelle-moi pourquoi on a garé la voiture si loin ? Et explique-moi pourquoi je n'arrive pas à marcher droit. Je n'ai pourtant pas tant bu...

C'était vrai : tout au long de la soirée, il ne s'était contenté que de quelques bières. Mais malgré tout il se sentait mal, sans qu'il sache déterminer ce qui n'allait pas. Les mots s'écorchaient avant de sortir de sa bouche, il contrôlait difficilement ses pensées comme ses gestes. Il avait l'impression que son esprit évoluait dans un étrange brouillard, dont sa lucidité avait de plus en plus de mal à s'échapper.

— Allons, fais un peu d'effort, marche plus droit, lui conseilla Alex. Concentre-toi : ce n'est pas si dur. Si les flics te voient comme ça, ils risquent de ne pas nous laisser tranquilles.

J-E l'écouta et se força à mettre convenablement ses pieds l'un devant l'autre. L'alcool, c'est dans la tête ! se persuada-t-il. Aussitôt il se sentit mieux, comme si malgré la boisson il avait quelque pouvoir sur son esprit. Son allure se fit plus souple, ses pensées s'éclaircirent.

— Comment t'as trouvé la soirée ? demanda Alex.
— Sympa, répondit J-E, bien qu'il se rendît compte qu'il était incapable de se la remémorer ; il ne savait même plus avec qui il l'avait passée.
— Tiens, passons par là, proposa Alex en montrant un petit chemin. C'est un raccourci.
— T'es sûr ?

Le sentier était encore plus sombre que la rue. Deux hautes haies le longeaient de chaque côté. J-E n'aimait pas passer par ce genre d'endroits la nuit. Son imagination l'inquiétait toujours des pires façons possibles.

— Mais oui. Ça nous fera gagner au moins cinq minutes. Allez viens, tu as juste à me suivre. J'ai un pull blanc, impossible que tu me perdes de vue.

J-E camoufla son angoisse. Il se dit qu'il préférait encore suivre Alex entre les haies, que de se retrouver seul dans ce village sombre et silencieux. De plus, la sérénité de son ami le rassurait. À son tour, il s'engouffra entre les buissons.

La végétation était si haute qu'elle couvrait la lueur de la lune. Malgré des yeux habitués à l'obscurité, il sentait les branches et les épines avant de les voir. Il essayait de ne pas penser aux araignées et autres vermines qui devaient grouiller partout autour de lui, si proches mais invisibles. Le pull blanc d'Alex était comme un phare dans l'obscurité, qui le guidait et sur lequel il portait toute sa concentration.

C'est alors qu'un son étrange parvint jusqu'à ses oreilles. Une sorte de mélopée funèbre, extrêmement perturbante, qui venait de devant et qu'il n'entendait que très faiblement.

— Alex..., souffla-t-il, tu entends ?
— De quoi tu parles ? répliqua très calmement ce dernier.
— Ce chant étrange...

Alex s'arrêta à son tour et tendit l'oreille.

— C'est quelqu'un qui a mis de la musique, c'est tout, conclut-il. Pourquoi tu m'embêtes avec ça...

J-E reprit sa marche, apaisé par la tranquillité de son ami. Mais plus ils avançaient, plus la litanie se faisait perceptible. À travers les buissons — peu épais malgré leur hauteur — il finit par apercevoir une lumière qui attisa sa curiosité. Le chant venait de là, il en était certain. Il écarta quelques feuillages, puis avança sa tête pour voir au travers.

Un grand jardin se dessina devant lui. En son centre se trouvait un groupe de gamins. Deux d'entre eux se tenaient debout et portaient d'imposantes torches ; les autres étaient tous prosternés, le front appuyé contre l'herbe fraîche, et chantaient leur sinistre mélopée. Devant eux, dressé sur un monticule informe, se tenait la source de leur adoration : un autre enfant, entièrement nu. Il levait au-dessus de sa tête un parpaing qui semblait beaucoup trop lourd pour lui.

— Mais qu'est-ce qu'ils foutent ! s'écria J-E malgré lui.

Les visages des gamins se tournèrent aussitôt dans sa direction. Puis tout s'enchaîna très vite. Celui qui soulevait le parpaing le jeta au sol, et le rassemblement se dispersa. Les porteurs de torche coururent jusqu'à une petite piscine pour y éteindre leur feu. En quelques secondes seulement, tous les enfants avaient disparu. J-E ne voyait, ni n'entendait, plus rien. Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer.

— Alex !

Il retira sa tête de la haie, puis chercha son ami du regard. Mais ce dernier ne s'étant pas aperçu qu'il l'avait laissé derrière, il avait continué son chemin sans s'arrêter. Une crise d'angoisse frappa alors J-E, le pétrifiant momentanément. Il était seul ; il faisait noir ; il était perdu dans un village qu'il ne connaissait pas. Le jeune homme voulut appeler Alex, sans y parvenir. Les mots refusèrent de sortir de sa bouche, s'emmêlant avec sa langue malgré tous ses efforts. Ses dents lui faisaient mal.

J-E courut pour rattraper son ami. Les branches le griffaient cruellement. Il voyait si peu que ses pieds trébuchaient souvent. Tant de questions s'agitaient dans sa tête, se battant les unes contre les autres. Que faisaient ces gamins dans ce jardin ? Pourquoi avait-il le sentiment d'être complètement soûl, alors qu'il n'avait presque pas bu ? Et surtout, où se trouvait Alex ? Avant tout, il devait le retrouver.

Le chemin arriva à un carrefour. Ni à gauche ni à droite, il n'y avait de trace d'Alex. J-E maudit sa malchance et son ami. Pourquoi ne l'avait-il pas attendu ? Suivant uniquement son instinct, il décida de tourner à droite. Quelques mètres plus loin, il surgit du sentier terreux et revint sur une route goudronnée. Cela le rassura légèrement. Il souffla. Bien qu'il faisait toujours très sombre, la lune et les étoiles déposaient à présent leur linceul blanc partout où elles le pouvaient. J-E avisa un panneau qui recommandait les conducteurs à rouler moins vite. Deux petites filles souriantes se tenant la main y étaient dessinées. En-dessous était inscrit le texte : « Attention Enfants ».

Il lui sembla alors que ce panneau n'était pas un bête insigne routier, mais une terrible mise en garde. Les enfants sont dangereux ! pressentit-il en frissonnant. Au même instant, une comptine se fit entendre, venant de derrière lui. Une comptine chantée par deux petites filles.

Des sueurs froides envahirent J-E. Il se savait en danger, pourtant il n'osait fuir. Lentement, il se retourna.

Quelques mètres devant lui, les deux fillettes du panneau le regardaient fixement, se tenant par la main. Elles étaient toutes deux vêtues d'une robe blanche. Leurs yeux étaient terrifiants, d'un bleu qui transperçait les ténèbres. De gigantesques cernes les rendaient plus effrayants encore : elles donnaient l'impression que les petites filles n'avaient pas dormi depuis des années. J-E ne pouvait détacher son regard d'elles ; pas plus qu'il ne pouvait s'empêcher d'écouter leur chansonnette, murmurée entre leurs dents gourmandes.

Qui a vu, dans la rue,
Tout menu,
Le petit ver de terre
Qui a vu, dans la rue,
Tout menu,
Le petit ver tout nu

Elles rigolèrent, d'un rire si adorable et pourtant tellement malsain que le jeune homme en fut paralysé. L'une sortit une fourchette de sa robe ; l'autre un couteau cranté qui ressemblait davantage à une scie. J-E savait ce qui allait se passer. Il savait qu'elles s'apprêtaient à le manger. Malgré tout il ne pouvait se résoudre à faire le moindre geste, comme si une part de lui souhaitait que ces deux petites filles le dévorent.

NON ! réagit-il, terrifié. Il se démena de toutes ses forces, mais ne parvenait qu'à agiter des membres fantômes. Les fillettes s'approchèrent, un sourire affamé aux lèvres.

Manger cru
Le petit ver de terre
Manger cru
Le petit ver tout nu...

— J-E ! retentit alors une voix familière.

Ce dernier se retourna aussitôt. C'était Alex. Un immense soulagement libéra le jeune homme. Il courut le rejoindre, puis montra du doigt les deux petites filles qui fuyaient en courant.

— Elles voulaient me manger ! expliqua-t-il, essoufflé. Tu m'as sauvé la vie. Les enfants dans ce village sont tous fous.

Alex jeta un regard perplexe à son ami.

— Mouais... Permets-moi d'en douter. Elles rentrent juste chez elle, regarde : elles se dépêchent parce qu'il est tard et que la nuit est tombée depuis longtemps. Je pense que la bière t'as fait un peu trop d'effet.

Ce fut comme une gifle mentale. Était-il possible qu'il ait imaginé tout ceci ? Que sa peur et son esprit si brouillon l'aient fait halluciner ? Il se sentit complètement perdu. Il faut que je comprenne... se persuada-t-il, mais ses pensées étaient tellement floues : que devait-il comprendre ?

— Allez, viens, l'intima Alex. On est presque arrivé à la voiture.

J-E le suivit sans rechigner. Quand ils auront atteint la voiture ils pourront rentrer à l'appartement ; et une fois arrivé à l'appartement, il pourra enfin se poser et réfléchir calmement. En attendant, il décida de faire totalement confiance à Alex. Il semblait bien plus serein, sobre et raisonnable que lui.

Aussi quand il remarqua devant eux la silhouette sombre d'un homme en train de promener son chien, il se força à garder son calme. Après tout, les gens ont bien le droit de promener leur animal au beau milieu de la nuit, songea-t-il. À l'instar d'Alex, il l'ignora et continua à marcher tranquillement.

Cependant, plus ils s'approchaient de cet homme, plus la peur s'instilla dans le cœur de J-E. Il sentait au plus profond de lui que quelque chose n'était pas normal. Tout d'abord l'inconnu semblait enveloppé d'une épaisse aura d'obscurité. Pas après pas, il restait toujours aussi ténébreux, de telle sorte qu'on ne pouvait discerner les traits de son visage. Et puis il y avait la bête. Il y avait quelque chose de gênant dans la façon dont elle se déplaçait, tirée au cou par une laisse métallique.

Ce n'est que lorsqu'ils furent proches de quelques mètres que J-E comprit ce qui n'allait pas. L'homme sombre ne promenait pas son chien... il en traînait le cadavre !

— Alex, regarde... susurra J-E le plus silencieusement possible. Il promène son chien mort !

Sans même regarder ni l'homme ni le chien, son ami s'arrêta pour lui jeter un regard courroucé.

— Écoute, J-E, ça peut plus durer, dit-il tout haut. Il faut que tu apprennes à contrôler ta peur ! Voilà ce que j'en fais de ton chien mort.

Et sans la moindre crainte, il se dirigea vers la silhouette ténébreuse. Mais il est fou ! paniqua J-E. Cet homme est un psychopathe... Il va se faire tuer !

— KIIIIIIIIIIICK !!! gueula Alex.

Il arma superbement sa jambe, et tel un rugbyman tentant une transformation, il donna un tel coup de pied au pauvre canidé que celui-ci partit comme une flèche hors du champ de vision de J-E. Ce dernier, tout surpris, ne put s'empêcher de rire. Le psychopathe avait disparu en même temps que son chien.

— Vite, monte dans la voiture ! l'exhorta Alex.

Sans comprendre pourquoi son ami était si pressé, J-E s'aperçut que la voiture était juste en face. Il courut jusqu'à la Clio bleue s'installer côté passager. Quand Alex alluma les phares, leur soudaine lumière révéla entièrement la route : elle était envahie de villageois en pyjama qui, semblables à des zombis, déambulaient lentement dans leur direction.

— Ils veulent nous empêcher de partir ! s'écria J-E. Démarre !

Le conducteur ne se fit pas attendre. Il écrasa l'accélérateur, et quelques villageois en même temps.

— Vise les enfants, fit J-E, ce sont eux les plus dangereux !

Suivant le conseil de son ami, Alex — qui conduisait comme un dieu — prit grand soin d'éviter les personnes adultes pour se frayer un chemin parmi les gamins, les défonçant sans la moindre pitié. Des membres sanguinolents, détachés de leur corps, venaient parfois se coller contre le pare-brise ; un vigoureux coup d'essuie-glace les expulsait alors bien proprement.

Finalement, laissant derrière eux un long sillage de carcasses déchiquetées, Alex et J-E parvinrent à s'enfuir du village. Les enfants inquiétants, le psychopathe au chien, plus rien ne pouvait leur faire de mal à présent. J-E soupira de soulagement. Ils allaient rentrer chez eux.

En s'adossant confortablement contre son siège et reposant sa tête en arrière, le jeune homme se dit qu'il aimerait voir les étoiles. Aussitôt, le toit de la voiture disparut. L'immense voûte céleste s'offrit à lui dans les moindres détails. Jamais il n'avait vu un tel ciel. Il semblait beaucoup plus proche que d'habitude, avec une profusion de constellations qu'il ne soupçonnait même pas. J-E discernait très nettement, dessinés en brillants pointillés, une famille de castor, un koala aveugle surmonté d'un chapeau haut-de-forme, un énorme concombre radioactif, une étrange statuette, et le magnifique visage d'Emma Watson. Elle semblait le regarder avec une gentillesse et une adoration infinies.

Ah ah ah ! se gaussa une voix au plus profond du jeune homme. Moi aussi je rêve d'Emma Watson !

Il se tourna vers Alex — totalement impassible — et chercha à se justifier pour toutes les frayeurs qu'il avait eues dans le village.

— Excuse-moi d'avoir paniqué, tout à l'heure. Mais ce qui m'arrive a un sens, je le sais. Le village, les enfants... même toi ! J'ai le sentiment de traverser une épreuve, dont je ne sortirai vainqueur qu'en comprenant ce qui se passe.
— Si tu le dis... répondit Alex, apparemment peu intéressé par la question. On arrive dans dix minutes.

Plus que dix minutes ! J-E sentait que tout allait se résoudre dans leur appartement.

***


La Clio décapotable se gara sans un bruit devant l'immeuble.

— Tu crois que Matthieu a préparé une surprise pour notre retour ? s'enquit J-E.
— Aucune idée. Il est tard ; qu'est-ce qu'il aurait pu faire ?

Les deux colocataires ouvrirent la porte de leur domicile. Il faisait entièrement sombre, hormis une petite lueur au fond du couloir, qui s'échappait timidement de la porte entrouverte de la chambre de Matthieu.

— À ton avis, il est encore réveillé ?
— Apparemment oui, répondit Alex. Mais mieux vaut ne pas le déranger. Moi je vais me coucher, bonne nuit.
— Bonne nuit.

J-E le regarda entrer dans le salon pour rejoindre sa chambre, puis, discrètement, il se dirigea vers celle de Matthieu. Il était bien trop curieux pour ne pas aller voir ce qu'il trafiquait !

— Matthieu... murmura-t-il en poussant sa porte.

Des bougies posées un peu partout éclairaient la pièce. Il régnait une odeur particulière, mélange d'épices et de transpiration. Matthieu était assis sur son lit, le dos parfaitement droit. Un livre gisait par terre, les pages renversées. La statuette qu'il avait trouvé la veille reposait entre ses jambes. Ses yeux étaient grands ouverts, presque exorbités ; pourtant il restait totalement immobile.

— Matthieu ? répéta J-E, un peu plus fort cette fois.

Ce dernier tourna lentement sa tête vers lui. Son cou était tendu au maximum, ce qui le rendait inhumainement long. Ses yeux gigantesques semblaient dépourvus de toute conscience. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit, comme s'il voulait exprimer quelque chose d'imprononçable.

— MÈK ! gueula-t-il finalement.

Cela ressemblait plus à un sauvage borborygme qu'à un véritable mot. J-E en frissonna. Matthieu semblait complètement en transe, plongé dans un délire que lui seul comprenait.

— Tu vas bien ? lui demanda-t-il, inquiet autant pour lui-même que pour son ami.

Celui-ci continua à le fixer des deux coquilles vides que formaient ses yeux ronds.

— Réveille-toi ! le gronda J-E, qui ne pouvait supporter ce regard.

Voir Matthieu dans cet état l'inquiétait réellement. Il s'approcha de lui et le secoua violemment par les épaules, bien décidé à le faire revenir à la raison.

— Matthieu ! geignit-il presque. Réveille-toi !

Le corps de son ami était tel un chiffon entre ses mains. Puis il devint brusquement aussi dur que du métal. « Mèk... » chuchota-t-il de nouveau d'une voix spectrale. Il sortit ses mains de sous la couette, et J-E poussa un long cri d'effroi.

Son ami tenait entre ses paumes ensanglantées le cadavre mutilé du chat du quartier. Son ventre était ouvert en deux, ses pattes tordues ou arrachées ; sa mâchoire était éclatée tandis que ses fines dents avaient été soigneusement extirpées, puis plantées dans ses globes oculaires. « Qu'as-tu fait ? » gémit J-E en reculant de quelques pas, le visage tordu par l'incompréhension.

Matthieu se leva mécaniquement, tenant par la queue le félin souillé. Ignorant royalement son colocataire, il sortit de sa chambre d'un pas malhabile. Totalement dépassé par les événements, J-E ne put que l'observer rejoindre les toilettes, puis se dépêtrer maladroitement en cherchant comment ouvrir la porte. Par inadvertance, son ami mettait du sang partout. Enfin — un peu par hasard — il poussa la poignée et disparut dans les sanitaires.

Il faut prévenir Alex ! se dit J-E. Profitant de ce que Matthieu ne pouvait le voir, il se précipita vers le salon... pour découvrir qu'Alex était exactement dans la même position que depuis qu'il l'avait laissé. Il lui tournait le dos, aussi immobile qu'une statue.

— Alex, tu fais quoi ? Matthieu est devenu fou... C'est à cause de lui, le sang sur la porte ! La nuit il devient somnambule, il tue des animaux puis trafique je-ne-sais-quoi dans les toilettes. Oh, aide-moi !

À ce moment la chasse d'eau se fit entendre. Aussitôt, J-E sut pourquoi Matthieu avait rejoint les toilettes : il faisait disparaître les traces de son crime. Alex, sans bouger le reste de son corps, pivota alors lentement la tête dans sa direction. Arrivé de profil, il hésita un instant. Puis, en un horrible craquement d'une lenteur traumatisante, son cou se tordit, brisant les muscles et les os un par un, avant de se dévisser totalement.

Il lui tournait toujours le dos, mais à présent son visage lui faisait face. Un énorme sourire torturé déformait ses traits, dévoilant toutes ses dents à travers une langue qui s'agitait follement. J-E manqua de défaillir. Il heurta sans le vouloir la porte qui se trouvait derrière lui, la poussa et recula de quelques pas dans la salle de bains. Une nouvelle fois le son de la chasse d'eau retentit ; Matthieu semblait avoir des difficultés à éliminer le cadavre.

Alex se mit à rire, mais on aurait dit des pleurs en même temps. Le ton qu'il employait était à la fois immensément railleur, et infiniment honteux. « J-E... » susurrait-il entre deux rires, de la même voix spectrale qu'avait employée Matthieu. « J-E... », répétait-il, narquois, se moquant des peurs et des faiblesses de son ami.

Celui-ci ne comprenait absolument plus ce qui se passait. Avait-il fait tout ce chemin pour en arriver là ? Cela n'avait aucun sens. Ses forces le quittèrent ; il tomba sur les fesses. Sa mâchoire lui faisait extrêmement mal. La chasse d'eau se fit encore entendre. Il voulut gémir, mais aucun son ne sortait. D'exaspération, il souffla ; toutes ses dents tombèrent de sa bouche.

Alors il cria, comme il n'avait jamais crié. D'horreur, d'incompréhension, et surtout devant l'inéluctabilité de ce qui lui arrivait. Fébrilement, il posa ses mains sur l'évier et se releva sur les genoux. Devant lui, le miroir lui renvoya le reflet d'un homme qui n'en était plus un. Sa bouche édentée était tordue en une horrible grimace ; ses cheveux cramoisis tombaient par mèches entières ; sa peau devenait rêche et creusée d'énormes sillons. Ses yeux fous s'agitaient dans tous les sens.

— J-E ! claironna-t-on joyeusement.

Matthieu surgit dans l'embrasure de la porte, se positionnant entre lui et Alex. Il semblait avoir récupéré tout sa conscience. Ses gestes étaient vifs et précis, tandis que son regard avait retrouvé son habituelle et rassurante vivacité. Il brandit la figurine qu'il avait trouvée la veille comme un trophée.

— J'ai enfin compris, J-E ! triompha-t-il en souriant. Ah ah ! J'ai compris ! C'est à cause de la statuette que tout ceci arrive !

Il s'agenouilla devant son ami. Avec affection, il posa une main bienveillante sur son crâne chauve et calciné. J-E était à deux doigts de pleurer de soulagement, de fondre en larmes sans la moindre retenue. Matthieu allait le sauver, il en était certain ; il ne pouvait s'en sortir sans aide.

— Elle me parle, J-E, expliqua doucereusement son ami d'un air très compréhensif. La statuette me parle.

Matthieu sourit gentiment. Ses pupilles étaient deux aimants protecteurs auxquels son colocataire ne pouvait se détacher.

— Et tu sais ce qu'elle me dit ?

Sa voix avait des accents étrangement exaltés.

— Elle me dit de te tuer.

Il sembla alors qu'il allait jouir. Son visage se transforma du tout au tout. Ses traits se déformèrent de la façon la plus bizarre qui soit, entraînés par une passion perverse. Ses yeux vicieux fouillaient jusqu'aux tréfonds de son âme sans la moindre considération, brisant tout sur leur passage, laissant J-E totalement anéanti.

Sa statuette se transforma en un large couteau, qu'il plaça sous le cou de sa victime.

— Tu vas mourir ! exulta-t-il.

***


J-E se réveilla soudainement, totalement tétanisé. Ses muscles étaient durs comme le fer, il transpirait abondamment. Le jeune homme pouvait encore sentir la froideur de la lame sur son cou.

Dès qu'il eut retrouvé l'usage de ses membres, son premier réflexe fut de vérifier s'il avait encore toutes ses dents et tous ses cheveux. Quelque peu tranquillisé, il s'assit sur son lit.

— Cauchemar de merde... grogna-t-il en se frottant les yeux.

Il passa cinq minutes à se remémorer ce qu'il venait de vivre. Comme cela lui avait semblé intense ! Il regarda son réveil. 4h17. Depuis combien de temps rêve et cauchemar luttaient l'un contre l'autre sur le champ de bataille de son imagination ? Il n'en avait aucune idée.

J-E se leva, puis d'un pas lourd rejoignit la salle de bains. En allumant les lumières, en effleurant les objets, il prit conscience de combien la réalité, par son immuable logique, était rassurante. Il fit couler de l'eau, se débarbouilla, se regarda dans la glace ; une idée amusante lui traversa alors l'esprit.

— Je pourrais raconter mon cauchemar à Matthieu, sourit-il, ça ferait une super histoire pour Équipe Épique & Colégram.

Fier malgré tout de son rêve, il s'essuya le visage. En quittant la salle de bains, son regard se posa sur la porte des toilettes. Se rappelant certains souvenirs de son cauchemar, il s'arrêta un instant pour l'observer.

Tout de même, songea-t-il, perplexe, d'où peuvent bien venir ces fichues taches de sang ?
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Message posté le 20:37 - 14 nov. 2015

8. L’Invraisemblable conte de la pieuvre au fond de l'eau


L'été ! Le soleil et la plage ! Quelle journée magnifique pour J-E et Matthieu, qui se prélassaient délicieusement à la surface de la mer. Il faisait tellement beau, l'eau était si chaude, que tous les bretons étaient sortis de chez eux pour envahir les grèves de sable doré. Des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants en maillots de bain faisaient la planche, paresseusement étendus sur l'onde bleue, tendrement ballottés par des vagues au dos rond et à l'écume rieuse.

Au-dessus de tous ces gens, frôlant les nuages blancs qui s'étaient aventurés par ici, les mouettes partageaient l'allégresse générale. Ravies par la fresque tapageuse, mouvante et multicolore que formait les baigneurs, elles dansaient avec toute la grâce qui avait pu être confiée aux oiseaux, mêlant fièrement le blanc de leurs plumes à l'azur du firmament.

L'eau était parfaitement limpide et extrêmement profonde ; à quelques pas seulement de la plage on pouvait admirer minutieusement, cent mètres plus bas, les envoûtants fonds marins. C'est là que se trouvait, isolé dans son coin, à la mine boudeuse et au regard malveillant, le seul être qui semblait ne pas profiter de cette journée enchantée : Berthe, la pieuvre géante.

Personne ne semblait s'inquiéter de la sinistre expression de Berthe. Les nageurs n'avaient que faire de ce ridicule octopode rose, persuadés qu'il n'oserait pas s'attaquer à une telle foule. Seul J-E voyait d'un mauvais œil la façon dont la bête grincheuse agitait ses dangereuses tentacules. Il se tourna vers Matthieu pour lui exprimer ses craintes.

— La pieuvre a pas l'air commode, en bas... prévint-il. Tout le monde a l'air de s'en contrefoutre, mais je n'aimerais pas qu'elle agresse un enfant.

Matthieu, qui s'était endormi à force de flotter indolemment sur la mer, bâilla, puis s'étira, avant de se retourner pour observer l'animal de ses propres yeux. Il sortit la tête de l'eau un sourire effronté aux lèvres.

— T'inquiète, lui assura-t-il, on va s'en occuper.

Puis il cria très fort en direction du ciel :

— ALEEEEEEEEEEEX !

J-E ne comprit pas pourquoi il appelait le nom de leur colocataire ; jusqu'à ce qu'il se rende compte que ce qu'il avait pris pour une simple mouette, n'en était pas du tout une, mais un dauphin volant camouflé sous un audacieux cosplay de mouette, qui s'approchait de la surface à toute allure. Sur son dos se tenait Alex, le torse bombé comme un héros grec, arborant pour seul habit un fabuleux pagne multicolore uniquement composé d'algues.

Lorsque le marsouin plongea dans la mer tête la première — entraînant Alex avec lui –, Matthieu le suivit sans hésiter. J-E, curieux, les observa en se demandant ce qu'ils comptaient faire.

Avec une facilité déconcertante, les deux jeunes hommes atteignirent le fond. En les voyant arriver, Berthe se tapissa plus encore contre le sable. Elle semblait réellement furieuse qu'ils viennent la déranger ; cependant cela ne perturba pas Matthieu le moins du monde, qui s'approcha tout près de la créature. Il saisit alors délicatement entre ses doigts un poil minuscule qui dépassait du visage de Berthe, posa ses pieds contre le large front de la pieuvre, puis tira de toutes ses forces.

Ce poil, qui semblait anodin, était en vérité extrêmement long. Plus Matthieu l'extirpait, et plus son diamètre s’épaississait, jusqu'à atteindre plusieurs mètres de largeur. Rapidement, Alex vint aider son ami. Berthe regardait avec des yeux ronds ce qui était en train de se passer, se demandant comment un poil aussi gros pouvait sortir de son corps.

Il y eut finalement un retentissant « PLOP ! » sonore, tandis que le cheveu se détachait enfin de son propriétaire. À la place du poil se trouvait à présent un énorme trou qui béait en plein milieu du front de l'octopode. L'eau de la mer commença à s'y engouffrer ; lentement, puis de plus en plus vite, dans un terrifiant bruit de baignoire qui se vide. Berthe secouait ses tentacules avec angoisse, se demandant ce qui était en train de lui arriver.

En surface, les baigneurs paniquèrent : le niveau de l'océan était en train de baisser à vue d’œil. Une tornade d'eau se forma, aspirant implacablement dans son goulot affamé les nageurs trop lents. On cria, on s'affola ; dans le ciel, les mouettes battaient leurs ailes désespérées dans tous les sens.

Après une minute de vidange, la mer avait totalement disparu. Sur la plage qui n'en finissait plus, les centaines de survivants se rassemblèrent près de la grosse pieuvre rose. Tout le monde — même Berthe — semblait complètement perdu... Seuls Alex et Matthieu arboraient de grands sourires. Ils avaient l'air parfaitement fiers d'eux.

— Tu t'attendais pas à ça, pas vrai ? pavoisa superbement Matthieu en direction de J-E.
— Non... admit ce dernier, qui ne trouva pas grand-chose à dire de plus.

Le jeune homme vit alors passer — vision improbable — son chien en train de conduire un de ces scooters électriques normalement réservés aux personnes âgées ou handicapées. Le canidé, très sérieux, dirigea son véhicule droit vers la pieuvre tout en lançant à son maître un regard lourd de sens. Il roula sur l'octopode sans le moindre complexe... puis se laissa tomber dans le trou.

La foule des survivants entra alors en effervescence. « Ce chien est un prophète, il nous a montré la voie ! » s'écria une voix puissante. Aussitôt, tout le monde se précipita pour sauter à son tour dans le gouffre. Berthe, ouvrant de grands yeux perplexes, se fit piétiner par des milliers de jambes frénétiques. « Dans la pieuvre ! » scandait-on avec fanatisme, « Rentrons dans la pieuvre ! ».

En quelques minutes seulement, l'intégralité des plagistes s'était volatilisée, absorbée par le trou. Il ne restait sur la plage plus que Berthe, Alex, Matthieu et J-E. La bête rose avait l'air plongée dans de profondes réflexions existentielles. Tout était devenu soudainement silencieux, comme si quelque chose d'extrêmement important se préparait.

— Vous savez ce qu'il nous reste à faire ? murmura Alex.

Les trois colocataires se jetèrent des regards complices. Avaient-ils le choix ?

J-E fut le premier à escalader la peau gluante de l'octopode. Ils grimpèrent jusqu'à se retrouver au bord de la faille, sur le milieu du front. L'ouverture était totalement sombre ; il était impossible d'y voir le fond.

— On le fait ensemble ? proposa J-E d'une voix attendrie par la solennité du moment.

Ses deux amis acquiescèrent doucement, d'irrésistibles sourires de bien-être plaqués sur leur visage. Ils sentaient combien ce moment était important : il n'y avait qu'un pas avant la plus totale libération ; l'explosion des sens ; la délivrance des besoins primaires... Le nirvana était juste devant eux.

— Ça va être super... assura Matthieu d'un chuchotement, les yeux mouillés par l'émotion.

« 1 ! » comptèrent-ils à l'unisson.

« 2... »

« 3 »

Ils pissèrent dans le trou.
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Message posté le 21:05 - 14 nov. 2015

9. Le classico !


Une foule compacte se massait frénétiquement devant l'entrée du légendaire Parc des Princes. Les gens étaient surexcités : on se battait griffes et ongles pour acheter un ticket avant les autres. Ce soir, le grand stade de football allait accueillir une rencontre au sommet. L'olympique de Marseille s'apprêtait à se mesurer à la terrible équipe parisienne, dans un duel qui n'avait d'autre enjeu que la première place du championnat.

Parmi la multitude grouillante des fans, se trouvait un homme plus hargneux encore que les autres. Dans son implacable progression vers les guichets, il bondissait au-dessus des épaules, roulait entre les jambes, sans hésiter à blesser quelqu'un sur son passage. On l'insultait, on le frappait violemment ; mais il se servait des innombrables coups qu'il recevait pour mieux se propulser en avant. Lorsque le jeune homme parvint enfin à l'office, il poussa un cri de bête sauvage qui semblait retenu depuis des années.

— Combien coûte un ticket pour la meilleure place du stade ? postillonna J-E à la face du guichetier.

Se rappelant ses bonnes manières et avisant la mine mauvaise d'un agent de la sécurité, il se calma, remit sa chemise en place, puis ajouta plus doucement :

— S'il vous plaît, monsieur. Je veux être le plus proche possible du terrain.
— Les meilleures places qu'il reste sont à soixante-dix euros, répondit placidement son interlocuteur.
— C'est tout ? (J-E éclata de rire) Vous ne semblez pas avoir conscience du spectacle qui va s'offrir à nous ce soir ! Voilà l'argent pour le ticket... et un petit pourboire de deux-cents euros en plus, juste pour vous. Un tel événement vaut bien le coup de dépenser son argent, pas vrai ?

Le guichetier acquiesça bêtement, dépassé par cet élan de générosité. Juste avant que J-E n'entre dans le stade, il le saisit par le bras.

— Attendez, monsieur, chuchota-t-il à l'oreille du jeune homme. Je connais des gens assis sur les meilleurs sièges des tribunes. Vous m'avez l'air d'un bon gars : je vais vous introduire là-bas. Croyez-moi, vous verrez le match dans les moindres détails.

J-E le remercia avec effusion avant de se laisser guider à travers les couloirs du complexe sportif. Il était excité comme une puce, ne pouvant s'empêcher de penser à ce qui allait arriver. « C'est la plus grosse blague au monde... » marmonnait-il régulièrement ; il devait alors violemment refréner un rire qui faisait tout pour éclore.

Son nouvel ami le guichetier s'occupa de lui à la perfection. Il l'emmena jusqu'à un carré VIP isolé du reste du public. J-E s'assit sur siège qui était davantage un fauteuil. Il se trouvait au milieu de personnes qu'il ne connaissait pas, mais qui par leurs manières hautaines semblaient d'une grande importance. On lui servit un verre de champagne qu'il accepta gracieusement. En buvant, il remarqua qu'il était si proche du terrain qu'il pouvait discerner entre eux les brins d'herbe de la pelouse. Cela l'amusait tellement de se retrouver ici, lui qui n'avait jamais aimé le football !

Les tribunes étaient pleines. Le match allait commencer dans une demi-heure, mais déjà les spectateurs exprimaient leur enthousiasme. On chantait à tue-tête en buvant une bière dégueulasse, un hot-dog aussi gras que malingre entre les mains. D'un côté se trouvaient les marseillais ; en face, les parisiens. En observant ce public frénétique, J-E se demanda si les gens savaient.

« La plus grosse blague au monde... » murmura-t-il de nouveau pour lui-même.

Voulant partager sa bonne humeur, il tourna la tête vers son voisin. Cependant la mine sombre de ce dernier, ses arrogantes lunettes de soleil, exprimaient très clairement qu'il ne voulait pas être dérangé. Visiblement, il n'était pas là pour rigoler : trop d'argent était en jeu.

Pour passer le temps, J-E s'évertua donc à finir sa flûte de champagne. Il demanda ensuite une deuxième coupe, puis une troisième ; avant de décider qu'il serait plus simple — pour lui comme pour le serveur — qu'il gardât la bouteille à ses côtés. Quelques minutes avant le début du match, il était plus joyeux qu'il ne l'aurait cru possible. Son esprit pétillait à l'image des bulles de son verre.

Les arbitres envahirent la pelouse en premier. Le public éclata d'une clameur qui fit trembler le stade entier ; la poitrine de J-E vibra à l'unisson de celles des trente mille spectateurs. Puis ce fut au tour des joueurs de sortir des vestiaires. Le vacarme qui les accueillit fut un véritable coup de tonnerre. J-E bondit de son fauteuil, excité comme une puce.

Il examina attentivement les visages des athlètes parisiens, se hissant sur la pointe des pieds pour mieux voir.

Alors, dans un élan de jubilation, il les aperçut.

— OUIIIII !! jouit-il sans complexe. OUIIIIIIIIIIII !!!

Trottant fièrement dans leur maillot PSG, Alex et Matthieu rentraient sur le terrain.


***


Les deux jeunes hommes étaient abasourdis par la grandeur du stade, la ferveur du public. Matthieu souriait bêtement en faisant de grands signes à la foule, tandis qu'Alex, très concentré, terminait de s'échauffer. Aucun des deux n'en revenait de l'improbable concours de circonstances qui les avait faits se retrouver là.

Par un malheureux hasard, la quasi-totalité des footballeurs parisiens était tombé gravement malade l'avant-veille du match. Le recruteur de l'équipe, qui finissait ses vacances en Bretagne, s'était trouvé face à un problème insoluble : même en enrôlant parmi les petites équipes, il lui manquait toujours deux joueurs. Pestant furieusement contre ce fichu virus, il avait alors croisé Alex et Matthieu en train de faire un footing. Leur démarche souple et athlétique le convainquit aussitôt que c'étaient de grands sportifs, tandis que leur irrésistible sourire de winner fut comme une douce promesse de victoire. Avec l'énergie du désespoir, il les avait interpellés pour implorer leur aide. Matthieu — qui adorait les mensonges pourvu qu'ils ne soient pas crédibles — avait alors assuré qu'Alex et lui étaient deux footballeurs belges de très haut niveau, qui venaient d'interrompre leur carrière sportive afin de se consacrer, aux côtés de leurs femmes, à l'élaboration de leur propre chaîne de biscuiterie.

Il n'en avait pas fallu plus pour que le prestigieux club parisien recrute les deux gaillards.

Mais à présent Alex et Matthieu devaient assumer leur petite farce, car ils se trouvaient dans le plus grand stade de France, sous les yeux de plusieurs milliers de spectateurs, contre les adversaires les plus redoutables qui soient. De plus, il se trouvait parmi le public des personnages haut placés, prêts à leur faire payer très cher un échec cuisant.

Matthieu avait décidé d'aller en défense, sur le côté gauche. Il était extrêmement confiant quant à ses capacités. Il est temps de montrer au monde ce que je vaux ! s'exhorta-t-il. Si je ne parviens pas à vaincre par mon physique, alors je dominerai grâce à mon intellect ! En petites foulées sportives, il se dirigea vers son poste.

Pendant ce temps, Alex avait été envoyé à la pointe de l'attaque, en tandem avec une quelconque star suédoise dénommée Zlatan Ibrahimovic. Il était bien plus anxieux que son colocataire, conscient de la dure réalité : ils n'avaient pas leur place ici. Inquiet de ne pas être à la hauteur, il l'était plus encore que sa jambe blessée ne supporte pas l'effort physique. Il s'était longuement échauffé afin que son muscle tienne bon ; mais cela allait-il suffire ?

Il rejoignit Zlatan au centre du terrain. Son allié suédois, le surplombant de quinze bons centimètres, lui lança un regard plein de suffisance. Il ne lui faisait clairement pas confiance. Alex ignora royalement cette marque d'antipathie. S'il voulait donner son maximum pendant ce match il devait garder un mental d'acier, et ce n'était sûrement pas ce gros bonhomme pédant qui allait parvenir à le troubler.

L'arbitre lui donna la balle. Le jeune homme se plaça au milieu du cercle, juste à côté de Zlatan. Puis on siffla le coup d'envoi.


0' (0-0) Le public rugit de plaisir lorsque la rencontre débuta. Du camp des marseillais comme des parisiens, on se mit debout pour entonner de puissants chants patriotes. J-E ne faisait pas exception et chantait à tue-tête ; cependant ce n'est aucun des deux clubs qu'il encourageait, mais ses deux amis.

— ALLEZ MATTHIEU ! brailla-t-il quand celui-ci obtint la balle.

Un attaquant marseillais se précipita alors vers le jeune breton, bien décidé à mettre la pression dès le début du match. Cependant Matthieu transpirait tellement de confiance en lui qu'il feinta, puis passa son adversaire, le plus naturellement du monde. Il renvoya ensuite la balle à son milieu de terrain.

— C'EST ÇA, MATTHIEU, C'EST ÇA ! gueula J-E depuis les tribunes. MONTRE-LEUR CE QU'ON VAUT !


2'13'' (0-0) Au bout de quelques échanges, la balle arriva finalement jusqu'aux pieds de Zlatan. Celui-ci enchaîna en une course fulgurante qui surprit plusieurs défenseurs, avant de faire une passe à l'aile droite. Le numéro quatorze parisien, qui avait le champ libre sur le côté, avança alors jusqu'à se faire rattraper par deux véhéments défenseurs. Conscient qu'il ne parviendrait pas à les dribbler, il effectua un long centre.

Une solide tête marseillaise renvoya la balle loin de la surface de réparation. Un milieu de terrain parisien la reçut entre les jambes. Observant qu'Alex était démarqué, il lui fit une passe rapide. Alex manqua de peu de se faire intercepter, mais parvint à mettre le pied sur la balle. En un coup d’œil, il avisa la situation : deux défenseurs l'empêchaient d'avancer, un autre se trouvait entre lui et Zlatan, l'empêchant de faire la passe ; en revanche, il disposait d'une petite ouverture sur la gauche. Il s'y engouffra donc, forçant les défenseurs à quitter leurs positions. Apercevant Zlatan lancer une course, il lui envoya la balle. Mais un marseillais prévoyant réussit à la récupérer, et la passa à un allié hors de danger.

On calma le jeu.


4'30'' (0-0) Matthieu, qui ne s'était pas approché du ballon depuis trois minutes, se mit à flâner sur le terrain pour essayer de se rendre utile. Il surprit un adversaire, puis deux alliés, qui grognèrent en l'apercevant : « Qu'est-ce qu'il fout ici ? ».

Cependant son utilité s'arrêta là.


4'55'' (0-0) On prit soudain conscience, des deux côtés, du trou béant que les errances de Matthieu laissaient dans la défense. Un attaquant marseillais entama alors une longue course vers le but ; un de ses alliés effectua une passe millimétrée qui envoya la balle directement entre ses jambes. Matthieu se mit à courir comme un dératé pour protéger son but, mais il était bien trop loin pour espérer faire quoi que ce soit. L'attaquant, seul devant le goal, tira. Le gardien, touché par la grâce, parvint miraculeusement à repousser le ballon.

La balle arriva directement sur un Matthieu qui, tout surpris, ne sut comment réagir. En voyant trois marseillais converger furieusement vers lui, il réagit instinctivement : il se retourna pour tirer sans réfléchir.

On eut dit qu'il savait ce qu'il faisait — d'ailleurs tout le public en fut persuadé — car le ballon exécuta une courbe parfaite qui se termina juste devant Alex, lancé à toute allure.

La contre-attaque était fulgurante. Il ne se trouvait qu'un seul défenseur marseillais pour l'arrêter, tandis que Zlatan, sur sa droite, venait lui prêter main-forte.

Alex partit sur la gauche, forçant son adversaire à allonger la jambe pour le suivre. C'était exactement ce qu'attendait le jeune homme : il réalisa un petit pont minutieux. La balle arriva jusqu'à Zlatan, qui tira aussitôt. Le boulet de canon se ficha en pleine lucarne, ne laissant aucune chance au gardien.

La star suédoise beugla sa joie en même temps que le public. Les gradins tremblèrent. Zlatan courut à travers le terrain en poussant de longs cris aigus, les bras écartés, tel un goéland aux ailes paralytiques qui tenterait de prendre son envol. Il venait de mettre un but dès les cinq premières minutes de jeu : c'était un coup dur porté à l'équipe marseillaise. Ses camarades lui sautèrent dessus, le félicitèrent fiévreusement, introduisirent leurs doigts sous son maillot.

Quand il aperçut Alex, Zlatan le gratifia d'une violente claque affectueuse et saisit son front à deux mains pour l'y embrasser. Il lui avait fait une belle passe.

Jag gillar din söta lilla röv ! lui assura-t-il d'un grand sourire.


6'21'' (1-0) L'olympique de Marseille relança le jeu.


7'59'' (1-0) Les parisiens récupérèrent la balle et enchaînèrent avec une offensive rapide. En un habile passe-et-va, Alex et Zlatan parvinrent à passer deux adversaires. Une nouvelle occasion de but se profilait pour le PSG. Le suédois réussit presque à dribbler un autre joueur, mais dut finalement envoyer la balle à l'aile.

Malheureusement le numéro quatorze, acculé, se fit déjouer par un défenseur adverse et donna le six-mètres.


10'42'' (1-0) Alors que les marseillais pressaient en attaque depuis plusieurs minutes, Matthieu se retrouva engagé dans un duel contre son vis-à-vis. Empli de confiance en lui, il feinta de protéger son flanc droit, défendit son côté gauche... pour se rendre compte que son adversaire, sans qu'il comprît comment, venait de le passer par la droite.

— Ce n'est pas possible d'être aussi rapide ! se plaignit Matthieu, levant les bras en signe de contestation.

L'attaquant marseillais se précipita droit dans l'espace qui s'offrait à lui. Les joueurs des deux équipes s'élancèrent vers le but. Le porteur de balle pouvait tirer, mais fit une petite passe haute. Une tête alliée percuta de plein fouet le ballon, qui se dirigea inéluctablement vers le petit filet.

De nouveau, une terrible secousse et une longue clameur ébranlèrent les tribunes.


11'11'' (1-1) Le match reprenant, Matthieu était envahi de sombres pensées. Face à ce premier échec, son assurance avait pris un sacré coup. Était-il donc si mauvais ? Il résolut de ne plus se faire avoir. À partir de maintenant, je suis une montagne ! Personne ne passera.


11'21'' (1-1) Matthieu se fit misérablement dribbler. Le marseillais prit à contre-pied le défenseur suivant, arma son tir, frappa. La balle passa à quelques centimètres de la main du gardien.

But.


14'55'' (1-2) Zlatan, très énervé de ce double-échec de la part de son équipe, tenta le coup d'éclat. Le ballon au pied, il parvint à passer un joueur, puis un deuxième ; c'est alors qu'un troisième marseillais, en un tacle irréprochable, le déposséda.

Le suédois cria de haine et de frustration.


15'15'' (1-2) L'action de Zlatan entraîna aussitôt une contre-attaque. La balle arriva dans les pieds d'un marseillais qui partit comme une flèche. Tous les défenseurs parisiens étaient hors de position ; seul Matthieu pouvait l'arrêter. Le jeune homme s'élança à sa poursuite. Il avait toujours été bon en course, et c'était l'occasion de le montrer. Matthieu donna tout ce qu'il avait, usa du moindre de ses muscles. Il avait l'impression de faire des bonds prodigieux, de repousser les limites de son corps !

Mais l'attaquant distança aisément Matthieu. Il contourna le gardien qui s'était avancé, puis fit tranquillement rouler la balle jusqu'aux filets. Troisième but pour l'OM.


17'56'' (1-3) Le moral de Matthieu était au plus bas. À cause de lui, son équipe venait de prendre un retard considérable, peut-être insurmontable. Un violent point de côté le forçait à trottiner misérablement, le poing pressé contre son torse, le dos voûté et le souffle court. Pourvu qu'ils me laissent un peu de répit... pensa-t-il faiblement.

Or, ses adversaires s'étaient bien rendus compte de sa fragilité défensive. Encore une fois, la balle arriva de son côté. Merde ! jura Matthieu en voyant son opposant se ruer vers lui. Il ne pouvait pas se laisser avoir une quatrième fois !

Alors il tenta le tout pour le tout. Se sachant terriblement inférieur en duel et trop harassé pour courir, il se laissa tout simplement tomber sur la balle. Il la bloqua fermement contre la pelouse avec sa poitrine, tandis que ses mains repoussaient farouchement les jambes de son ennemi. De loin, on aurait dit qu'il faisait l'étoile de mer sur le ballon.

— C'EST BIEN, MATTHIEU ! cria J-E depuis les gradins. MONTRE-LEUR COMMENT ON JOUE AU FOOT !

Le jeune homme ne comprit pas ce que lui disait son ami, mais entendre le son de sa voix lui rendit sa hargne. Il se répéta ce qu'il s'était dit avant que le match ne commence : « Si je ne parviens pas à vaincre par mon physique, alors je dominerai grâce à mon intellect ! ».

Sa confiance en lui toute retrouvée, Matthieu se roula en boule autour du ballon, formant un écran protecteur infranchissable. Il coinça la balle entre ses deux cuisses et son ventre, bloqua ses jambes à l'aide de ses bras, rentra sa tête vers l'intérieur jusqu'à ce que son front touche ses genoux ; puis, sous les yeux émerveillés du public, il se mit à rouler.

J-E, en le voyant faire, dut retenir un orgasme. Non seulement Matthieu ridiculisait ce match devant les caméras et des milliers de spectateurs, mais en plus il s'acheminait vers la mauvaise direction ! La tête baissée, celui-ci n'avait pas du tout conscience qu'il se dirigeait droit vers le but qu'il devait défendre. Ses alliés accoururent en lui criant de s'arrêter.

Mais Matthieu, têtu comme une bourrique, continuait à avancer sans réfléchir. Il fallut que deux de ses camarades le bloquent totalement pour qu'il réagît.

— Vous n'avez pas le droit de m'arrêter ! protesta-t-il avec véhémence. Laissez-moi passer !

Il se rendit alors compte qu'il se trouvait dans la mauvaise surface de réparation.

— Mais... qu'est-ce que j'ai fait ? s'étonna-t-il, entièrement désorienté.

Tout penaud, il quitta sa position défensive. À cause de ses galipettes répétées, sa tête lui tourna violemment ; bien qu'il se trouvait en position assise, Matthieu parvint à perdre son équilibre. Pour éviter de tomber, sa main s'accrocha énergiquement à la balle.

L'arbitre, confondu, n'eut d'autre choix que de siffler le penalty en faveur de l'équipe marseillaise.


19'39'' (1-3) Le tireur visa en haut à gauche ; le goal partit en bas à droite. But.

À l'autre bout du terrain, la clameur des tribunes ne suffit pas à étouffer le terrible rugissement de Zlatan.


22'37'' (1-4) Une belle offensive du PSG se solda par un poteau. La balle était passée si proche du but que cela frustra tout le monde — particulièrement Zlatan –, mais on ne se découragea pas pour autant. L'équipe d'Alex et Matthieu, dans un temps fort, eut tôt fait de récupérer le ballon et de continuer à mettre la pression vers l'avant.


24'20'' (1-4) Le numéro quatorze, après avoir attiré deux joueurs à lui, fit la passe à Zlatan. Le suédois relaya aussitôt vers Alex, qui s'engouffra aussitôt dans l'intervalle engendré par la rapidité de l'action. Tout proche du but, avec deux défenseurs qui le talonnaient, le jeune homme aperçut le goal se rapprocher à toute vitesse de lui. Du bout du pied, il souleva la balle et exécuta un lobe magnifique. Le gardien, prit à contre-pied, bondit en arrière pour essayer d'empêcher le but. D'extrême justesse, il dévia très légèrement le ballon ; cela suffit pour qu'il touchât la transversale et soit renvoyé en arrière.

Une lutte sauvage et chaotique opposa alors attaquants et défenseurs pour récupérer la balle. Zlatan, plus farouche que jamais, s'imposa finalement. Le goal étant encore en train de se relever, il tira sans perdre une seconde. Mais pour la troisième fois consécutive, le poteau fut le meilleur des gardiens.

Un marseillais, en tentant de dégager vivement, fit rebondir le ballon sur un de ses alliés, qui finit entre les jambes du numéro quatorze, seul sur son aile droite. Sans laisser le temps à ses adversaires de monter sur lui, il effectua un long centre.

En voyant la balle arriver, Zlatan sut qu'il allait marquer. Son instinct de buteur, affûté au fil des années, ne laissait aucune place au doute. Cette balle était pour lui. Elle arriverait droit sur son pied, et le goal serait trop lent pour l'arrêter. Il s'élança sur sa trajectoire, prêt à relancer Paris sur le chemin de la victoire.

Mais c'était sans compter Matthieu, qui venait de parcourir tout le terrain en sprint pour se jeter corps et âme juste devant Zlatan. Le jeune breton intercepta la balle comme un seigneur, en une tête plongeante d'une grâce phénoménale qui éjecta le ballon si haut et si loin qu'il atterrit parmi les derniers sièges des tribunes.

C'en fut trop pour la star suédoise. Zlatan saisit violemment Matthieu par le cou.

Dräpa mig denna dåre ! écuma-t-il, la bave aux lèvres. Kill this idioten !

Devant la rage du suédois, Alex fila à la rescousse de son ami. L'arbitre et d'autres joueurs vinrent également lui prêter main-forte, la star parisienne semblant décidée à commettre un meurtre. On essaya de le calmer, de le faire lâcher Matthieu, mais Zlatan était devenu complètement fou : il gueulait sans interruption, administrant un furieux coup de boule à quiconque s'approchait trop de lui.

Ce n'est qu'après avoir envoyé l'arbitre au tapis qu'il prit conscience de l'énorme bêtise qu'il venait de faire. Par cet acte de folie, sa carrière dans le football était ruinée. Il le savait, les démonstrations de violence étaient sévèrement punies. Le grand pape du football avait excommunié pour moins que cela. Soudainement, Zlatan se sentit étranger à lui-même, comme en-dehors de ce qui était en train de lui arriver. Les sifflets déchaînés de la foule, la frénésie dans laquelle tout le monde se trouvait, la couleur verte de l'herbe, tout lui apparaissait d'une extraordinaire futilité. Même cet irrépréssible picotement autour des yeux, révélateur d'un flot de larmes qui venait de loin, ne l'affectait pas. Il lui semblait que...

It's okay, Ibramovic, it's okay ! Calmez-vous, je vous prie. Please calm down and move to the changing room. Veuillez rejoindre les vestiaires.

Le suédois leva un regard vide vers J-E et son accent si français.

I'm arbitre, OK ? insista le jeune homme. Je suis arbitre. Tu dois m'obéir. You shall listen to me. I'm the boss here. C'est moi le patron, mon loulou. Alors go to the changing room, now ! And do not come back. Sinon je me fâche.

Zlatan, sans dire un mot, obéit. Il quitta le terrain sous les cris haineux du public, la tête basse.

Sur les lèvres de J-E se dessina un grand sourire victorieux. Il avait profité de la confusion générale pour quitter les tribunes et rejoindre le terrain sans que personne ne fasse attention à lui. Puis, alors que tous les regards convergeaient vers Zlatan, il avait rapidement échangé ses vêtements avec ceux de l'arbitre évanoui.

À présent, c'est moi qui décide des règles ! se délecta-t-il.


33'43'' (1-4) Après toute cette agitation, le match reprit enfin. Zlatan ayant écopé d'un carton rouge bien mérité, les parisiens se retrouvaient à dix contre onze. On fit quelques passes pour se remettre dedans. Bientôt, la star suédoise ne fut plus qu'un vague souvenir : chacun se concentra sur le jeu.


35'15'' (1-4) Les marseillais envoyèrent de nouveau la balle du côté de Matthieu. Ce dernier se précipita vers son vis-à-vis, mais au lieu de chercher à lui prendre le ballon, il utilisa son élan pour le percuter violemment. D'un mouvement aussi théâtral qu'acrobatique, le jeune breton se projeta alors en arrière. Au sol, il se mit à gémir de la pire des façons, se tordant de douleur, agrippant jambe comme s'il venait de subir la plus terrible des mutilations. Dans les gradins, on le hua méchamment : la simulation était aussi odieuse qu'évidente.

L'arbitre siffla un grand coup. D'un pas royal, J-E s'approcha des deux belligérants. Tout en faisant son maximum pour ne pas sourire, il sortit le carton rouge de sa chemisette. Il le présenta fermement devant le marseillais ébahi.

Une vague d'insultes gronda alors depuis les tribunes. Tout le monde était scandalisé. Les compagnons du fautif tentèrent de persuader J-E de revenir sur sa décision, mais en vain : celui-ci les ignora totalement et aida Matthieu à se relever.

Aussitôt debout, le jeune homme se mit à trottiner ; il semblait en pleine forme.


35'43'' (1-4) Pendant qu'on préparait le coup franc. Matthieu, qui avait de plus en plus envie de mettre un but, décida d'aller en attaque. Alex l'accueillit avec le sourire.

— Si l'un d'entre nous marque, édicta-t-il, l'autre lui paie un magnum de champagne !

Une inquiétante lueur de convoitise brilla dans les yeux de Matthieu.

— Ah ! Mon ami, tu viens de sceller le destin : je ne quitterai pas le terrain sans avoir mis cette maudite balle au fond des filets !


36'15'' (1-4) Un milieu de terrain parisien effectua une passe longue sur l'aile droite. Numéro quatorze, toujours à l'affût, réceptionna le ballon en battant son adversaire à la course, puis l'envoya à Alex. Celui-ci tenta de dribbler un joueur ; n'y parvenant pas, il dut retourner la balle à numéro quatorze, qui, observant le bon positionnement de Matthieu, la lui relaya aussitôt.

Au niveau de la surface de réparation, le jeune homme aperçut une fenêtre de tir. Le cœur battant à l'idée qu'il allait peut-être marquer, il frappa de toutes ses forces. Mais un défenseur qui s'était approché repoussa le ballon, usant de son corps comme bouclier humain. Tout le monde se précipita à la récupération, quand un coup de sifflet impérieux retentit.

Les têtes des joueurs surpris se tournèrent vers l'arbitre. J-E se dirigea droit vers celui qui venait d'arrêter le tir de Matthieu. En un geste d'une lenteur exagérée — il savourait chaque seconde –, il introduisit sa main dans la poche de sa chemisette. Carton rouge. Et penalty.

Do not prevent Matthieu from shooting, annonça-t-il gentiment. Interdiction de l'empêcher de frapper dans la balle. Okay ?

Sa décision sidéra les marseillais, à tel point qu'ils ne pensèrent même pas à la contester. Dans les gradins, les spectateurs étaient devenus fous : chacun s'évertuait à être le plus bruyant possible, de quelque manière que ce fut. La plupart se contentaient de huer à travers l'entonnoir de leurs mains, mais les plus inventifs utilisaient les objets à leur portée — barres métalliques, bouteilles en verre — qu'ils frappaient contre leur siège afin d'obtenir les sons les plus horribles.

Du côté des joueurs parisiens, on s'organisa pour savoir qui allait tirer. Matthieu eut beau se montrer volontaire et très insistant, il fut décidé que numéro quatorze s'en occuperait.


37'03'' (1-4) Numéro quatorze exécuta une frappe exemplaire. Le goal, bien que lancé dans la bonne direction, ne put rien faire pour empêcher le but.


37'59'' (2-4) Alors que le match venait juste de reprendre, un marseillais fit l'erreur de s'approcher à moins de deux mètres de Matthieu. L'arbitre siffla aussitôt, et assigna un carton rouge tout à fait légitime au coupable.


38'25'' (2-4) J-E siffla de nouveau. Le numéro sept marseillais se vit attribuer un carton rouge pour avoir « poussé un grognement exprimant clairement son mécontentement vis-à-vis d'une décision de l'arbitre ».


38'35'' (2-4) J-E siffla. Le numéro dix marseillais se vit attribuer un carton rouge pour avoir « craché approximativement dans la direction de Matthieu ».


38'37'' (2-4) Dans la foulée, le numéro six marseillais reçut lui aussi un carton rouge, pour avoir « une tronche de cake ».


39'15'' (2-4) En quatre minutes, les marseillais venaient de perdre la moitié de leurs joueurs. Ils jouaient à présent à cinq contre dix. Plus personne n'osait s'approcher de Matthieu. Ni lui parler. Ni même lui jeter un furtif coup d’œil.


41'00'' (2-4) Le goal marseillais arrêta in extremis une frappe enroulée signée Alex.


42'12'' (2-4) De nouveau, Alex se retrouva devant le gardien. Cependant il était dans un mauvaise situation pour tirer, pressé par l'un des rares défenseurs survivant. Il regarda autour de lui. À sa gauche se trouvait Matthieu, parfaitement positionné. « La passe Alex, la passe ! » lui criait-t-il avec de grands gestes excités. À sa droite, il y avait numéro quatorze. Il était largement moins bien placé, un joueur adverse su ses talons ; mais afin que Matthieu ne marque pas, c'est à lui qu'Alex envoya le ballon.

Numéro quatorze fit alors étalage de tout son talent. Il prit de vitesse un premier défenseur, réalisa un crochet qui laissa en plan un deuxième puis, malgré un angle de tir restreint, berna le goal et logea la balle au fond des filets.


43'32''(3-4) L'OM effectua la remise en jeu. Harcelés par les joueurs parisiens, à deux contre un, les marseillais n'eurent d'autre choix que de céder du terrain, mètre après mètre, jusqu'à finalement être forcés d'échanger la balle avec leur gardien.

Ce qui devait arriver arriva : numéro quatorze intercepta une passe désespérée. Avec facilité, il inscrivit son troisième but.


44'44'' (4-4) Du côté de la touche, on annonça trois minutes d'arrêt de jeu ; les joueurs marseillais, découragés, n'attendaient rien d'autre que la mi-temps. Pour eux, le match était clairement fichu, ils en étaient conscients.

Dès que la balle fut relancée, le même scénario commença à se reproduire. Inlassablement, l'OM reculait. J-E siffla alors un grand coup. Tout le monde était surpris, les joueurs comme le public, car il semblait n'y avoir eu aucune faute. L'arbitre mit la main dans sa chemisette jaune à présent si redoutée, et en sortit non pas un, ni deux ; mais bien cinq cartons rouges.

Il les distribua comme des petits pains à des joueurs parisiens choisis aléatoirement — en-dehors d'Alex et Matthieu –, pour avoir « outrageusement profité d'une situation de supériorité numérique... Not fair-play, gentlemen ! ».

Les tribunes explosèrent de joie et d'ébahissement. Le match venait non seulement de récupérer tout son intérêt, mais devenait également une première dans l'histoire du football. Une confrontation à cinq contre cinq, c'était du jamais vu. De puissants chants vibrèrent ; on les entendait à des kilomètres du stade.


47'44'' (4-4) Le public était survolté. Des deux côtés, les joueurs donnaient leur maximum. Même Matthieu n'était pas complètement ridicule. Les deux équipes sentaient la mi-temps approcher, et chacune d'entre elle faisait tout pour mener au score avant la pause. Une offensive marseillaise redoutablement exécutée fit frémir les gradins.

Pendant la contre-attaque qui s'ensuivit — qui dura cinq bonnes minutes en raison du manque d'effectif — le cœur des spectateurs bondit à de nombreuses reprises. Des retournements de situation se produisaient toutes les trente secondes ; les tribunes gémissaient de plaisir sous la pression du suspens.


52'57'' (4-4) À chaque sortie de balle, on se demandait si l'arbitre allait siffler la mi-temps. Il avait déjà plus de quatre minutes de retard, arrêts de jeu inclus. Mais J-E laissait jouer. Cela finit par considérablement irriter les organisateurs : pourquoi s'entêtait-il ainsi à perturber le bon déroulement de la rencontre ? Il fallait que les joueurs se reposent, et surtout que les chaînes de télévision diffusent leurs publicités !


55'29'' (4-4) Comme J-E ne sifflait toujours pas la pause, l'un des gérants s'énerva. Il n'avait pas les pouvoirs pour interrompre le match — seul l'arbitre les détenait — mais il ne pouvait rester ainsi sans rien faire.

— Lancez la musique et le clip de la mi-temps sur l'écran géant ! cracha-t-il aux ingénieurs du spectacle. Ça décidera peut-être cet imbécile !

Fiévreusement, on s'empressa de lui obéir.

« The show must go on » emplit le stade titanesque.


55'39'' (4-4) Lorsque la musique se déchaîna, J-E ricana de plaisir. Non, cette tentative futile ne le ferait pas siffler la mi-temps ; bien au contraire, cela ne rendait la rencontre que plus fabuleuse ! Il adorait voir la fatigue des joueurs, leur hargne lutter sauvagement contre leur épuisement, leur volonté tenter d'imposer sa suprématie au corps. Le public, exalté, partageait complètement son point de vue. Il y avait quelque chose d'épique, d'antique presque, à voir ces athlètes se battre comme des bêtes farouches, vidant jusqu'à leur dernière goutte de transpiration dans le seul objectif d'arracher la victoire à leurs adversaires.

J-E se sentait comme un chef d'orchestre, un compositeur. C'était sa grande œuvre, son spectacle, c'était lui qui décidait des règles, qui faisait en sorte que tout se passe selon son plan. Son sifflet était sa baguette de maestro. De ses cartons rouges, il orchestrait les crescendos et les decrescendos, les phases d'action épique ou de calme méditatif. Rien n'était laissé au hasard. Rien ne se trouvait hors de son contrôle.

Quant à Alex et Matthieu, ils étaient envahis par le désir impérieux d'accomplir un acte extraordinaire... Un acte si énorme, si percutant, que le souvenir en resterait à jamais profondément gravé dans les anales du football. Par instants, Alex tremblait comme une feuille ; à la fois à cause de sa terrible fatigue musculaire, mais aussi à l'idée de réaliser quelque chose d'absolument prodigieux.


56'29'' (4-4) Alors que les joueurs des deux équipes se rendaient coup pour coup, la musique faisait battre à l'unisson les cœurs des trente mille spectateurs.

Puis on arriva au refrain.

— SHOW MUST GO OOOOOON !!! gueula le public survolté.

Transportés par le chant, les gens s'étaient levés, les bras fermement accrochés autour des épaules des leurs voisins. Si personne ne s'était attendu à un tel spectacle en achetant son ticket, tout le monde en était transcendé.

— SHOW MUST GO OOOOOOON !!! répéta le chœur colossal.

Alex, Matthieu et J-E frissonnèrent. Comment rester insensible à cette gigantesque clameur ? La fièvre de la foule les transportait, leur donnait le sentiment d'être des héros, chacun à sa manière.


59'09'' (4-4) Matthieu, en voulant subtiliser la balle à son adversaire, se laissa entraîner malgré lui par la musique. Tout en défendant du mieux qu'il pouvait, il se mit à exécuter les pas de danse les plus audacieux. Cela déconcerta son vis-à-vis, qui rendu totalement confus — voire effrayé — par l'étrangeté de ses gestes, lui céda peu à peu du terrain.

Subitement touché par l'inspiration divine, Matthieu tenta alors un « tacle en rondade ». Il posa ses mains contre la pelouse et projeta vigoureusement ses jambes en l'air. Bien que son maillot choisit ce moment pour lui retomber sur la tête et l'aveugler, le jeune homme parvint à terminer son acrobatie dans les règles de l'art. Cependant ce ne fut pas sur le ballon qu'il atterrit pieds en avant, mais directement sur la poitrine de l'arbitre. Il le percuta avec assez de violence pour leur faire tous les deux manger l'herbe.

Ne perdant pas de vue qu'ils devaient avant tout empêcher leurs adversaires de mettre un but, Matthieu s'écria en direction de son coéquipier :

— Arrête-le, Alex !

Ce dernier ne se fit pas attendre. Il enleva ses chaussures, puis rattrapa le porteur de balle en un moonwalk d'une grâce et d'une rapidité foudroyantes.

Rassuré, Matthieu se tourna vers J-E pour s'excuser.

— Désolé. À cause de mon maillot, je ne voyais plus grand-chose.

Son ami ne semblait pas vexé le moins du monde : au contraire, il affichait un sourire espiègle. Cette pirouette l'avait inspiré de la meilleure des façons.

— Hé, gloussa-t-il malicieusement, on fait une fusion MB ?

Une fusion MB ! songea Matthieu. Devant tous ces gens ! L'idée était trop merveilleuse pour qu'il puisse s'empêcher d'éclater de rire.

— J-E, tu es un génie ! exulta-t-il.


59'58'' (4-4) Les deux hommes, très concentrés, se préparèrent pour leur fusion MB.

Matthieu se plaça dos à J-E, bien droit et les bras légèrement levés.

L'arbitre s'éloigna de quelques mètres pour prendre son élan, puis s'élança vers le joueur du PSG. Juste avant de l'emboutir, il plaça ses mains contre terre pour envoyer ses jambes contre les omoplates de Matthieu. Celui-ci lui saisit les mollets, puis utilisa la vitesse accumulée pour le faire monter d'un coup sur ses épaules.

L'arbitre, juché sur son ami, leva victorieusement les bras en l'air. Le public hurla de plaisir.

Mais ce n'était pas pour eux que la foule criait ainsi. L'OM venait de mettre un but.


61'44'' (4-5) Harassé par la fatigue de plus d'une heure d'efforts intenses, Matthieu se sentit soudainement faible. Le poids de J-E fut plus que ce qu'il pouvait supporter ; ses jambes tremblèrent, puis le lâchèrent. Ils s'écroulèrent misérablement.

— Ça va ? s'inquiéta J-E une fois debout.

Matthieu avait les yeux difficilement entrouverts. Il semblait au bord de l'évanouissement.

— J-E..., souffla-t-il à voix basse, j'ai été trop faible... Trop faible pour mettre un but... Oh, je veux juste me reposer ! J-E, promets-moi ! Promets-moi... qu'Alex mettra un but. Il le faut ! Pour la fierté de notre coloc.
— Je le promets, répondit tristement J-E, déçu de voir son camarade dans un tel état.

Des brancardiers arrivèrent en courant. Le corps de Matthieu fut mollement installé sur la civière. Juste avant de se faire emmener, il murmura :

— Continuez sans moi, les amis... The show must go on.

En le voyant rejoindre la touche, la moitié du public applaudit sa performance. « Bravo Matthieu ! », lui criait-on. « Super match ! ». Ces marques d'affection émurent profondément le jeune homme. Les gens m'aiment... songea-t-il en versant une lourde larme de fatigue. Il ferma les yeux, un sourire bienheureux aux lèvres.

Pas un instant, il ne se douta que seuls les spectateurs marseillais le félicitaient.


62'22'' (4-5) Le jeu reprit dès que Matthieu fut évacué. Les parisiens n'étaient plus que quatre, mais leur volonté de vaincre était plus forte que jamais.

Alex — toujours en chaussettes — et numéro quatorze formaient un duo particulièrement redoutable. À eux seuls, ils parvenaient de mettre l'équipe adverse dans tous ses états. Le PSG enchaînait offensive sur offensive, assaillant sans relâche, bien décidé à remporter cette rencontre. Mais la défense marseillaise était solide. Eux aussi voulaient gagner.


64'31'' (4-5) Encore une fois, numéro quatorze exécuta une fantastique percée sur l'aile. Il envoya ensuite la balle centre, droit sur Alex. Le jeune breton s'élança en l'air, puis, à l'apogée de son saut, se retourna à moitié pour donner un puissant coup de pied au ballon. C'était parfaitement exécuté ; malheureusement, la balle arriva pile dans les mains du gardien.


66'16'' (4-5) Alex parvint à récupérer la balle au milieu de terrain. Avec une confiance inébranlable, il arma son tir. Le soleil était derrière lui, l'illuminant de ses rayons célestes ; le vent était de son côté.

— TIR DU PANGOLIIIIIN ! rugit-il.

La balle partit comme une flèche, directement dans la face du premier défenseur.


67'10'' (4-5) Ayant rapidement récupéré la balle et se trouvant en position de tir, numéro quatorze frappa. Mais emporté par l'excitation, il tira trop fort, trop haut : la balle passa bien au-dessus du cadre.

— NOOON ! s'écria numéro quatorze en se prenant la tête entre les mains.

Il semblait vraiment affecté par cet échec. Ses entraîneurs lui avaient assez souvent répété combien ce match était important : ils ne devaient pas le perdre !

— Je suis trop fatigué... s'excusa-t-il à Alex en le voyant approcher. Jamais je n'avais eu à fournir autant d'efforts... Ce match est inhumain !

Alex acquiesça gravement. Il ne savait même pas comment lui-même tenait encore debout. En regardant J-E — qui ne semblait pas du tout décidé à siffler la mi-temps — il se dit que s'ils ne mettaient pas de but dans les minutes à venir, alors ils n'auraient aucune chance de remporter ce match.


67'58'' (4-5) Six mètres en faveur de l'OM. Le goal prit son temps, tandis que ses joueurs se reculaient le plus loin possible. Ils sentaient la victoire à portée de mains. Ils avaient simplement à attendre que les parisiens aient dépensé toute leur énergie.

Se frottant les mains de satisfaction, le gardien recula encore un peu — très lentement. Chaque seconde qui passait était un pas de plus vers la victoire ; les sifflets virulents des gradins qui l'exhortaient à tirer, étaient une douce mélodie à son oreille.

Mais alors qu'il s'apprêtait à s'élancer, une ombre surgit dans son dos. C'était Matthieu, vêtu d'une simple couche et portant une caméra sur l'épaule ! À l'aide de la batte qu'il tenait dans sa main droite, il fracassa le crâne de son adversaire. Le public poussa des cris de surprise quand le goal s'écroula à terre, assommé.

Matthieu s'esclaffa grassement. Ça n'avait pas été facile d'échapper aux médecins — il préférait ne pas savoir pourquoi ils lui avaient enfilé une couche –, de retrouver son chemin à travers le complexe sportif, puis de se faufiler à quatre pattes derrière les panneaux publicitaires. Ça n'avait pas été facile non plus de lutter férocement avec un cameraman pour récupérer son appareil — le premier coup de batte n'ayant pas suffit à l'étourdir — mais le jeu en valait la chandelle !

— Je vais mettre un but ! s'extasia-t-il en boitillant vers la balle, encombré par son équipement.

On afficha sur l'écran géant les images que filmaient Matthieu. De toutes les tribunes, on pouvait apercevoir dans les moindres détails sa lente marche vers le ballon, ponctuée par ses petits ricanements pernicieux.

— ALLEZ MATTHIEU ! tonna-t-on du côté parisien. TU PEUX LE FAIRE !

En face de lui, tous les autres joueurs tentaient vainement de revenir en défense ; mais ils étaient bien trop éloignés. Prenant bien soin de positionner son objectif de telle sorte que tout le monde comprenait exactement ce qui se passait, il se plaça juste derrière la balle — à moins de six mètres du but –, et tira.

Sur l'écran géant, on vit la caméra chuter misérablement, puis une jambe et un pied accomplir un angle inconcevable, sans que la balle ne bouge d'un pouce. Matthieu venait de chuter.

— Aaaïee ! gémit-il. Ma cheville !

À travers le micro de la caméra sa voix emplit tout le stade. Le public marseillais était hilare. On scanda son nom avec ferveur.


68'46'' (4-5) Alors que joueurs et brancardiers affluaient vers Matthieu, l'arbitre siffla un grand coup. J-E se dirigea droit vers le gardien et le gratifia d'un carton jaune, pour avoir « indirectement blessé Matthieu ». Comme il ne daignait toujours pas se relever, malgré sa correction, il lui administra un carton rouge pour « anti-jeu et simulation ».

Il accorda ensuite un penalty au PSG.


68'55'' (4-5) Les joueurs marseillais devinrent fous. Ils exigèrent que J-E revienne sur sa décision ; ils exigèrent que ce soit Matthieu qui reçoive le carton rouge ; ils exigèrent de pouvoir remplacer leur gardien. Toutes ces exigences fatiguèrent J-E, qui attribua un carton rouge aux quatre derniers joueurs de l'OM.


69'16'' (4-5) C'était une première dans l'histoire du football : une équipe venait de recevoir onze cartons rouges en un seul match. Il n'y avait donc désormais plus que des joueurs parisiens sur le terrain — hormis le gardien marseillais, toujours inconscient, qui gisait par terre sans que personne ne vienne s'occuper de lui. Aux cotés de son équipe, Alex exigea de tirer le coup de pied arrêté. Ses compagnons le lui accordèrent gracieusement.


69'49'' (4-5) Alex tremblait de tous ses membres quand il courut vers la balle. Lancé dans sa foulée, totalement extérieur aux rugissements des spectateurs, il allait enfin pouvoir marquer ! C'est alors qu'une idée traversa son esprit. Pourquoi faire les choses de façon conventionnelle ? Pourquoi ne pas rendre cette rencontre encore plus absurde qu'elle ne l'était déjà ?

Il s'arrêta devant la balle et la prit entre ses mains. Avec flegme, il marcha jusqu'au but adverse pour la déposer le plus simplement du monde au fond des filets. Aussitôt, le temps lui parut ralentir.

Quand il leva la tête vers le public, en un geste d'une douceur infinie, un rayon de soleil se déposa sur lui, l'illuminant tel une merveilleuse pierre précieuse. Un vent venu des déserts les plus lointains fit ployer avec déférence l'herbe sous ses pieds. Le feu des émeraudes brillait comme jamais au sein de ses deux pupilles dilatées. Sa destinée était accomplie. Envahi par le sentiment de se trouver dans un autre monde, un monde où tout lui réussissait, le jeune homme s'exprima d'une voix aussi claire que du cristal, aussi indestructible que du diamant :

— Tu me dois une bouteille de champagne, Matthieu.

J-E décida que le but d'Alex était à ce point magnifique, qu'il en valait dix à lui tout seul. Puis il siffla la fin du match.


69'69'' (14-5) Le public parisien explosa de joie. Ils avaient gagné ! Tous ces efforts, toute cette tension, venaient d'être soulagés de la plus agréable des façons. Même les marseillais souriaient : ils étaient conscients que la rencontre sportive s'était peu à peu transformée en un spectacle comique. Sans qu'ils comprennent comment, le terrain de jeu était devenu une scène, les joueurs s'étaient révélés acteurs.

Des chants euphoriques emplirent le stade. Alex entendait parfois son nom à travers l'incroyable brouhaha sonore. Il échangea un large sourire avec J-E. Ils avaient fait du beau travail.

C'est alors qu'il aperçut, du coin de l’œil, une étrange femme encagoulée en train de l'observer. Il frissonna. Un ancien instinct le mis en garde : cette personne n'avait pas sa place ici. Alex se tourna pour l'observer, et hoqueta sous l'effet de surprise. Elle n'était pas humaine ! Son visage entièrement poilu s'allongeait en un fin museau. Ses yeux étaient d'un vert impossible et elle arborait une longue moustache féline. Le jeune homme cligna une fois des paupières ; l'instant d'après, la mystérieuse femme-chat avait disparu.

Alex tilta.

Avait-il rêvé ?
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Message posté le 21:08 - 14 nov. 2015

10. Un cauchemar presque parfait


La créature n'avait rien d'humain. C'était une espèce de gros ver blanc, sans bouche visible, sans yeux, ni orifices ou appendices d'aucune sorte. On ne savait déterminer où était la tête et où se trouvait la queue, tellement elle usait indifféremment de l'un ou de l'autre. Elle se déplaçait lentement, parfois violemment, cognant de temps en temps un mur de plein fouet sans prêter la moindre attention à la douleur. Non, la chose n'avait rien d'humain. Cela faisait plutôt penser à un alien. Oui, exactement, c'était ça : une monstrueuse larve extra-terrestre en quête de chair fraîche, affamée par un long et éprouvant voyage interstellaire.

Or, en cet instant, l'alien rampait dans le couloir de l'appartement d'Alex, Matthieu et J-E. Il pouvait sentir, derrière les murs, les vies frémissantes des jeunes hommes endormis. Un inquiétant frisson parcourut le ver, en même temps qu'il laissa échapper un long susurrement rauque semblable au crissement produit par deux graviers que l'on frotterait l'un contre l'autre. Était-ce un rire ?

Emplie d'un soudain regain d'énergie, la créature accéléra son allure. Telle une couleuvre, aplatie contre le carrelage, elle se glissa vers les trois sources de chaleur.

Lorsqu'elle arriva face à la première porte, la larve hésita. Elle agita son corps entier de la plus bizarre des manières. Trois tentacules surgirent à des endroits improbables, caressant lascivement sa propre peau gluante en ce qui ressemblait à de dégoûtants préliminaires. À travers les fins interstices de la pièce, la créature pouvait sentir l'alléchante odeur de sa proie. Comme elle voulait rentrer et dévorer ce fragile humain endormi ! Mais il se trouvait, plus loin dans le couloir, des odeurs plus alléchantes encore. Pêchant par gourmandise, l'alien se décida à ramper jusqu'à la chambre suivante.

Le fumet qui en émanait était atrocement goutu. De petits filets de bave visqueux s'échappèrent du derrière de la larve, tandis que son extrémité de devant se tordait de plaisir. L'appétit était trop fort, elle devait l'assouvir : c'était avec cet humain qu'elle commencerait son festin. Silencieusement, son long membre préhensile tâtonna la porte à la recherche de la poignée. Il allait y parvenir, quand le parfum de la troisième chambre lui parvint.

Un étrange cri s'échappa alors du gros ver, curieux mélange entre le barrissement d'un éléphanteau enrhumé et le miaulement d'un chat affamé. Cette odeur lui affola les sens ; elle était si délicieuse... c'était l'odeur de la peur. De la peur qu'éprouverait sa victime quand elle ouvrirait les yeux et la verrait au-dessus d'elle ; ses tentacules buccaux grouillants de faim et d'impatience, prêts à dévorer leur proie le plus lentement et le plus douloureusement possible.

La larve cessa de chercher la poignée. Elle s'aplatit de nouveau sur le sol pour ramper jusqu'au dernier humain. La porte n'était même pas fermée ; il lui suffit de la pousser pour l'ouvrir. Bien qu'il faisait presque complètement noir, elle percevait la pulsation du sang du jeune homme, plein d'une chaleur, d'une vitalité, qui bientôt n'existeraient plus.

Avec cette lenteur caractéristique qui précède un plaisir longuement attendu, l'alien s'approcha du lit.

hhhhhhhhii... hhhhhhhiiiii... exulta doucement la créature malgré elle.

Mais J-E était trop profondément endormi pour l'entendre. Il était loin de se douter de ce qui était en train de lui arriver. Comment l'aurait-il pu ? La répugnante larve, toute proche, exécuta alors une impressionnante contorsion, balançant puissamment en l'air ce qui semblait être sa queue. Huit tentacules mouvants y surgirent, s'agitant pernicieusement en direction du visage de leur victime.

kkss ! kksss ! hhhhhhiiii... ! s'écria l'alien.

J-E ouvrit les yeux. Il y avait juste assez de lumière dans la pièce pour qu'il comprenne ce qui était en train de se passer.

Cependant, nulle peur ne déforma ses traits, nulle anxiété ne vint couvrir ses yeux d'un voile de folie ; non, seule une légère perplexité le fit hausser des sourcils.

— Matthieu ? s'enquit-t-il calmement.

La larve poussa un cri outré. Elle était vexée.

Oui, très vexée !

De ses huit tentacules qui étaient en vérité autant de doigts, Matthieu libéra son visage du drap blanc dans lequel il s'était fermement enroulé. Une touffe de cheveux en pétards surgit du cocon, bientôt suivi par des yeux, un nez, puis une bouche d'où coulait encore un long filet de salive.

Il affichait un air déçu, bougon : il s'était attendu à faire plus d'effet.

— Raaah... râla-t-il. Tu me surprendras toujours, J-E. Comment as-tu deviné si vite ? La prochaine fois, je t'aurai !

Tenant son drap autour de la taille, il quitta la chambre en sautillant.
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